BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Guillaume Marcoureau, dit Brécourt

1638 -1685

 

L'Ombre de Molière

 

Paris, 1674

 

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[2]

PROLOGUE

DE L'OMBRE DE MOLIERE

 

――――

 

ORONTE, CLEANTE.

 

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ORONTE.

P

oint, vous dis-je; C'est une raillerie qu'on vous a faite de moy.

CLEANTE.

Je vous dis que je suis seûr de la chose.

ORONTE.

C'est quelqu'un qui a voulu se divertir à mes dépens, vous dis-je.

CLEANTE.

Ah! que vous estes reservé!

ORONTE.

Mais que vous estes folâtre avec vostre Comédie! C'est bien à moy à entreprendre de ces Ouvrages! Non, non, Cleante, je me connoy; & si parmy mes Amis je me laisse aller à produire quelque Epigramme, quelque Madrigal, ou de semblables bagatelles, croyez que cela ne m'a point donné assez bonne opinion de moy pour entreprendre un [3] Ouvrage que l'on puisse appeller Comédie. C'est un pas, à la verité, que presque tous les Gens franchissent aisément; & il semble qu'il suffise d'avoir fait à plusieurs reprises une certaine quantité de médiocres ou de méchans Vers, pour se donner avec beaucoup d'impunité le nom d'Autheur; & sous ce titre, on hazarde librement un assemblage de Caracteres bien ou mal fondez, d'Incidens amenez à force, & de Galimatias redoublez, que l'on baptize effrontément du nom de Comédie. Voila par où plusieurs honnestes Gens [4] ont échoüé dans le monde; & sur leur exemple, je ne hazarderay point, mon cher Cleante, de perdre un peu d'estime que d'autres talens que la Poësie m'ont acquise. Quand on peut faire quelque chose de mieux qu'une méchante Piece, on ne doit point travailler à cet Ouvrage; & quoy qu'on entreprenne, si l'on ne peut y reüssir parfaitement, il vaudroit encore mieux ne rien faire du tout.

CLEANTE.

Je vous trouve admirable, Oronte, avec tous ces justes & beaux raisonnemens! Mais ce qui m'en plaît le plus, c'est [5] de vous voir si bien condamner aux autres une démangeaison dont vous n'avez pû vous défendre. Oüy, morbleu, je vous dis que vous avez fait une Comédie.

ORONTE.

Moy?

CLEANTE.

Vous l'avez donnée à étudier déja.

ORONTE.

Encore?

CLEANTE.

C'est une petite Pièce en Prose.

ORONTE.

Bon. [6]

CLEANTE.

Et les Comédiens qui la representeront sont cachez làhaut dans vostre Chambre, pour la repéter aujourd'huy. Là, rougissez à present qu'on vous met le doigt sur la Piece. Hé?

ORONTE.

Comment avez-vous sçeu cela?

CLEANTE.

Ah! comment je l'ay sçeu? Que me donnerez-vous, & je vous le diray?

ORONTE.

Hé, de grace, dites-moy qui m'auroit pû trahir. C'est une chose que je n'ay confiée [7] qu'à mon Frere & à ma Femme.

CLEANTE.

Socrate se repentit d'avoir dit son secret à la sienne: Mais ce n'est point de la vostre dont j'ay appris cecy; & pour vous tirer d'inquiétude, sçachez que le hazard, & vostre peu de soin, m'ont appris que vous aviez fait une Comédie. Vous connoissez vostre écriture apparemment, puisque je la connoy aussy. Tenez. L'OMBRE DE MOLIERE, petite Comédie en Prose. Eh?

ORONTE.

Ah! Cleante! je vous l'avouë, puisque vous le sçavez: Je [8] m'y suis laissé aller; il est vray, vous tenez mon Ouvrage. C'est une petite Piece de ma façon, & vous estes trop de mes Amis pour ne vous le pas dire.

CLEANTE.

Ah! je vous suis trop obligé vrayment, & vous m'avez confié ce secret de trop bonne grace, pour ne vous en pas témoigner ma reconnoissance.

ORONTE.

Que vous estes fou! Donnez donc. C'est une bagatelle que je n'ay pas jugé digne d'entrer dans vostre confidence; & pour vous le dire franchement [9], c'est l'effet de quelques heures de mélancolie qui m'ont fait griffonner ce petit Ouvrage. Vous sçavez que j'estimois Moliere; & cette Piece n'est autre chose qu'un Monument de mon amitié que je consacre à sa mémoire. La maniere dont il paroît dans ma Comédie le represente naturellement comme il estoit, c'est à dire comme le Censeur de toutes les choses déraisonnables, blâmant les sottises, l'ignorance, & les vices de son siecle.

CLEANTE.

Il est vray qu'il a heureusement joüé toutes sortes de [10] matieres, & son théâtre nous a servy longtemps d'une divertissante & profitable Ecole.

ORONTE.

Il estoit dans son particulier, ce qu'il paroissoit dans la Morale de ses Pieces; honneste, judicieux, humain, franc, genéreux; & mesme, malgré ce qu'en ont crû quelques Esprits mal faits, il tenoit un si juste milieu dans de certaines matieres, qu'il s'éloignoit aussi sagement de l'excés qu'il sçavoit se garder d'une dangereuse médiocrité. Mais la chaleur de nostre ancienne amitié m'emporte, & je m'aperçoy qu'insensiblement je [11] ferois son Panegyrique, au lieu de vous demander quartier; j'ay plus besoin de grace que sa mémoire de loüanges. C'est pourquoy, cher Cleante, je vous redemande ma Piece: Mais, puis que vous estes icy, honorez-la de vostre attention, & ne la regardez, je vous prie, que comme une chose que j'ay dédiée à la seule mémoire de mon Amy.

CLEANTE.

Allez, Oronte, quelque chose que ce soit, le seul sentiment qui vous l'a fait entreprendre, vous doit assurer de la reüssite de vostre Ouvrage; & rien n'est plus honneste à [12] vous, que de montrer au Public avec quelle justice vous estimiez un si grand Homme.

ORONTE.

Ne me faites pas rougir davantage, Cleante, & venez seulement donner vostre avis sur nostre Repétition.

 

Fin du Prologue.