BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Robert Saulger

1637 - 1709

 

Histoire nouvelle des Ducs et

autres Souverains de l'Archipel

 

1698

 

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[1]

HISTOIRE

DE

L'ARCHIPEL.

 

LIVRE PREMIER.

 

Des Ducs de l'Archipel de la Maiſon

des Sanudo.

 

MARC SANUDO *)

PREMIER DUC.

 

――――

 

LA conquête que les François firent de l'Empire Grec l'an mil deux cens quatre, eſt une choſe ſi connue & ſi bien décrite par tant de fameux hiſtoriens, que je me puis diſpenſer d'en faire ici le récit, quoique ce ſoit cette glorieuſe entrepriſe qui a donné lieu à établiſſement [2] de la Souveraineté dont j'écris l'hiſtoire. Il me ſuffit de dire, qu'aprés la priſe de Conſtantinople, Baudouin Comte de Flandre ayant eſté élû Empereur avec l'applaudiſſement de l'armée victorieuſe, pluſieurs Seigneurs Grecs voulant profiter de la confuſion où ſe trouvoit alors tout cet Empire, s'érigerent en Souverains, ſans que Baudouin, encore trop foible dans ſa nouvelle conqueſte, pût s'oppoſer à ces invaſions. Quelques uns ſe jetterent ſur les côtes de la mer Egée, où ils ſe fortifierent; & quelques autres dans les Iſles de l'Archipel, d'où ils faiſoient des courſes continuelles ſur les Latins, dont ils ne pouvoient ſupporter la domination.

Ce deſordre dura autant que le regne de Baudouin: mais Henry ſon frere ne luy eut pas plutôt ſuccedé, que ce nouvel Empereur forma le deſſein de détruire tous ces petits Souverains. Ce moyen dont il ſe ſervit pour y réuſſir, fut de permettre aux principaux Seigneurs de la Cour, qu'il vouloit d'ailleurs recompenſer pour les grands ſervices [3] qu'il en avoit reçus, d'armer contre ces rebelles, & de leur abandonner toutes les conqueſtes qu'ils pourroient faire. Le Comte de Blois s'empara d'une partie de la Bithynie, le Seigneur de Champlit conquit le Peloponneſe, Othon de la Roche Gentilhomme Bourguignon jetta ſes vues ſur Athenes, dont il ſe rendit maître, de même que de la ville de Thebes, Jacques d'Avenes & Ravin Carcerio prirent Negrepont: & c'eſt ainſi que les François formerent divers petits Etats dans la Grece, où ils ſe maintinrent longtems ſous la protection de l'Empereur.

Les Venitiens qui avoient aſſiſté les François à la priſe de Conſtantinople, & qui avoient eu en partage la Theſſalie avec une partie de la Macedoine, ne s'apperçurent pas plutôt des grandes conquêtes que les Seigneurs François faiſoient chaque jour dans la Grece, qu'ils voulurent auſſi étendre plus loin les bornes de leurs Etats. Ils permirent donc aux plus conſiderables d'entr'eux d'équiper des vaiſſeaux, & à l'exemple [4] de l'Empereur, ils leur donneront auſſi toutes les conquêtes qu'ils pourroient faire. Plusieurs ſe mirent en mer, Marc Dandolo ſurprit Gallipoli; André Gizi ſe rendit maure des Iſles de Tines, de Miconi, de Schiro & de Scopelo. Marc Sanudo l'un des plus accomplis Capitaines qu'eut alors la Republique, ne fut pas moins heureux que les autres. C'eſt celui-ci même qui engagea Boniface Marquis de Montferrat, à faire échange de l'Iſle de Candie qu'il avoit eue en partage, avec le Royaume de Theſſalie qui etoit ſoumis aux Venitiens. Ce brave Sanudo tourna ſes armes contre l'Iſle de Naxe, & s'en rendit maître avec aſſez de facilité. Comme cette Iſle eſt la capitale du Duché de l'Archipel, & pour ainſi dire, le theatre des principaux évenemens de cette hiſtoire, je croy qu'il eſt à propos d'en faire ici le plan, afin d'en donner une idée au Lecteur.

 

 

Deſcription de l'Iſle de Naxe.

 

L'Iſle de Naxe eſt ſituée au milieu de l'Archipel à trente-ſept degrez d'élevation: ſon circuit eſt de plus de cent milles, c'eſt à dire de prés de [5] trente-cinq lieues Françoiſes; ſa largeur eſt de trente milles qui ſont dix lieues de France. Elle eſt la plus grande, la plus fertile, & la plus agreable de toutes les Cyclades. Les anciens l'appelloient Dionyſia, ſoit qu'elle ait été le lieu de la naiſſance de Bacchus ſurnommé Dïonyſius, ſoit parce que ce Dieu y eſtoit particulierement adoré. On l'appelloit encore Strongili, à cauſe de ſa figure ronde.

