<<< sommaire  <<< page précédente  page suivante >>>



B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Julien Jean Offray de La Mettrie
L'Homme Machine
 


 






 




L ' H o m m e   M a c h i n e

________________________



Il ne suffit pas à un Sage d'étudier la Nature & la Vérité; il doit oser la dire en faveur du petit nombre de ceux qui veulent & peuvent penser; car pour les autres, qui sont volontairement Esclaves des Préjugés, il ne leur est pas plus possible d'atteindre la Vérité, qu'aux Grenouilles de voler.

    Je réduis à deux, les Systêmes des Philosophes sur l'ame de l'Homme. Le premier, & le plus ancien, est le Systême du Matérialisme; le second est celui du Spiritualisme.

    Les Métaphisiciens, qui ont insinué que la Matière pourroit bien avoir la faculté de penser, n'ont pas deshonoré leur Raison. Pourquoi? C'est qu'ils ont un avantage (car ici c'en est un), de s'être mal exprimés. En effet, demander si la Matière peut penser, sans la considérer autrement qu'en elle-même, c'est demander si la Matière peut marquer les heures. On voit d'avance que nous éviterons cet écueil, où Mr. Locke a eu le malheur d'échouer.

    Les Leibnitiens, avec leurs Monades, ont élevé une hypothèse inintelligible. Ils ont plutôt spiritualisé la Matière, que matérialisé l'Ame. Comment peut-on définir un Etre, dont la nature nous est absolument inconnüe?

    Descartes, & tous les Cartésiens, parmi lesquels il y a long-tems qu'on a compté les Mallebranchistes, ont fait la même faute. Ils ont admis deux substances distinctes dans l'Homme, comme s'ils les avoient vües & bien comptées.

    Les plus sages ont dit que l'Ame ne pouvoit se connoître, que par les seules lumières de la Foi: cependant en qualité d'Etres raisonnables, ils ont cru pouvoir se réserver le droit d'examiner ce que l'Ecriture a voulu dire par le mot Esprit, dont elle se sert, en parlant de l'Ame humaine; & dans leurs recherches, s'ils ne sont pas d'accord sur ce point avec les Théologiens, ceux-ci le sont-ils davantage entr'eux sur tous les autres?

    Voici en peu de mots le résultat de toutes leurs réfléxions.

    S'il y a un Dieu, il est Auteur de la Nature, comme de la Révélation; il nous a donné l'une, pour expliquer l'autre; & la Raison, pour les accorder ensemble.

    Se défier des connoissances qu'on peut puiser dans les Corps animés, c'est regarder la Nature & la Révélation, comme deux contraires qui se détruisent; & par conséquent, c'est oser soutenir cette absurdité: que Dieu se contredit dans ses divers ouvrages, & nous trompe.

    S'il y a une Révélation, elle ne peut donc démentir la Nature. Par la Nature seule, on peut découvrir le sens des paroles de l'Evangile, dont l'expérience seule est la véritable Interprète. En effet, les autres Commentateurs jusqu'ici n'ont fait qu'embrouiller la Vérité. Nous allons en juger par l'Auteur du Spectacle de la Nature. «Il est étonnant, dit-il (au sujet de Mr. Locke), qu'un Homme, qui dégrade notre Ame jusqu'à la croire une Ame de boüe, ose établir la Raison pour juge & souveraine Arbitre des Mystères de la Foi; car, ajoute-t-il, quelle idée étonnante auroit-on du Christianisme, si l'on vouloit suivre la Raison?»

    Outre que ces réfléxions n'éclaircissent rien par rapport à la Foi, elles forment de si frivoles objections contre la Méthode de ceux qui croient pouvoir interpreter les Livres Saints, que j'ai presque honte de perdre le tems à les réfuter.

    1º. L'excellence de la Raison ne dépend pas d'un grand mot vuide de sens (l'immaterialité); mais de sa force, de son étendüe, ou de sa Clair-voyance. Ainsi une Ame de boüe, qui découvriroit, comme d'un coup d'œil, les rapports & les suites d'une infinité d'idées, difficiles à saisir, seroit évidemment préferable à une Ame sote & stupide, qui seroit faite des Elémens les plus précieux. Ce n'est pas être Philosophe, que de rougir avec Pline, de la misère de notre origine. Ce qui paroit vil, est ici la chose la plus précieuse, & pour laquelle la Nature semble avoir mis le plus d'art & le plus d'appareil. Mais comme l'Homme, quand même il viendroit d'une Source encore plus vile en apparence, n'en seroit pas moins le plus parfait de tous les Etres; quelle que soit l'origine de son Ame, si elle est pure, noble, sublime, c'est une belle Ame, qui rend respectable quiconque en est doué.

