BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Antonius Astesanus

1412 - 1463

 

De Iohanna gallica virgine bellica

 

Fragmentum, 1435

 

_______________________________________________________________________

 

 

 

Sur la vierge guerrière Jeanne de France.

 

Au très-illustre prince

et très-excellent seigneur

Charles duc d'Orléans.

 

Il était né à un villageois une pauvre petite fille que le Dieu immortel chérit pour sa vertu, comme il l'avait bien montré dès sa naissance; car dans cette même nuit, où aux Mages apparut l'étoile qui les guida vers l'Enfant né de la Vierge Sainte, elle était sortie du sein de sa mère. Ses pieux et bons parents habitaient un village voisin des extrêmes frontières de la France. Or, pendant cette nuit, se manifestèrent les prodiges que nous allons dire: une grande joie s'empara de tous les habitants du lieu, bien que la naissance de l'enfant ne fût encore connue de personne; tous, en effet, impatients de découvrir la cause de cette joie, se ruaient de toutes parts dans le village, cependant que les coqs, pour préluder au joyeux événement, chantèrent, contre leur coutume, durant deux heures entières, témoignant par le battement de leurs ailes de l'allégresse commune. (Note I.)

C'est là que l'enfant fut élevée et reçut, à la source sacrée, le nom de Jeanne. Lorsqu'elle fut parvenue à l'âge de sept ans, son père qui était pauvre la fit gardienne de ses brebis. Elle les garda si bien, qu'elle réussit constamment à les préserver de toute atteinte jusqu'à la dernière; et (chose admirable!) tant qu'elle vécut dans la maison de son père, ni une bête fauve, ni un bandit, ni un voleur ne cherchèrent à lui nuire, et la chaumière ne cessa de jouir d'une paix parfaite.

Mais, après que la jeune fille eut atteint l'âge de douze ans, un jour qu'elle faisait paître son troupeau dans une grasse prairie, voici qu'une de ses compagnes accourt, joyeuse, à elle, et l'invite à venir disputer avec les autres le prix de la course: la première arrivée recevra une guirlande de roses entrelacées d'autres fleurs odorantes. On se rassemble, et les voilà qui s'élancent sur le pré verdoyant. Pendant la course, la jeune fille semblait s'enlever d'un essor si rapide qu'une de ses compagnes s'écria: –«O Jeanne, je te vois effleurer à peine la terre de tes pieds, ou plutôt glisser dans l'air, au-dessus du sol, d'un mouvement insensible.» Mais lorsque la jeune fille arriva fatiguée au bout de la prairie, et qu'il lui fut permis de respirer, hors d'elle-même, elle se laissa tomber sur l'herbe fraîche, pour prendre un peu de repos. Alors elle crut entendre un jeune homme lui dire: –«Lève-toi et retourne au logis, où ta mère chérie te demande.» Elle, croyant que c'était son frère qui l'appelait, ou quelque voisin envoyé par sa mère, allait vers celle-ci; mais voici que bientôt elle la rencontre elle-même en chemin, qui lui demande, irritée et menaçant de la châtier sévèrement (Note II.), pourquoi elle a quitté le troupeau. Innocente de ce dont elle est accusée, la jeune fille répond à sa mère: –«Est-ce que vous ne m'avez pas fait appeler, ô mère vénérée?» Celle-ci nie. Voyant qu'on l'avait abusée, Jeanne se préparait à retourner vers ses compagnes, lorsqu'une brillante nuée se présente à ses yeux, et que de cette nuée sort une voix qui frappe ainsi ses oreilles:

- «O Jeanne, qui par ta vertu es devenue si chère au Roi du ciel, il te faut mener une nouvelle vie et façonner tes membres au noble exercice des armes. Dieu te choisit pour le grand bien du pays de France, et afin que par ton secours Charles soit affranchi de son vieil ennemi, et enfin rétabli dans son antique royaume. Lève-toi, et dirige tes pas vers le roi de France, et avertis-le: qu'il doit n'obéir qu'à toi et te remettre tout le soin des batailles que son armée livrera désormais, s'il veut délivrer ses villes de l'ennemi redoutable qui les assiège et défendre les frontières du royaume de ses pères. Ainsi l'ordonne le Tout-Puissant; et ne crains pas d'affronter de tels actes, quoique tu n'aies jamais porté les armes. Dieu t'enseignera comment tu devras agir dans la guerre, et dans les autres choses, il ne te délaissera en aucun temps.»