Les principales choſes qui rendent cette Iſle tres celebre, ſont la hauteur de ſes montagnes, la quantité de marbre blanc qu'on en tire, la beauté de ſes plaines, la multitude des fontaines & des rouleaux qui arroſent ſes campagnes, le grand nombre de jardins remplis de toutes fortes d'arbres fruitiers, les foreſts d'oliviers, d'orangers, de limoniers & de grenadiers d'une hauteur prodigieuſe. Tous ces avantages qui la diſtinguent de toutes les autres, luy ont acquis le nom de Reine des Cyclades. Cependant, cette Iſle n'a jamais eu que peu de commerce, par le défaut d'un bon port où les bâtimens puſſent [6] être en fureté; car quoiqu'outre le port ordinaire qui eſt audeſſous de la ville, il y en ait quatre autres, qui ſont Driagatha, Agiaſſo, Panermo, & les Potamides, ce ne ſont à proprement parler que des rades où les galeres & les vaiſſeaux peuvent eſtre à l'abri du vent du Nort: outre que ces ports étant directement oppoſez à l'Orient ou au Midi, il eſt impoſſible d'y être à couvert contre le vent de Siroc, autrement Sud-Oueſt, qui excite ſouvent de violentes tempeſtes ſur toutes ces mers.

Quatre cens ſoixante & quatre ans devant la naiſſance de Jesus-Christ, Naxe étoit une Republique, dont celle d'Athenes ne mépriſa pas l'alliance. Son gouvernement étoit Democratique. Ces deux Etats ſubſiſterent quelque tems en bonne intelligence; mais les Naxots n'ayant pas voulu contribuer aux frais de la guerre que les Atheniens avoient entrepriſe contre Artaxerxés, autrement Aſſuerus, Roi de Perse, ces fiers Republicains choquez de ce refus entreprirent de leur faire la guerre, & les rendirent enfin tributaires. [7] Les Athéniens furent deux ans devant Naxe avec une puiſſante armée navale, avant que de la pouvoir ſoumettre, & on peut dire à la louange des Naxots, que ce ne fut pas la valeur, mais la multitude & l'opiniâtreté de leurs ennemis qui les vainquit.

Les Atheniens y étant rendus maîtres de l'Iſle, y bâtirent un aqueduc long de deux lieues, qui portoit l'eau en abondance juſque dans le fameux temple de Bacchus; & parce que deux differentes ſources d'où ſortoit cette eau étoient éloignées l'une de l'autre, il falut pour la jonction de ces eaux percer une prodigieuſe montagne avec un artifice & un travail ſurprenant. Ils bâtirent encore à l'extrémité de l'Iſle, qui regarde celle de Delos, un temple magnifique à Apollon, dont il ne reſte plus aucun veſtige. Ils y établirent le culte des Dieux, qui étoient en vénération dans leur païs: & ainſi l'idolâtrie s'y augmenta tellement, qu'on ne voioit partout que des temples & des idoles.

Les habitans de Naxe demeurerent dans les tenebres de l'idolâtrie juſqu'à [8] l'arrivée de Saint Jean l'Evangeliſte dans l'Iſle de Patmos. Ce grand Apôtre ſe voyant dans le voiſinage d'une Iſle ſi peuplée, y envoia un de ſes Diſciples, pour y prêcher la Foy. C'eſt pour cela que ces peuples reconnoiſſent S. Jean pour leur Apôtre, & qu'ils celebrent ſa fête avec beaucoup de magnificence. Naxe par la ſucceſſion des tems a été obligée de recevoir la loi de diverses Puiſſances qui s'en ſont emparées. Les Romains l'ont poſſedée longtemps; les Empereurs Grecs s'en ſont enſuite rendus maîtres, & l'ont conſervée juſques à l'arrivée des François en Orient.

Marc Sanudo entreprit donc, ainſi que je l'ai déja dit, la conquête de cette belle Iſle l'an 1207. Elle étoit encore alors fort peuplée: on y comptoit plus de cent Bourgs ou Villages, outre pluſieurs châteaux & fortereſſes que les Empereurs Grecs y avoient fait bâtir. Ce fut dans le port des Potamides que l'armée de Sanudo vint mouiller; ſes troupes débarquerent heureuſement malgré la reſiſtance des inſulaires. Sanudo mena d'abord ſes gens droit au [9] château d'Apaliri ou de Paleon-Oros, qui étoit alors la plus forte place de l'Iſle, éloigné ſeulement de deux lieues de la mer. Elle eſt ſituée ſur la cime d'une haute montagne eſcarpée de tous cotez; & où l'on ne peut arriver que par des ſentiers fort étroits. Elle avoit trois enceintes de murailles, ſoûtenues de pluſieurs boulevars dont les ruines ſont encore aſſez voir quelle en étoit autrefois la force.