    La seconde manière de raisonner de Mr. Pluche, me paroit vicieuse, même dans son systême, qui tient un peu du Fanatisme; car si nous avons une idée de la Foi, qui soit contraire aux Principes les plus clairs, aux Vérités les plus incontestables, il faut croire, pour l'honneur de la Révélation & de son Auteur, que cette idée est fausse; & que nous ne connoissons point encore le sens des paroles de l'Evangile.

    De deux choses l'une; ou tout est illusion, tant la Nature même, que la Révélation; ou l'expérience seule peut rendre raison de la Foi. Mais quel plus grand ridicule que celui de notre Auteur? Je m'imagine entendre un Péripaticien, qui diroit: «Il ne faut pas croire l'expérience de Toricelli: car si nous la croyions, si nous allions bannir l'horreur du vuide, quelle étonnante Philosophie aurions-nous?»

    J'ai fait voir combien le raisonnement de Mr. Pluche est vicieux 1), afin de prouver premièrement, que s'il y a une Révélation, elle n'est point suffisamment démontrée par la seule autorité de l'Eglise, & sans aucun examen de la Raison, comme le prétendent tous ceux qui la craignent. Secondement, pour mettre à l'abri de toute attaque la Méthode de ceux qui voudroient suivre la voit que je leur ouvre, d'interpreter les choses surnaturelles, incomprehensibles en soi, par les lumières que chacun a reçües de la Nature.

    L'expérience & l'observation doivent donc seules nous guider ici. Elles se trouvent sans nombre dans les Fastes des Médecins, qui ont été Philosophes, & non dans les Philosophes, qui n'ont pas été Médecins. Ceux-ci ont parcouru, ont éclairé le Labyrinthe de l'Homme; ils nous ont seuls dévoilé ces ressorts cachés sous des evelopes, qui dérobent à nos yeux tant de merveilles. Eux seuls, contemplant tranquillement notre Ame, l'ont mille fois surprise, & dans sa misère, & dans sa grandeur, sans plus la mépriser dans l'un de ces états, que l'admirer dans l'autre. Encore une fois, voilà les seuls Physiciens qui aient droit de parler ici. Que nous diroient les autres, & sur-tout les Théologiens? N'est-il pas ridicule de les entendre décider sans pudeur, sur un sujet qu'ils n'ont point été à portée de connoître, dont ils ont été au contraire entièrement détournés par des Etudes obscures, qui les ont conduits à mille préjugés, & pour tout dire en un mot, au Fanatisme, qui ajoute encore à leur ignorance dans le Mécanisme des Corps?

    Mais quoique nous aïons choisi les meilleurs Guides, nous trouverons encore beaucoup d'épines & d'obstacles dans cette carrière.

    L'Homme est une Machine si composée, qu'il est impossible de s'en faire d'abord une idée claire, & conséquemment de la définir. C'est pourquoi toutes les recherches que les plus grands Philosophes ont faites à priori, c'est à dire, en voulant se servir en quelque sorte des aîles de l'Esprit, ont été vaines. Ainsi ce n'est qu'à posteriori, ou en cherchant à demêler l'Ame, comme au travers des Organes du corps, qu'on peut, je ne dis pas, découvrir avec évidence la nature même de l'Homme, mais atteindre le plus grand degré de probabilité possible sur ce sujet.

    Prenons donc le bâton de l'expérience, & laissons là l'Histoire de toutes les vaines opinions des Philosophes. Etre Aveugle, & croire pouvoir se passer de ce bâton, c'est le comble de l'aveuglement. Qu'un Moderne a bien raison de dire qu'il n'y a que la vanité seule, qui ne tire pas des causes secondes, le même parti que des premières! On peut & on doit même admirer tous ces beaux Génies dans leurs travaux les plus inutiles:; les Descartes, les Mallebranches, les Leibniz, les Wolfs, &c. mais quel fruit, je vous prie, a-t-on retiré de leurs profondes Méditations & de tous leurs Ouvrages? Commençons donc, & voions, non ce qu'on a pensé, mais ce qu'il faut penser pour le repos de la vie.