La voix dit, et en achevant, elle s'évanouit dans les airs. Cependant la jeune vierge, épouvantée d'une telle vision, ne sait ce qu'elle doit faire. Elle se demande si ce n'est pas là une vision vaine, et le coeur agité de soucis divers, elle prend le parti de garder le silence sur cet événement. Mais les mêmes visions tourmentent incessamment ses jours et ses nuits, et cependant elle se tait pendant près de cinq années.

Cependant le fardeau de la guerre pesant chaque jour davantage sur les Français, elle-même se sent plus que de coutume assiégée par ses visions, jusqu'à ce qu'un jour, pendant que, dans un champ solitaire, elle rêve sur ce sujet, la même voix vient frapper ses oreilles: –«Que tardes-tu, ô vierge? Pourquoi méprises-tu les ordres impérieux du Dieu tout-puissant? Que ne te hâtes-tu d'obéir à celui qui porte la foudre? Pendant^que tu hésites, il se fait un grand carnage des gens de bien, un sang illustre s'évapore dans les airs, et toutes les villes de France sont la proie d'un ennemi féroce. Hâte-toi donc, ô vierge, si tu chéris le Dieu qui règne dans le ciel et si tu as à coeur le salut du roi de la France.»

A ces paroles, la vierge agite en elle-même ces résolutions: –«Que ferai-je? et comment partir pour aller auprès du roi de France? Je ne connais personne; le roi lui-même m'est inconnu. Je ne sache pas de chemin ouvert aux pas d'une jeune fille. D'ailleurs, on se rira de moi. Le roi et ses gentilshommes ne pourront ajouter foi à mes paroles. Qui croira jamais que celui à qui obéissent les cieux et la terre a confié le salut de la France à une pauvre fille? Quoi de plus digne de risée que de voir une fille prendre des habits d'homme, se couvrir d'armes pesantes, se jeter audacieusement au milieu des rangs ennemis, et s'il plaît à la fortune, s'en revenir triomphante d'un ennemi vaincu?»

Pendant qu'elle roule ces choses et bien d'autres dans sa pensée, la voix du ciel se fait entendre de nouveau: –«Jeanne, c'est Dieu lui-même qui le veut; n'hésite pas davantage, et accomplis les ordres divins. Pour t'en acquitter plus aisément, rends-toi à la ville qui, seule au pays de Champagne, a, dans ces désastres, gardé fidélité au roi. Le gouverneur de cette ville te mènera lui-même au roi (Note III.), sans que nul l'en empêche, et avec l'aide du ciel ouvrira une route sûre à tes pas.»

Jeanne se laisse vaincre par cette voix irrésistible et obéit aux ordres qu'elle a reçus. Le gouverneur lui-même l'accueille avec bonne grâce, soit parce qu'il était un homme bon et bienveillant, soit qu'il eût été lui-même préparé par un avertissement céleste. Il écoute les nombreux prodiges qu'elle lui raconte, et il la guide vers le roi, à la tête d'une brillante escorte, en se frayant à travers les ennemis un chemin où nul n'ose l'arrêter.

Le roi avait appris qu'elle venait; il avait décidé, de l'avis de ses conseillers, qu'il ne l'entendrait que trois jours après qu'elle serait arrivée. Mais dès qu'elle paraît, les coeurs sont changés, et bientôt on demande qu'elle soit amenée en présence du roi. De doctes personnages éprouvent sa fermeté dans la foi. Ensuite, pour mieux pénétrer la jeune fille, le prudent monarque épuise toute sa finesse dans un entretien avec elle, et par l'entremise de quelques sages matrones, il cherche à s'enquérir à fond de ses moeurs. La jeune fille est trouvée honnête en toutes choses et merveilleusement instruite dans les saints commandements de la foi.