Sanudo ne fut point rebuté, ni par cette ſituation ſi avantageuſe, ni par toutes les fortifications que l'art avoit ajouté à la nature. Il tint la place aſſiegée pendant cinq ſemaines, & l'attaqua ſi vigoureuſement, que les aſſiegez furent enfin obligez de ſe rendre. Aprés cette conquête tout plia ſous le vainqueur, qui ſe vit auſſitôt en état de donner la loi à toute l'Iſle.

Aprés que Sanudo ſe fut ainſi rendu maître de la plus célebre des Cyclades, il ne penſa d'abord qu'à s'y établir ſolidement, afin de pouvoir enſuite s'emparer plus facilement de toutes les autres Iſles de la mer Egée. Il fit bâtir [10] pluſieurs fortereſſes en divers endroits avantageux, pour tenir en reſpect ſes nouveaux ſujets. Il commença par le château qui fut appelle Naxe, du nom de l'Iſle, & qui eſt encore aujourd'hui le plus conſiderable de tout le païs. Il le choiſit pour le lieu de ſa demeure, à cauſe de la ſituation. C'eſt une enceinte de muraille flanquée de groſſes tours diſtantes ſeulement l'une de l'autre de vingt-cinq ou trente pieds, laquelle contient environ trois cens maiſons. Il paroît dans le milieu une groſſe tour quarrée, dont les murs ſont d'une epaiſſeur extraordinaire. Ce château eſt ſitué au bord de la mer ſur une petite colline du côté du couchant; il a au levant une belle campagne large d'une grande lieue & longue de deux, terminée de pluſieurs petites montagnes remplies de villages & de hameaux qui ſont comme une perſpective tres agreable.

Le Duc y fit faire un port aſſez commode, fermé du coſté du Nort par la petite Iſle, ſur laquelle étoit autrefois bâti le fameux temple de Bacchus, & [11] du côté du couchant par un mole qu'il fit élever avec beaucoup de dépenſe; & afin que rien n'y manquât, on y pratiqua plusieurs remiſes de galeres, ou elles puſſent également être à couvert des inſultes de l'ennemi & des gros tems de l'hiver.

Sanudo ayant ainſi affermi ſon nouvel établiſſement, mit tous ſes ſoins à ſe gagner l'affection de ſes ſujets, donc il connoiſſoit l'antipatie naturelle contre les Latins. Il voulut qu'ils euſſent la même liberté qu'auparavant d'exercer leur Religion ſuivant leur Rite: il confirma l'Archevêque Grec, les Prêtres, & les Religieux, dans tous leurs privileges; il exemta tous les Monaſteres de l'Ordre de Saint Baſile, de tailles & de toutes fortes d'impoſitions; ce qui lui gagna ſi fort l'eſprit de ces ſchiſmatiques, qu'ils ne pouvoient aſſez témoigner leur joie, de ſe voir ſous la domination d'un Maître ſi moderé.

Le nouveau Duc, autant par politique, que par reconnoiſſance, penſa à recompenſer les Officiers de ſon armée qui s'étoient diſtinguez à l'expedition; [12] & afin de ſe les attacher encore davantage, il leur diſtribua pluſieurs terres qu'il ennoblit & qu'il érigea en Fiefs, dont ils jouirent eux & leur poſterité plus d'un ſiecle entier: mais enfin par la ſucceſſion des tems ces mêmes Fiefs ſe ſont trouvez réunis au domaine des Ducs.

Dans ces premieres proſperitez, l'Iſle de Naxe fut bientôt peuplée d'un grand nombre de Latins, tant de la fuite du Duc, que de pluſieurs étrangers, qui y accoururent de toutes parts dans l'eſperance de faire fortune au ſervice d'un ſi bon Prince; de ſorte que le Rite Latin commença à ſe rendre conſidérable, tant par le nombre, que par la diſtinction des perſonnes qui en faiſoient profeſſion. Cela obligea Sanudo à demander un Evêque au Pape, qui la lui accorda volontiers; & afin qu'il fut dans l'Iſle avec dignité, il lui fit bâtir une Cathédrale dans le château joignant ſon palais, & lui aſſigna des fonds aſſez conſiderables pour ſon entretien. Le revenu de ce Prélat s'eſt depuis beaucoup augmenté par la pieté & la liberalité [13] des Catholiques, comme je le dirai dans la ſuite. Le Chapitre de la nouvelle Cathédrale fut peu aprés compoſé de ſix Chanoines, d'un Doyen, d'un Chantre, d'Un Prevoſt, & d'un Treſorier, qui tous ſubſiſtent encore aujourd'hui malgré la perſecution des infideles.