    Autant de tempéramens, autant d'esprits, de caractères & de mœurs différentes. Galien même a connu cette vérité, que Descartes a poussée loin, jusqu'à dire que la Medecine seule pouvoit changer les Esprits & les mœurs avec le Corps. Il est vrai que la Mélancolie, la Bile, le Phlegme, le Sang, &c. suivant la nature, l'abondance & la diverse combinaison de ces humeurs, de chaque Homme font un Homme différent.

    Dans les maladies, tantôt l'Ame s'éclipse & ne montre aucun signe d'elle-même; tantôt on diroit qu'elle est double, tant la fureur la transporte; tantôt l'imbécillité se dissipe: & la convalescence, d'un Sot fait un Homme d'esprit. Tantôt le plus beau Génie devenu stupide, ne se reconnoit plus. Adieu toutes ces belles connoissances acquises à si grands frais, & avec tant de peine!

    Ici c'est un Paralitique, qui demande si sa jambe est dans son lit: Là c'est un Soldat qui croit avoir le bras qu'on lui a coupé. La mémoire de ses anciennes sensations, & du lieu, où son Ame les rapportoit, fait son illusion, & son espece de délire. Il suffit de lui parler de cette partie qui lui manque, pour lui en rappeller & faire sentir tous les mouvemens; ce qui se fait avec je ne sai quel déplaisir d'imagination qu'on ne peut exprimer.

    Celui-ci pleure, comme un Enfant, aux approches de la Mort, que celui-là badine. Que falloit-il à Canus Julius, à Séneque, à Pétrone, pour changer leur intrépidité, en pusillanimité, ou en poltronnerie? Une obstruction dans la rate, dans le foie, un embarras dans la veine porte. Pourquoi? Parce que l'imagination se bouche avec les viscères; & de là naissent tous ces singuliers Phénomènes de l'affection hystérique & hypocondriàque. Que dirois-je de nouveau sur ceux qui s'imaginent être transformés en Loups-garoux, en Coqs, en Vampires, qui croient que les Morts les sucent? Pourquoi m'arrêterois-je à ceux qui croient leur nez, ou autres membres de verre, & à quil il faut conseiller de coucher sur la paille, de peur qu'ils ne se cassent; afin qu'ils en retrouvent l'usage & la véritable chair, lorsque mettant le feu à la paille, on leur fait craindre d'être brûlés: frayeur qui a quelquefois guéri la Paralysie? Je dois légèrement passer sur des choses connues de tout le Monde.

    Je ne serai pas plus long sur le détail des effets du Sommeil. Voiez ce Soldat fatigué! Il ronfle dans la tranchée, au bruit de cent pièces de canon! Son Ame n'entend rien, son Sommeil est une parfaite Apoplexie. Une Bombe va l'écraser; il sentira peut-être moins ce coup qu'un Insecte qui se trouve sous le pié.

    D'un autre côté, cet Homme que la Jalousie, la Haine, l'Avarice, ou l'Ambition dévore, ne peut trouver aucun repos. Le lieu le plus tranquille, les boissons les plus fraîches & les plus calmantes, tout est inutile à qui n'a pas délivré son cœur du tourment des Passions.

    L'Ame & le Corps s'endorment ensemble. A mesure que le mouvement du sang se calme, un doux sentiment de paix & de tranquillité se répand dans toute la Machine; l'Ame se sent mollement s'appésantir avec les paupières & s'affaisser avec les fibres du cerveau: elle devient ainsi peu à peu comme paralitique, avec tous les muscles du corps. Ceux-ci ne peuvent plus porter le poids de la têre; celle-là ne peut plus soutenir le fardeau de la pensée; elle est dans le Sommeil, comme n'étant point.

    La circulation se fait-elle avec trop de vitesse? l'Ame ne peut dormir. L'Ame est-elle trop agitée? le Sang ne peut se calmer; il galope dans les veines avec un bruit qu'on entend: telles sont les deux causes réciproques de l'insomnie. Une seule fraieur dans les Songes fait battre le cœur à coups redoublés, & nous arrache à la nécessité, ou à la douceur du repos, comme feroient une vive douleur, ou des besoins urgens. Enfin, comme la seule cessation des fonctions de l'Ame procure le Sommeil, il est, même pendant la veille (qui n'est alors qu'une demie veille) des sortes de petits Sommeils d'Ame très fréquens, des Rêves à la Suisse, qui prouvent que l'Ame n'attend pas toujours le corps pour dormir; car si elle ne dort pas tout-à-fait, combien peu s'en faut-il! puisqu'il lui est impossible d'assinger un seul objet auquel elle ait prêté quelque attention, parmi cette foule inombrable d'idées confuses, qui comme autant de nuages, remplissent, pour ainsi dire, l'Atmosphère de notre cerveau.