Non content encore, le roi veut que, pendant quarante jours, elle soit gardée entre de pieuses femmes, et que pendant ce temps ses moeurs et sa foi soient mises à une continuelle épreuve, pour voir si quelque pensée nouvelle pourra la détourner de .son dessein; mais rien ne l'en détourne, et toujours, au contraire, plus attentive à sa sainte mission, elle adjure le roi de lui permettre de courir sus aux ennemis ou de retourner au logis de son père. Le roi, touché de ces prières, lui commande d'aller secourir la ville d'Orléans assiégée. Aussitôt, à la tête de quelques soldats, elle arrache à l'ennemi Orléans accablé par un long siège, quoiqu'elle n'ait pour combattre que quelques milliers d'hommes, quoique l'ennemi combatte avec de nombreux milliers de soldats. Dans la lutte beaucoup des leurs sont tués, beaucoup sont mis en fuite, un grand nombre restent prisonniers de la vierge sainte.

Ne vois-tu pas, ô le plus clément des princes, combien Dieu te chérit? Longtemps il a vu bien des villes en France renversées de fond en comble, et il n'a pas envoyé aux Français un pareil secours, qu'il n'ait vu ta ville assiégée par cette multitude d'ennemis, et menacée de tomber en leur pouvoir, si sa droite ne lui eût prêté son appui. C'est donc à toi, j'en suis persuadé, qu'il a envoyé la vierge libératrice (Note IV.), surtout parce que, animée d'une inspiration divine qui lui révélait tant de choses futures, elle a dit que l'insigne faveur du ciel te délivrerait de ta longue captivité; voulant que l'ennemi en fût par elle averti à l'avance, pour que sa témérité ne cherchât pas à faire obstacle à sa volonté divine, lui déclarant qu'il n'avait aucun droit sur ce royaume, et que c'était pour cela que le ciel l'avait envoyée, et pour le chasser du pays de France.

Cela fait, la vierge revint trouver le roi qui la reçut d'un visage joyeux. S'avançant au devant d'elle, il la pressa de s'asseoir à ses côtés, et l'y garda longtemps, l'honorant en toute rencontre, comme il eût fait la sainte Vierge elle-même.

Cependant l'héroïne ne cessait de conjurer le roi de l'envoyer avec toutes ses forces pour vaincre ce qui restait d'ennemis. Ayant enfin obtenu qu'il lui donnât tous ses soldats, elle reprend quelques-unes des villes perdues, elle en attaque d'autres. L'ennemi, pour les secourir, accourt avec tous ses gens de guerre; mais l'intrépide amazone les met en déroute. Elle tue, elle met en fuite des chefs, de puissants personnages; elle en prend un grand nombre. La fortune enfin lui prodigue de telles faveurs, que je ne saurais les renfermer dans mes vers. Toujours conduite par l'inspiration divine, elle sauve en quelques jours des contrées innombrables; son épée enfin écarte des Français de si grands dangers, et leur prête un si grand secours, qu'ils ne se croient redevables qu'à Jeanne, et se persuadent que Jeanne seule a sauvé la patrie tout entière.

Chose admirable à dire! Lorsqu'elle n'était qu'une vierge désarmée au milieu d'une nombreuse compagnie de ses pareilles, elle faisait voir une si grande réserve, une modestie si grande, qu'on l'eût prise pour l'illustre Lucrèce elle-même. Mais lorsque, revêtant de puissantes armes sa noble poitrine, elle laissait son coursier l'emporter au travers des ennemis et que, femme sans peur, elle commandait la bataille, on eût cru voir Hector, le plus vaillant des Troyens, ou l'une de ces reines des antiques amazones, Penthésilée ou Oritésie, si fameuse en son temps; pour ne rien dire de toi, ô Camille, reine des Volsques, pour ne rien dire de toi, ô Thamiris, reine des Scythes. Je passe également sous silence comment, se contentant d'un court sommeil et d'une sobre nourriture, elle supportait des fatigues sans nombre, restait six jours et six nuits sans déposer, un instant, son armure, et même sans se donner aucun repos, faisant sa joie et son délassement des chevaux et des belles armes, prenant plaisir à s'entretenir avec les hommes valeureux, volontiers au contraire, se dérobant au vain partage des femmes, et d'un visage serein et gai, se prêtant à tout ce que ne défendait pas l'honnêteté. (Note V.)