Sanudo, aprés avoir ainſi affermi ſa domination, & mis tout le bon ordre poſſible dans l'intérieur de ſon Etat, entreprit la conquête des autres Iſles voisines qui étoient le plus à ſa bienſéance. Il ſe mit en mer avec toute ſa flote, & conquit en aſſez peu de tems les Iſles de Patmos, d'Antiparos, de Sentorini, de Nio d'Anafi, de Cimulo, de Milo, de Siphanto, & de Pelicandro, où il laiſſa des Gouverneurs & des garniſons. Toutes ces conquêtes parurent peu de choſe à Sanudo: enflé de ſes ſuccés & de ſa fortune, il meditoit la conquête de la belle Iſle de Candie, & tourna deſormais de ce côté-là tous ſes efforts & tous les expediens de la politique. D'abord il ſongea à ſe rendre ſouverain dans ſon Etat, & indépendant de ſa Republique, [14] qui avoit déja conçû beaucoup de jalouſie de la trop grande puiſſance d'un de ſes ſujets.

Pour cela il envoia des Ambaſſadeurs à l'Empereur Henry & à Boniſace Roi de Theſſalie. Ces Princes n'eurent garde de le reſuſer: Sanudo s'eſtoit fait une réputation trop éclatante; & d'ailleurs il ſe trouvoit en état de les ſervir ou de leur nuire. Henry ſe declara ſon protecteur, il érigea Naxe en Duché, & donna à Sanudo le titre de Duc de l'Archipel & de Prince de l'Empire. Le Roi de Theſſalie de ſon côté lui accorda volontiers ſon amitié & & protection. Ainſi, le Duc appuie des deux plus redoutables puiſſances de l'Orient, appliqua tout ſon eſprit à l'execution de ſon deſſein: il en trouva peu de tems aprés une conjoncture des plus heureuſes, quoique peu honorable. La voici telle que les hiſtoriens Venitiens la racontent.

La Republique de Genes, jalouſe de voir un Royaume auſſi floriſſant & auſſi riche que l'étoit celui de Candie, ſous la puiſſance des Venitiens, & le regardant [15] d'ailleurs comme un poſte tres avantageux pour le commerce du Levant, penſa aux moiens de les en chaſſer. Il n'étoit pas aiſé d'en venir à bout par la voie des armes; elle crut qu'il étoit plus à propos d'avoir recours à l'artifice, de gagner ſous main les Candiots, & de les porter peu à peu à la révolte. Pour cet effet, Pierre Maille ſurnommé le Peſcheur, qu'on appella depuis le Comte de Mailloc, fut envoié d'abord avec ſix galeres bien armées, pour commencer l'entrepriſe. La premiere choſe qu'il fit, fut de s'emparer d'un Port, où il ſe fortifia de ſon mieux: de là il négocia ſi adroitement avec les principaux Seigneurs Grecs, déja fort enclins à la revolte, qu'il les débaucha tous, tant par les riches preſens qu'il leur fit, que par les belles eſperances qu'il leur donna d'une entiere liberté.

Les Venitiens, tous ſages politiques qu'ils étoient, firent en cette occaſion une faute qui penſa les perdre; aiant pris dans une embuſcade Veterani Genois Chef de cette expedition, & l'aiant [16] fait pendre comme un brigand, le peuple en conçût tant d'indignation, qu'il courut aux armes de toutes parts; ce qui rendit la revolte preſque générale.

Le Senat de Veniſe apprenant ce ſoulevement, envoia en Candie des troupes conduites par Tepulo, celui-la même qui le premier prit le titre de Duc de Candie. Mais Tepulo ne ſe voiant pas des forces ſuffiſantes pour diſſiper cette multitude de rebelles, appella à ſon ſecours Sanudo Duc de Naxe, ſe perſuadant que comme ancien ſujet de la Republique il l'aſſiſteroit puiſſamment en cette rencontre.