    L'Opium a trop de rapport avec le Sommeil qu'il procure, pour ne pas le plaver ici. Ce remede enivre, ainsi que le vin, le caffé &c. chacun à sa manière, & suivant sa dose. Il rend l'Homme heureux dans un état qui sembleroit devoir être le tombeau du sentiment, comme il est l'image de la Mort. Quelle douce Léthargie! L'Ame n'en voudroit jamais sortir. Elle étoit en proie aux plus grandes douleurs; elle ne sent plus que le seul plaisir de ne plus souffrir, & de joüir de la plus charmante tranquillité. L'Opium change jusqu'à la volonté; il force l'Ame qui vouloit veiller & se divertir, d'aller se mettre au Lit malgré elle. Je passe sous silence l'Histoire des Poisons.

    C'est en fouëttant l'imagination, que le Caffé, cet Antidote du Vin, dissipe nos maux de tête & nos chagrins, sans nous en ménager, comme cette Liqueur, pour le lendemain.

    Contemplons l'Ame dans ses autres besoins.

    Le corps humain est une Machine qui monte elle-même ses ressorts; vivante image du mouvement perpetuel. Les alimens entretiennent ce que la fièvre excite. Sans eux l'Ame languit, entre en fureur, & meurt abattüe. C'est une bougie dont la lùmière se ranime, au moment de s'éteindre. Mais nourrissez le corps, versez dans ses tuiaux des Sucs vigoureux, des liqueurs fortes; alors l'Ame, généreuse comme elles, s'arme d'un fier courage, & le Soldat que l'eau eût fait fuir, devenu féroce, court gaiement à la mort au bruit des tambours. C'est ainsi que l'eau chaude agite un sang, que l'eau froide eût calmé.

    Quelle puissance d'un Repas! La joie renaît dans un cœur triste; elle passe dans l'Ame des Convives qui l'expriment par d'aimables chansons, où le François excelle. Le Mélancolique seul est accablé, & l'Hornme d'étude n'y est plus propre.

    La viande crue rend les animaux féroces; les hommes le deviendroient par la même nourriture. Cette férocité produit dans l'Ame l'orgueil, la haine, le mépris des autres Nations, l'indocilité & autres sentimens, qui dépravent le caractère, comme des alimens grossiers font un esprit lourd, épais, dont la paresse & l'indolence sont les attributs favoris.

    Mr. Pope a bien connu tout l'empire de la gourmandise, lorsqu'il dit: «Le grave Catius parle toujours de vertu, & croit que, qui souffre les Vicieux, est vicieux lui-même. Ces beaux sentimens durent jusqu'à l'heure du diner; alors il préfère un scélerat, qui a une table délicate, à un Saint frugal.»

    «Considerez, dit-il ailleurs, le même Homme en santé, ou en maladie; possedant une belle charge, ou l'aiant perdue; vous le verrez chérir la vie, ou la détester, Fou à la chasse, Ivrogne dans une Assemblée de Province, Poli au bal, bon Ami en Ville, sans foi à la Cour.»

    On a vû en Suisse un Baillif, nommé Mr. Steiguer de Wittighofen; il étoit à jeun le plus intègre, & même le plus indulgent des juges; mais malheur au miserable qui se trouvoit sur la Sellette, lorsqu'il avoit fait un grand dîner! Il étoit homme à faire pendre l'innocent, comme le coupable.

    Nous pensons, & même nous ne sommes honnêtes Gens, que comme nous sommes gais, ou braves; tout dépend de la manière dont notre Machine est montée. On diroit en certains momens que l'Ame habite dans l'estomac, & que Van Helmont en mettant son siége dans le pylore, ne se seroit trompé, qu'en prenant la partie pour le tout.

    A quels excès la faim cruelle peut nous porter! Plus de respect pour les entrailles auxquelles on doit, ou on a donné la vie; on les déchire à belles dents, on s'en fait d'horribles festins; & dans la fureur, dont on est transporté, le plus foible est toujours la proie du plus fort.

