BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jean Racine

1639 - 1699

 

Phèdre [et Hippolyte]

 

Acte II

 

___________________________________________________________

 

 

 

Scène II.

Hippolyte, Aricie, Ismène.

 

Hippolyte.

Madame, avant que de partir,

J' ai cru de votre sort vous devoir avertir.

465

Mon Père ne vit plus. Ma juste défiance

Présageoit les raisons de sa trop longue absence.

La mort seule bornant ses travaux éclatants

Pouvoit à l' Univers le cacher si longtemps.

Les Dieux livrent enfin à la Parque homicide

470

L' Ami, le Compagnon, le Successeur d' Alcide.

Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,

Écoute sans regret ces noms qui lui sont dus.

Un espoir adoucit ma tristesse mortelle.

Je puis vous affranchir d' une austère tutelle.

475

Je révoque des lois dont j' ai plaint la rigueur,

Vous pouvez disposer de vous, de votre coeur.

Et dans cette Trézène, aujourd' hui mon partage,

De mon aïeul Pitthée autrefois l' héritage,

Qui m' a, sans balancer, reconnu pour son Roi,

480

Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi.

Aricie.

Modérez des bontés dont l' excès m' embarrasse.

D' un soin si généreux honorer ma disgrâce,

Seigneur, c' est me ranger, plus que vous ne pensez,

Sous ces austères lois; dont vous me dispensez.

Hippolyte.

485

Du choix d' un Successeur Athènes incertaine,

Parle de vous, me nomme, et le Fils de la Reine.

Aricie.

De moi, Seigneur?

Hippolyte.

Je sais, sans vouloir me flatter,

Qu' une superbe loi semble me rejeter.

La Grèce me reproche une Mère étrangère.

490

Mais si pour Concurrent je n' avois que mon Frère,

Madame, j' ai sur lui de véritables droits

Que je saurois sauver du caprice des lois.

Un frein plus légitime arrête mon audace.

Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,

495

Un Sceptre, que jadis vos Aïeux ont reçu

De ce fameux Mortel que la Terre a conçu.

L' adoption le mit entre les mains d' Égée.

Athènes, par mon Père accrue; et protégée

Reconnut avec joie un Roi si généreux,

500

Et laissa dans l' oubli vos Frères malheureux.

Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle.

Assez elle a gémi d' une longue querelle,

Assez dans ses sillons votre sang englouti

A fait fumer le champ dont il étoit sorti.

505

Trézène m' obéit. Les campagnes de Crète

Offrent au Fils de Phèdre une riche retraite.

L' Attique est votre bien. Je pars, et vais pour vous

Réunir tous les voeux partagés entre nous.

Aricie.

De tout ce que j' entends étonnée et confuse

510

Je crains presque, je crains qu' un songe ne m' abuse.

Veillé-je? Puis-je croire un semblable dessein?

Quel Dieu, seigneur, quel Dieu l' a mis dans votre sein?

Qu' à bon droit votre gloire en tous lieux est semée!

Et que la Vérité passe la Renommée!

515

Vous-même, en ma faveur, vous voulez vous trahir?

N' étoit-ce pas assez de ne me point haïr?

Et d' avoir si longtemps pu défendre votre âme

De cette inimitié...

Hippolyte.

Moi, vous haïr, Madame?

Avec quelques couleurs qu' on ait peint ma fierté,

520

Croit-on que dans ses flancs un Monstre m' ait porté?

Quelles sauvages moeurs, quelle haine endurcie

pourroit, en vous voyant, n' être point adoucie?

Ai-je pu résister au charme décevant...

Aricie.

Quoi, Seigneur?

Hippolyte.

Je me suis engagé trop avant.

525

Je vois que la raison cède à la violence.

Puisque j' ai commencé de rompre le silence,

Madame, il faut poursuivre. Il faut vous informer

D' un secret, que mon coeur ne peut plus renfermer.

Vous voyez devant vous un Prince déplorable,

530

D' un téméraire orgueil exemple mémorable.

Moi, qui contre l' Amour fièrement révolté,

Aux fers de ses Captifs ai longtemps insulté,

Qui des foibles mortels déplorant les naufrages,

Pensois toujours du bord contempler les orages,

535

Asservi maintenant sous la commune loi,

Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi!

Un moment a vaincu mon audace imprudente.

Cette âme si superbe est enfin dépendante.

Depuis près de six mois honteux, désespéré,

540

Portant partout le trait; dont je suis déchiré,

Contre vous, contre moi vainement je m' éprouve:

Présente, je vous fuis, absente je vous trouve.

Dans le fond des forêts votre image me suit.

La lumière du jour, les ombres de la nuit,

545

Tout retrace à mes yeux les charmes que j' évite.

Tout vous livre à l' envi le rebelle Hippolyte.

Moi-même pour tout fruit de mes soins superflus,

Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m' importune.

550

Je ne me souviens plus des leçons de Neptune.

Mes seuls gémissements font retentir les bois,

Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

Peut-être le récit d' un amour si sauvage

Vous fait, en m' écoutant, rougir de votre ouvrage.

555

D' un coeur qui s' offre à vous quel farouche entretien!

Quel étrange Captif pour un si beau lien!

Mais l' offrande à vos yeux en doit être plus chère.

Songez que je vous parle une langue étrangère,

Et ne rejetez pas des voeux mal exprimés,

560

Qu' Hippolyte sans vous n' auroit jamais formés.