Sanudo embraſſa d'abord une occaſion qui paroiſſoit ſi favorable à ſes vues particulieres, il fit voile vers Candie, où il fut reçu avec beaucoup d'honneur, de tous les Venitiens., qui le firent entrer avec toutes ſes troupes dans la Ville capitale, pour tenir en bride les habitans, & les empêcher de ſe joindre aux conjurez.

. A peine le Duc de Naxe fut-il arrivé, qu'il trouva moien de traiter ſecretement avec le Comte de Mailloc. L'accord [17] qu'ils firent entr'eux, fut qu'ils diviſeroient le Roiaume en deux parties. Il retint pour lui la partie ſuperieure qui regarde le Levant, & ceda aux Genois celle qui eſt expoſée au Couchant. Si cet accord fut avantageux aux interêts de Sanudo, il ne fut gueres glorieux à ſa memoire, & la perfidie quoi qu'heureuſe, eſt toujours digne du blâme des gens de bien.

Il y avoit dans la Ville un Grec des plus qualifiez du Roiaume, nommé Sevaſte, ennemi caché des Venitiens, & qui n'attendoit que l'occaſion de ſe joindre aux autres rebelles; il étoit ſuivi de pluſieurs habitans qu'il entretrenoit fort ſecretement dans cet eſprit de revolte. Il eut pluſieurs conferences particulieres avec Sanudo, qui l'engagea ſans peine dans ſon parti. Sevaſte donc bien inſtruit de ce qu'il avoit à faire, parut peu de temps aprés ſur la fin de la nuit, à la tête d'une grande multitude de Grecs bien armez; & pour mieux tromper les Venitiens, il ſe mit à crier lui & ſa troupe, Vive Saint Marc; allons, camarades, marchons [18] droit au Palais de Sanudo; c'eſt un traître qui nous veut vendre aux ennemis de nôtre Republique.

Le Duc de Naxe qui étoit armé, & qui pour ſauver les apparences attendoit ce pretexte d'attentat contre ſa perſonne pour ſe déclarer, courut lui & les ſiens par toute la Ville, faiſant main baſſe ſur tous les Soldats Venitiens qu'il y rencontra. Ce ſtratagême eut tout l'effet que les conjurez s'en étoient promis; car les Venitiens qui occupoient les poſtes les plus importans, ſaiſis de crainte, les abandonnerent pour ſe fauver, & les troupes de Sanudo s'en emparerent. A ce tumulte Tepulo éveillé comme d'un profond ſommeil, & ſurpris d'entendre de toutes parts les voix confuſes du peuple & des ſoldats qui crioient: Vive Sanudo Roi de Candie, ſortit de ſon Palais, & ſe cacha chez Marc Toniſon, où ne ſe trouvant pas en ſureté, il prit le parti de ſortir de la Ville, pour ne pas tomber entre les mains de ſes ennemis. S'étant donc deguiſé en femme, il gagna le rempart à la faveur [19] des tenebres, & ſe fit deſcendre le long d'une corde dans le foſſé, d'où il ſe rendit à Rethimo place tres-forte, dans la réſolution de s'y défendre juſqu'à l'extremité.

Le Duc de Naxe apprenant avec chagrin la fuite de Tepulo, laiſſa Eſtienne Sanudo son cousin dans Candie en qualité de Gouverneur; & aiant joint à ſes troupes celles des rebelles, ſe mit en campagne pour le chercher. Il ſe rendit maître de pluſieurs places, & portant par tout la terreur, il alla mettre le ſiege devant Rethimo, qu'il eût ſans doute priſe d'aſſaut, ſi elle n'eût reçu un puiſſant ſecours, que Dominique Quirini y fit entrer fort à propos. C'étoit de nouvelles troupes que le Senat envoioit en Candie, ſous la conduite de ce noble Venitien, pour s'oppoſer plus vigoureufement aux entrepriſes du Comte de Mailloc. Tepulo, qui ſe croioit perdu, ſe vit tout à coup en état, non ſeulement de reſiſter à l'ennemi, mais même de l'attaquer juſque dans ſes retranchemens. Il le fit, en effet, & avec tant de ſuccés dans pluſieurs [20] ſorties, que Sanudo ſe vit obligé de lever le ſiege, pour s'aller retrancher ſur une éminence fort avantageuſe, en réſolution de s'y défendre. Tepulo & Quirini vinrent pour le forcer dans ſon camp: mais le voiant ſi bien poſté, manquant eux-mêmes de vivres, ils retournerent dans Rethimo pour y prendre de nouvelles meſures. Ils étoient en deliberation, lorſqu'ils reçurent avis que la Ville de Candie, étoit négligemment gardée; que les ſoldats enſevelis dans le vin & dans la débauche, n'étoient nullement ſur leurs gardes. A cette nouvelle Tepulo conçut l'eſperance de les ſurprendre; il fit faire pluſieurs échelles de corde, & partit de nuit avec une troupe d'élite. Il arriva à la pointe du jour ſous les murailles de Candie; ſes gens monterent ſans reſiſtance, & s'emparérent d'une des portes de la Ville, par où Tepulo entra avec cinq ou ſix cens hommes qui l'accompagnoient. Eſtienne Sanudo ne ſe reveilla qu'à la nouvelle qu'on lui porta, que les ennemis étoient dans la Ville, qui ſe mettoient en état de le [21] forcer dans ſon palais. Il ſe mit d'abord en défenſe avec tous ſes domeſtiques & quelques ſoldats de ſa garde: mais ſe voiant hors d'état de reſiſter, il prit le parti de ſe rendre, aimant mieux être fait priſonnier de guerre, que de s'opiniâtrer en téméraire à un combat ſi inégal.