    La grossesse, cette Emule desirée des pâles couleurs, ne se contente pas d'amener le plus souvent à sa suite les goûts dépravés qui accompagnet ces deux états: elle a quelquefois fait éxécuter à l'Ame les plus affreux complots; effets d'une manie subite, qui étouffe jusqu'à la Loi naturelle. C'est ainsi que le cerveau, cette Matrice de l'esprit, se pervertit à sa manière, avec celle du corps.

    Quelle autre fureur d'Homme, ou de Femme, dans ceux que la continence & la santé poursuivent! C'est peu pour cette Fille timide & modeste d'avoir perdu toute honte & toute pudeur; elle ne regarde plus l'Inceste, que comme une femme galante regarde l'Adultère. Si ses besoins ne trouvent pas de promts soulagemens, ils ne se borneront point aux simples accidens d'une passion Utérine, à la Manie, &c. cette malheureuse mourra d'un mal, dont il y a tant de Médecins.

    Il ne faut que des yeux pour voir l'Influence nécessaire de l'âge sur la Raison. L'Ame suit les progrès du corps, comme ceux de l'Education. Dans le beau sexe, l'Ame suit encore la délicatesse du tempérament: de là cette tendresse, cette affection, ces sentimens vifs, plutôt fondés sur la passion, que sur la raison; ces préjugés, ces superstitions, dont la forte empreinte peut à peine s'effacer &c. L'Homme, au contraire, dont le cerveau & les nerfs participent de la fermeté de tous les solides, a l'esprit, ainsi que les traits du visage, plus nerveux: l'Education, dont manquent les femmes, ajoute encore de nouveaux degrés de force à son ame. Avec de tels secours de la Nature & de l'art, comment ne seroit-il pas plus reconnoissant, plus généreux, plus constant en amitié, plus ferme dans l'adversité? &c. Mais, suivant à peu près la pensée de l'Auteur des Lettres sur les Physionomies; Qui joint les graces de l'Esprit & du Corps à presque tous les sentimens du cœur les plus tendres & les plus délicats, ne doit point nous envier une double force, qui ne semble avoir été donnée à l'Homme; l'une, que pour se mieux pénétrer des attraits de la beauté; l'autre, que pour mieux servir à ses plaisirs.

    Il n'est pas plus nécessaire d'être aussi grand Physionomiste, que cet Auteur, pour deviner la qualité de l'esprit, par la figure, ou la forme des traits, lorsqu'ils sont marqués jusqu'à un certain point; qu'il ne l'est d'être grand Medecin, pour connoitre un mal accompagné de tous ses symptomes évidens. Examinez les Portraits de Locke, de Steele, de Boerhaave, de Maupertuis, &c. vous ne serez point surpris de leur trouver des Physionomies fortes, des yeux d'Aigle. Parcourez-en une infinité d'autres, vous distinguerez toujours le beau du grand Génie, & même souvent l'honnête Homme du Fripon.  2)

    L'Histoire nous offre un mémorable exemple de la puissance de l'air. Le fameux Duc de Guise étoit si fort convaincu que Henri III. qui l'avoit eu tant de fois en son pouvoir, n'oseroit jamais l'assassiner, qu'il partit pour Blois. Le Chancelier Chiverni apprenant son départ, s'écria: voila an Homme perdu. Lorsque sa fatale prédiction fut justifiée par l'évènement, on lui en demanda la raison. Il y a vingt ans, dit-il, que je connois le Roi; il est naturellement bon & même foible; mais j'ai observé qu'un rien l'impatiente & le met en fureur, lorsqu'il fait froid.

    Tel Peuple a l'esprit lourd & stupide; tel autre l'a vif, léger, pénétrant. D'où cela vient-il? si ce n'est en partie, & de la nourriture qu'il prend, & de la semence de ses Pères  3), & de ce Cahos de divers élémens qui nagent dans l'immensité de l'air? L'esprit a comme le corps, ses maladies épidémiques & son scorbut.

    Tel est l'empire du Climat, qu'un Homme qui en change, se ressent malgré lui de ce changement. C'est une Plante ambulante, qui s'est elle-même transplantée; si le Climat n'est plus le même, il est juste qu'elle dégénère, ou s'améliore.

    On prend tout encore de ceux avec qui l'on vit, leurs gestes, leurs accens &c. comme la paupière se baisse à la menace du coup dont on est prévenu, ou par la même raison que le corps du Spectateur imite machinalement, & malgré lui, tous les mouvemens d'un bon Pantomime.