Et c'est ainsi que, supérieure à tous par sa vertu et la pureté de ses moeurs, cette jeune fille protégeait contre l'étranger les populations de la France.

Mais lorsque le Dieu tout-puissant eut jugé que, par son courage, Jeanne avait assez défendu la France des glaives ennemis, il permit que les armées françaises fussent privées d'un tel appui, et en appelassent désormais aux seules forces humaines.

Qu'ont raconté de plus merveilleux, de plus éclatant que cette histoire, et celui qui, d'un vers fameux, chanta la divine Énéide? et celui dont les doctes vers ont célébré les guerres fratricides, le règne alternatif d'Étéode et de Polinice et la puissante Thèbes? et celui qui, chaussant le cothurne tragique, évoqua la lutte terrible du beau-père et du gendre, ces hommes illustres? et tous ces autres poètes si vantés de l'antiquité, qui ont écrit les grandes actions des rois et des héros?

Ni Dieu, ni la nature ne m'ont donné le génie de Virgile, ou celui dont brillèrent Stace et Lucain, et qui rendit fameux les autres poètes des anciens temps; mais si des jours fortunés reviennent sur la terre; si Dieu donne à ma muse les loisirs qu'elle implore; si tu daignes permettre que je dise, un jour, ta gloire et les combats des Français, le grand amour que je me sens pour toi, ô le plus illustre des princes, fera que je célébrerai tes louanges en des vers qui vivront dans tous les siècles, et que ton nom sera répété dans toute la suite des temps...

(Dans la ville d'Asti, l'an du Christ MCCCCXXXV.)

 

______________

 

NOTE I.

On ne s'étonnerait pas de trouver ces détails merveilleux et ceux qui suivent dans les vers d'Astesan. Mais comme ils se rencontrent textuellement dans la lettre de Parce val de Boulainvilliers, écrite dans le voisinage même de Charles VII, il faut bien en conclure qu'ils avaient cours en France.

NOTE II.

Les témoignages historiques sont loin de prêter cette humeur farouche à la bonne Isabelle Romée. Elle paraîtrait plus vraisemblable chez Jacques d'Arc à qui est attribuée, dans l'histoire, plus d'une rude parole.

NOTE III.

Tout ce passage est manifestement contraire à la vérité des faits: on sait ce que répondit le sire de Baudricourt au premier qui lui parla des visions de Jeanne, comment il l'accueillit elle-même et avec quelle froideur il consentit à l'envoyer à Charles VII.

NOTE IV.

C'est singulièrement rapetisser la mission de Jeanne d'Arc. Mais quelque exagération dans ce sens doit être permise à un secrétaire de Charles d'Orléans. On sait d:ailleurs que Jeanne d'Arc avait parlé d'un prochain retour du prisonnier, .Envoyée d'abord pour faire lever le siège d'Orléans, il était tout simple que, devant Orléans assiégé, elle se souvînt du duc d'Orléans, et associât les deux idées.

NOTE V.

On regrette que, dans ce portrait de Jeanne, le poète ait négligé ce que dit Parceval de la douceur féminine de sa voix et de cette facilité aux larmes, si charmante dans une si forte et intrépide nature. Mais il y plus: l'histoire ne parle nulle part de ce dédain de Jeanne pour son sexe. Astesan aura lu mulierum au lieu de multorum dans la lettre de Boulainvilliers.