Sevaſte au premier bruit de cette ſurpriſe, eut aſſez de temps pour ſe ſauver: il avoit eu la précaution de s'aſſurer d'une des portes de la Ville, par le moien de deux compagnies de ſes gens qui, en avoient la garde; il porta au Duc de Naxe la triſte nouvelle de la priſe de Candie, & de la captivité de ſon parent.

Cette diſgrace fut ſuivie d'une autre: le Comte de Mailloc ſe retira avec ſes ſix galeres, pour retourner dans le Peloponneſe, où il poſſedoit de grands biens & des places considerables.

Il apprit peu de temps aprés, que Sevaſte même traitoit ſous main de ſon accommodement avec Tepulo; ce qui l'obligea enfin d'entendre auſſi à quelques propoſitions de paix que [22] lui fit faire Dominique Quirini. Il convint de rendre les places qu'il occupoit & de fortir inceſſamment du Roiaume. Quirini s'engagea à lui rendre ſes priſonniers, & à lui fournir toutes les choſes neceſſaires pour ſon retour à Naxe.

Dés que Sanudo y fut arrive, il dépêcha à Veniſe un de ſes confidens, pour ſe juſtifier auprés du Senat des reproches qu'on lui faiſoit de s'être voulu faire Roi de Candie. Son envoié proteſta qu'il n'avoit été que ſur la défenſive; que Tepulo ſon ancien ennemi, ne l'avoit appellé à ſon ſecours, que pour le faire, perir avec toutes ſes troupes; & que d'ailleurs il avoit été tres-bien informé, que toute cette intrigue aboutiſſoit à le chaſſer de tout l'Archipel, auſſi-tôt que les Candiots auroient été remis ſous l'obéiſſance; qu'au reſte Sanudo étoit & ſeroit toujours tres-affectionné au ſervice de la République, pour laquelle il ſacrifieroit volontiers ſes biens & ſa vie.

Le Senat diſſimula ſagement, & parut [23] content de ces ſoumiſſions, ne jugeant pas à propos pour lors de rompre ouvertement avec un Prince belliqueux, allié de l'Empereur & du Roi de Theſſalie.

Sanudo, quelque tems aprés ſon retour à Naxe reçut un envoié & des lettres de l'Empereur, qui le prioit inſtamment de le venir joindre à Theſſallonique, avec le plus de troupes qu'il pourroit, pour s'oppoſer à Theodore Comnene Prince d'Epire, qui lui avoit declaré la guerre. Ce fut en cette occaſion que parut le zele du Duc pour la gloire de l'Empire, & ſon attachement particulier au ſervice de l'Empereur. Il partit avec Ange Sanudo ſon fils, ſuivi de mille hommes de pied & de cinq cens chevaux: il arriva au rendez-vous quinze jours avant Henri, qu'une ſedition excitée par les Grecs ſchiſmatiques retenoit à Conſtantinople. On a crû que l'Impératrice qui ſuivoit opiniâtrement le Rite Grec, n'avoit pas peu de part à ces troubles; en voici l'occaſion.

L'Empereur, Prince extrêmement [24] pieux, avoit reçu quelques jours auparavant un Nonce que le Pape lui avoit envoié, pour mettre ordre aux affaires de la Religion, & pour tâcher de ramener les Grecs au ſein de l'Egliſe. Les Schiſmatiques s'imaginerent qu'on en vouloit à leur Rite, & que l'Empereur d'intelligence avec le Pape, pretendoit les obliger à ſuivre le Rite Latin. Dans cette penſée les Moines & les Prêtres animerent par leurs diſcours ſeditieux plus de vingt mille hommes qui ſe mirent à crier en tumulte devant la grande porte du palais, " qu'ils étoient Grecs, & qu'ils vouloient vivre & mourir dans la religion de leurs peres; & qu'il falloit que l'Empereur gouvernât ſon Etat, & non pas les conſciences de ſes ſujets, & qu'ils ne ſouffriroient jamais quoi qu'il en pût arriver, qu'on fît aucun changement dans leur Rite.

