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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Olympe de Gouges
1748 - 1793
 


 






 




R é f l e x i o n s
s u r   l e s
h o m m e s   n è g r e s


Février 1788

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L'espèce d'hommes nègres m'a toujours intéressée à son déplorable sort. À peine mes connaissances commençaient à se développer, et dans un âge où les enfants ne pensent pas, que l'aspect d'une Négresse que je vis pour la première fois, me porta à réfléchir, et à faire des questions sur sa couleur.
      Ceux que je pus interroger alors, ne satisfirent point ma curiosité et mon raisonnement. Ils traitaient ces gens-là de brutes, d'êtres que le Ciel avait maudits; mais, en avançant en âge, je vis clairement que c'était la force et le préjugé qui les avaient condamnés à cet horrible esclavage, que la Nature n'y avait aucune part, et que l'injuste et puissant intérêt des Blancs avait tout fait.
      Pénétrée depuis longtemps de cette vérité et de leur affreuse situation, je traitai leur Histoire dans le premier sujet dramatique qui sortit de mon imagination. Plusieurs hommes se sont occupés de leur sort; ils ont travaillé à l'adoucir; mais aucun n'a songé à les présenter sur la Scène avec le costume et la couleur, tel que je l'avais essayé, si la Comédie-Française ne s'y était point opposée.
      Mirza avait conservé son langage naturel, et rien n'était plus tendre. Il me semble qu'il ajoutait à l'intérêt de ce drame, et c'était bien de l'avis de tous les connaisseurs, excepté les Comédiens. Ne nous occupons plus de ma Pièce, telle qu'elle a été reçue. Je la présente au Public.
      Revenons à l'effroyable sort des Nègres; quand s'occupera-t-on de le changer, ou du moins de l'adoucir? Je ne connais rien à la Politique des Gouvernements; mais ils sont justes, et jamais la Loi Naturelle ne s'y fit mieux sentir. Ils portent un œil favorable sur tous les premiers abus. L'homme partout est égal. Les Rois justes ne veulent point d'esclaves; ils savent qu'ils ont des sujets sou mis, et la France n'abandonnera pas des malheureux qui souffrent mille trépas pour un, depuis que l'intérêt et l'ambition ont été habiter les îles les plus inconnues.
      Les Européens avides de sang et de ce métal que la cupidité a nommé de l'or, ont fait changer la Nature dans ces climats heureux. Le père a méconnu son enfant, le fils a sacrifié son père, les frères se sont combattus, et les vaincus ont été vendus comme des bœufs au marché. Que dis-je? c'est devenu un Commerce dans les quatre parties du monde.
      Un commerce d'hommes!. . . grand Dieu! et la Nature ne frémit pas! S'ils sont des animaux, ne le sommes-nous pas comme eux? et en quoi les Blancs diffèrent-ils de cette espèce? C'est dans la couleur. . . Pourquoi la Blonde fade ne veut-elle pas avoir la préférence sur la Brune qui tient du mulâtre? Cette tentation est aussi frappante que du Nègre au Mulâtre. La couleur de l'homme est nuancée, comme dans tous les animaux que la Nature a produits, ainsi que les plantes et les minéraux. Pourquoi le jour ne le dispute-t-il pas à la nuit, le soleil à la lune, et les étoiles au firmament? Tout est varié, et c'est là la beauté de la Nature. Pourquoi donc détruire son Ouvrage?
      L'homme n'est-il pas son plus beau chef-d'œuvre? L'Ottoman fait bien des Blancs ce que nous faisons des Nègres: nous ne le traitons cependant pas de barbare et d'homme inhumain, et nous exerçons la même cruauté sur des hommes qui n'ont d'autre résistance que leur soumission.
      Mais quand cette soumission s'est une fois lassée, que produit le despotisme barbare des habitants des Isles et des Indes? Des révoltes de toute espèce, des carnages que la puissance des troupes ne fait qu'augmenter, des empoisonnements, et tout ce que l'homme peut faire quand une fois il est révolté. N'est-il pas atroce aux Européens, qui ont acquis par leur industrie des habitations considérables, de faire rouer de coups du matin au soir ces infortunés qui n'en cultiveraient pas moins leurs champs fertiles, s'ils avaient plus de liberté et de douceur?
