BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jean Racine

1639 - 1699

 

Phèdre [et Hippolyte]

 

1677

 

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Acte III.

 

Scène première.

Phèdre, Oenone.

 

Phèdre.

Ah! que l' on porte ailleurs les honneurs qu' on m' envoie.

Importune, peux-tu souhaiter qu' on me voie?

De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé?

740

Cache-moi bien plutôt: je n' ai que trop parlé.

Mes fureurs au dehors ont osé se répandre.

J' ai dit ce que jamais on ne devoit entendre.

Ciel! Comme il m' écoutoit! Par combien de détours

L' insensible a longtemps éludé mes discours!

745

Comme il ne respiroit qu' une retraite prompte!

Et combien sa rougeur a redoublé ma honte!

Pourquoi détournois-tu mon funeste dessein?

Hélas! Quand son épée alloit chercher mon sein,

A-t-il pâli pour moi? Me l' a-t-il arrachée?

750

Il suffit que ma main l' ait une fois touchée,

Je l' ai rendue horrible à ses yeux inhumains.

Et ce fer malheureux profaneroit ses mains.

Oenone.

Ainsi, dans vos malheurs ne songeant qu' à vous plaindre,

Vous nourrissez un feu qu' il vous faudroit éteindre.

755

Ne vaudroit-il pas mieux, digne sang de Minos,

Dans de plus nobles soins chercher votre repos,

Contre un Ingrat qui plaît recourir à la fuite,

Régner, et de l' État embrasser la conduite!

Phèdre.

Moi régner! Moi ranger un État sous ma loi!

760

Quand ma foible raison ne règne plus sur moi,

Lorsque j' ai de mes sens abandonné l' empire,

Quand sous un joug honteux à peine je respire,

Quand je me meurs.

Oenone.

Fuyez.

Phèdre.

Je ne le puis quitter.

Oenone.

Vous l' osâtes bannir, vous n' osez l' éviter.

Phèdre.

765

Il n' est plus temps. Il sait mes ardeurs insensées.

De l' austère pudeur les bornes sont passées.

J' ai déclaré ma honte aux yeux de mon Vainqueur,

Et l' espoir, malgré moi s' est glissé dans mon coeur.

Toi-même rappelant ma force défaillante,

770

Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,

Par tes conseils flatteurs tu m' as su ranimer.

Tu m' as fait entrevoir que je pouvois l' aimer.

Oenone.

Hélas! de vos malheurs innocente ou coupable,

De quoi pour vous sauver n' étois-je point capable?

775

Mais si jamais l' offense irrita vos esprits,

Pouvez-vous d' un superbe oublier les mépris?

Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée

Vous laissoit à ses pieds peu s' en faut prosternée!

Que son farouche orgueil le rendoit odieux!

780

Que Phèdre en ce moment n' avoit-elle mes yeux?

Phèdre.

Oenone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse.

Nourri dans les forêts, il en a la rudesse.

Hippolyte endurci par de sauvages lois

Entend parler d' amour pour la première fois.

785

Peut-être sa surprise a causé son silence,

Et nos plaintes peut-être ont trop de violence.

Oenone.

Songez qu' une barbare en son sein l' a formé.

Phèdre.

Quoique Scythe et Barbare, elle a pourtant aimé.

Oenone.

Il a pour tout le sexe une haine fatale.

Phèdre.

790

Je ne me verrai point préférer de rivale.

Enfin tous tes conseils ne sont plus de saison.

Sers ma fureur, Oenone, et non point ma raison.

Il oppose à l' amour un coeur inaccessible:

Cherchons pour l' attaquer quelque endroit plus sensible.

795

Les charmes d' un Empire ont paru le toucher.

Athènes l' attiroit, il n' a pu s' en cacher.

Déjà de ses vaisseaux la pointe étoit tournée,

Et la voile flottoit aux vents abandonnée.

Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,

800

Oenone. Fais briller la couronne à ses yeux.

Qu' il mette sur son front le sacré diadème.

Je ne veux que l' honneur de l' attacher moi-même.

Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.

Il instruira mon Fils dans l' art de commander.

805

Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de Père.

Je mets sous son pouvoir et le Fils et la Mère.

Pour le fléchir enfin tente tous les moyens.

Tes discours trouveront plus d' accès que les miens.

Presse, pleure, gémis; plains-lui Phèdre mourante.

810

Ne rougis point de prendre une voix suppliante.

Je t' avoûrai de tout, je n' esPère qu' en toi.

Va, j' attends ton retour pour disposer de moi.