Henri ſurpris d'entendre ces bruits ſeditieux, fit ce qu'il pût pour les appaiſer, ſans toutefois oſer paroître. Il ſe contenta de leur envoier deux de ſes principaux Officiers, qui remontrerent doucement aux plus échauffez, qu'on n'avoit [25] jamais eu deſſein de les contraindre dans l'exercice de leur Religion; que le Nonce n'étoit venu à Conſtantinople que pour les affaires des Latins, & qu'ils auroient tout ſujet de ſe louer de la ſage conduite de l'Empereur, de qui ils avoient reçu juſqu'alors tant de marques de tendreſſe.

Il y a toute apparence que la Religion n'étoit qu'un prétexte, & que les ſeditieux auroient porté plus loin leur reſſentiment, s'ils n'euſſent eu quelque apprehenſion de l'armée Imperiale, qui n'étoit campée qu'à trois lieues de Conſtantinople, & qui n'attendoit que l'ordre du Prince.

Ces troubles étant heureuſement appaiſez, Henri à la tête de ſon armée, prit la route de Theſſalonique; ce voiage lui fut funeſte, puiſqu'il y perdit l'Empire & la vie, par la perfidie de l'Imperatrice ſa femme. Ce Prince quelque tems aprés ſon avenement à l'Empire, avoit épouſé la fille du Marquis de Monſerrat: mais cette Princeſſe étant morte ſans enfans, il épouſa en ſecondes nôces la fille de [26] Jean Roi des Bulgares. Il eſt vrai qu'Henri aidé de ce Roi ſon beaupere, reprit en peu de tems les Villes dont les Grecs s'étoient emparez à la mort de Baudouin; mais le gendre & le beaupere qui avoient des interêts bien differens, ne furent pas longtems en bonne intelligence. En étant donc venus à une guerre ouverte, l'Imperatrice qui ne put ſouffrir que ſon mari fût l'ennemi de ſon pere, en témoigna du reſſentiment en diverſes rencontres; mais ſon chagrin n'avoit aucun effet ſur l'eſprit de l'Empereur. Elle prit enfin la cruelle reſolution de travailler ſecretement à ſe defaire de lui. Pour y réuſſir, elle gagna les Officiers Grecs qui approchoient de plus prés ſa perſonne, & auſquels Henri par inclination, ou par politique ſe confioit davantage, quelque raiſon qu'il eût de ſe défier de cette nation, aprés avoir aſſez reconnu dans la derniere ſédition ſon penchant à la revolte.

Cependant Sanudo aiant appris que l'Empereur n'étoit plus qu'à une journée [27] de Theſſalonique, alla au devant de lui avec ſon fils: il en fut reçu avec toute ſorte de témoignages d'amitié & de bienveillance; & Henri perſuadé de l'attachement que Sanudo avoit pour ſa perſonne, lui déclara avec beaucoup de confiance l'embarras où il s'étoit trouvé avant ſon départ, par la revolte preſque générale de tous les Grecs: Sanudo lui fit entendre avec ſa ſranchiſe ordinaire, qu'un excés de bonté qui lui étoit naturelle, lui faiſoit prendre confiance trop indifféremment en ceux qui avoient l'honneur de l'approcher: qu'il y en avoir même qu'Elle admettoit en ſes conſeils les plus ſecrets, tous ennemis domeſtiques dont il devoit plus ſe défier, que de ceux qui lui faiſoient une guerre ouverte.

Ces remontrances toucherent d'autant plus l'Empereur, qu'il étoit perſuadé qu'elles partoient d'un zele extraordinaire pour ſa perſonne & pour ſon état: il y fit des réflexions; mais il crut qu'il falloit diſſimuler juſques [28] à ce qu'il fût de retour à Conſtantinople. Toutes ces meſures furent inutiles; ce Prince reſſentit peu de tems aprés une cruelle colique, que lui cauſa un breuvage empoiſonné qu'on lui avoit preſenté dans un repas. Il reconnut la cauſe de ſon mal, mais il n'étoit plus tems d'y remedier: ainſi il ne ſongea qu'à ſe diſpoſer à la mort. Aiant donc fait venir les principaux Officiers de ſon armée & les Seigneurs de ſa Cour, il confirma ſolennellement Demetrius fils de Boniface de Monſerrat dans la poffeſſion du Roiaume de Theſſalie, & declara en même-tems Ange Sanudo ſucceſſeur au Duché de l'Archipel, aprés la mort du Duc Marc ſon pere; & deux heures aprés il expira le onziéme Juin l'an 1216, aprés avoir gouverné l'Empire l'eſpace de dix ans. Il laiſſa pour Régent Conon de Bethune.