      Leur sort n'est-il pas des plus cruels, leurs travaux assez pénibles, sans qu'on exerce sur eux, pour la plus petite faute, les plus horribles châtiments? On parle de changer leur sort, de proposer les moyens de l'adoucir, sans craindre que cette espèce d'hommes fasse un mauvais usage d'une liberté entière et subordonnée.
      Je n'entends rien à la Politique. On augure qu'une liberté générale rendrait les hommes Nègres aussi essentiels que les Blancs: qu'après les avoir laissés maîtres de leur sort, ils le soient de leurs volontés: qu'ils puissent élever leurs enfants auprès d'eux. Ils seront plus exacts aux travaux, et plus zélés. L'esprit de parti ne les tourmentera plus, le droit de se lever comme les autres hommes les rendra plus sages et plus humains. Il n'y aura plus à craindre de conspirations funestes. Ils seront les cultivateurs libres de leurs contrées, comme les Laboureurs en Europe. Ils ne quitteront point leurs champs pour aller chez les Nations étrangères.
      La liberté des Nègres fera quelques déserteurs, mais beaucoup moins que les habitants des campagnes françaises. A peine les jeunes Villageois ont obtenu l'âge, la force et le courage, qu'ils s'acheminent vers la Capitale pour y prendre le noble emploi de Laquais ou de Crocheteur. Il y a cent Serviteurs pour une place, tandis que nos champs manquent de cultivateurs.
      Cette liberté multiplie un nombre infini d'oisifs, de malheureux, enfin de mauvais sujets de toute espèce. Qu'on mette une limite sage et salutaire à chaque Peuple, c'est l'art des Souverains, et des États Républicains.
      Mes connaissances naturelles pourraient me faire trouver un moyen sûr: mais je me garderai bien de le présenter. Il me faudrait être plus instruite et plus éclairée sur la Politique des Gouvernements. Je l'ai dit, je ne sais rien, et c'est au hasard que je soumets mes observations bonnes ou mauvaises. Le sort de ces infortunés doit m'intéresser plus que personne, puisque voilà la cinquième année que j'ai conçu un sujet dramatique, d'après leur déplorable Histoire.
      Je n'ai qu'un conseil à donner aux Comédiens-Français, et c'est la seule grâce que je leur demanderai de ma vie: c'est d'adopter la couleur et le costume nègre. Jamais occasion ne fut plus favorable, et j'espère que la Représentation de ce Drame produira l'effet qu'on en doit attendre en faveur de ces victimes de l'ambition.
      Le costume ajoute de moitié à l'intérêt de cette Pièce. Elle émouvra la plume et le cœur de nos meilleurs Écrivains. Mon but sera rempli, mon ambition satisfaite, et la Comédie s'élèvera au lieu de s'avilir, par la couleur.
      Mon bonheur sans doute serait trop grand, si je voyais la Représentation de ma Pièce, comme je la désire. Cette faible esquisse demanderait un tableau touchant pour la postérité. Les peintres qui auraient l'ambition d'y exercer leurs pinceaux, pourraient être considérés comme les Fondateurs de l'Humanité la plus sage et la plus utile, et je suis sûre d'avance que leur opinion soutiendra la faiblesse de ce Drame, en faveur du sujet.
      Jouez donc ma Pièce, Mesdames et Messieurs, elle a attendu assez longtemps son tour. La voilà imprimée, vous l'avez voulu; mais toutes les Nations avec moi vous en demandent la représentation, persuadée qu'elles ne me démentiront pas. Cette sensibilité qui ressemblerait à l'amour-propre chez tout autre que chez moi, n'est que l'effet que produisent sur mon cœur toutes les clameurs publiques en faveur des hommes nègres. Tout Lecteur qui m'a bien appréciée sera convaincu de cette vérité.
      Enfin passez-moi ces derniers avis, ils me coûtent cher, et je crois à ce prix pouvoir les donner. Adieu, Mesdames et Messieurs; après mes observations, jouez ma pièce comme vous le jugerez à propos, je ne serai point aux répétitions. J'abandonne à mon fils tous mes droits; puisse-t-il en faire un bon usage, et se préserver de devenir Auteur pour la Comédie-Française. S'il me croit, il ne griffonnera jamais de papier en Littérature.
 
 
 
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