Aprés que les Latins qui étoient en Orient furent revenus de la consternation où les avoit jettez une mort ſi ſoudaine & ſi imprevûe, les Princes s'aſſemblerent pour proceder à l'élection [29] d'un nouvel Empereur; Henri n'aiant point laiſſé d'héritier qui lui pût ſucceder; & d'un commun ſuffrage élurent Pierre de Courtenay, Comte d'Auxere, qui avoit épouſé la ſœur du Prince défunt.

Cette élection faite, le Duc s'en retourna à Naxe, laiſſant ſon fils à Theſſalonique avec la meilleure partie de ſes troupes, pour s'oppoſer à Theodore Comnene Prince d'Epire, qui s'avançoit à grandes journées vers la Theſſalie, & pour obtenir du nouvel Empereur la confirmation de l'alliance faite avec ſon predeceſſeur.

Il y avoit prés d'un an que le Duc étoit de retour à Naxe, lorſque ſon fils lui apporta la triſte nouvelle de la mort de Pierre de Courtenay, qui venoit d'être lâchement aſſaſſiné par Comnene.

Courtenay à la premiere nouvelle de ſon élection étoit allé à Rome, pour y recevoir la Couronne Impériale de la main du Pape Honorius. La ceremonie achevée, il en partit pour ſe rendre à Conſtantinople avec toute ſa [30] famille. Il étoit accompagné du Cardinal Colonne, que le Pape envoioit Legat en Hongrie. Etant à Brinde il fit embarquer ſa femme & ſes enfans, pour Conſtantinople, où ils arriverent heureuſement; & lui ſe mit ſur une galére Venitienne qui le porta en Dalmatie, pour continuer de là ſon chemin par la Theſſalie, par la Grece & par la Thrace. Il viſita en paſſant quelques places de l'Empire, & aſſiega la Ville de Duras à la priere des Venitiens, qui lui fournirent quelques troupes, avec leſquelles il eſperoit ſe rendre maître de la perſonne de Comnene qui s'y étoit renfermé. Mais aprés divers aſſauts inutiles, il crut ne devoir pas rejetter les propoſitions de paix que lui faiſoit Comnene qui avoit déja pris le titre d'Empereur d'Orient, pretendant qu'en qualité de plus proche parent d'Emmanuel Comnene, il avoit droit de lui ſucceder à l'Empire. Ce Grec ſourbe & diſſimulé invita Courtenay à un grand repas, ſous prétexte d'établir entr'eux une étroite amitié & une paix ſolide; mais ce perfide [31] au milieu de la fête, & lorſque tout le monde étoit en joie, fit entrer dans la ſalle plusieurs meurtriers qui le poignarderent inhumainement aux yeux des conviez.

Quelques hiſtoriens racontent cet aſſaſſinat d'une autre maniere; ils diſent qu'il ſe fit proche des bois de Theſſalie, qu'on appelloit anciennement Tempé où l'Empereur étoit allé prendre le divertiſſement de la chaſſe: ce qui eſt certain, c'eſt que les Venitiens étonnez de cette mort tragique, conclûrent une tréve de cinq ans avec Comnene, dont la puiſſance commençoit à être redoutable dans l'Orient.

La mort du Duc Sanudo ſuivit de prés celle de Pierre de Courtenay: il fut attaqué d'une fiévre violente dont il mourut âgé de 67 ans l'an 1220, aprés avoir gouverné ſon Etat fort heureuſement prés de douze ans.

Ce Prince avoit d'excellentes qualitez, & parmi d'autres qui ne l'étoient gueres. Il étoit prudent, courageux: mais il ſe laiſſa trop emporter à ſon [32] ambition, & à la paſſion de s'agrandir; témoin la trahiſon de Candie, que la poſterité ne lui pardonnera jamais. Au reſte, il étoit d'un tempérament robuſte, d'une taille majeſtueuſe, d'un eſprit vif & penetrant, magnifique, bienfaiſant, liberal envers ſes ſujets. Il laiſſa pour ſucceſſeur Ange Sanudo ſon fils unique, âgé de 26 ans.

 

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*) voir l'article «Marco Sanudo» sur Wikipédia.