    Ce que je viens de dire prouve que la meilleure Compagnie pour un Homme d'esprit, est la sienne, s'il n'en trouve une semblable. L'Esprit se rouïlle avec ceux qui n'en ont point, faute d'être exercé: à la paume, on renvoit mal la bale, à qui la sert mal. J'aimerois mieux un Homme intelligent, qui n'auroit eu aucune éducation, que s'il en eût eu une mauvaise, pourvû qu'il fût encore assez jeune. Un Esprit mal conduit, est un Acteur que la Province a gâté.

    Les divers Etats de l'Ame sont donc toujours corrélatifs à ceux du corps. Mais pour mieux démontrer toute cette dépendance, & ses causes, servons-nous ici de l'Anatomie comparée; Ouvrons les entrailles de l'Homme & des Animaux. Le moien de connoître la Nature humaine, si l'on n'est éclairé par une juste parallèle de la Structure des uns & des autres!

    En général la forme & la composition du cerveau des Quadrupèdes est à peu près la même, que dans l'Homme. Même figure, même disposition partout; avec cette difference essentielle, que l'Homme est de tous les Animaux, celui qui a le plus de cerveau, & le cerveau le plus tortueux, en raison de la masse de son corps: Ensuite le Singe, le Castor, l'Eléphant, le Chien, le Renard, le Chat &c. voilà les Animaux qui ressemblent le plus à l'Homme; car on remarque aussi chez eux la même Analogie graduée, par rapport au corps calleux, dans lequel Lancisi avoit établi le siége de l'Ame, avant feu M. de la Peyronie, que cependant a illustré cette opinion par une foule d'expériences.

    Après tous les Quadrupèdes, ce sont les Oiseaux qui ont le plus de cerveau. Les Poissons ont la tête grosse; mais elle est vuide de sens, comme celle de bien des Hommes. Ils n'ont point de corps calleux, & fort peu de cerveau, lequel manquent aux Insectes.

    Je ne me répandrai point en un plus long détail des variétés de la Nature, ni en conjectures, car les unes & les autres sont infinies; comme on en peut juger, en lisant les seuls Traités de Willis De Cerebro & de Anima Brutorum.

    Je concluerai seulement ce qui s'ensuit clairement de ces incontestables Observations, 1º. que plus les Animaux sont farouches, moins ils ont de cerveau; 2º. que ce viscère semble s'agrandir en quelque sorte, à proportion de leur docilité; 3º. qu'il y a ici une singulière condition imposée éternellement par la Nature, qui est que, plus on gagnera du côté de l'Esprit, plus on perdra du côté de l'instinct. Lequel l'emporte de la perte; ou du gain?

    Ne croiez pas au reste que je veuille prétendre par là que le seul volume du cerveau suffise pour faire juger du degré de docilité des Animaux; il faut que la qualité réponde encore à la quantité, & que les solides & les fluides soient dans cet équilibre convenable qui fait la santé.

    Si l'imbécile ne manque pas de cerveau, comme on le remarque ordinairement, ce viscère péchera par une mauvaise consistance, par trop de molesse, par exemple. Il en est de même des Fous; les vices de leur cerveau ne se dérobent pas toujours à nos recherches; mais si les causes de l'imbécillité, de la folie &c. ne sont pas sensibles, où aller chercher celles de la variété de tous les Esprits? Elles échaperoient aux yeux des Linx & des Argus. Un rien, une petite fibre, quelque chose que la plus subtile Anatomie ne peut découvrir, eût fait deux Sots, d'Erasme, & de Fontenelle, qui le remarque lui-même dans un de ses meilleurs Dialogues.

    Qutre la molesse de la moëlle du cerveau, dans les Enfans, dans les petits Chiens & dans les Oiseaux, Willis a remarqué que les Corps canelés sont effacés, & comme décolorés, dans tous ces Animaux; & que leurs Stries sont aussi imparfaitement formés que dans les Paralytiques. Il ajoute, ce qui est vrai, que l'Homme a la protubérance annulaire fort grosse; & ensuite toujours diminutivement par degrés, le Singe & les autres Animaux nommés cidevant, tandis que le Veau, le Bœuf, le Loup, la Brebis, le Cochon, &c. qui ont cette partie d'un très petit volume, ont les Nates & Testes fort gros.

    On a beau être discret & réservé sur les conséquences qu'on peut tirer de ces Observations, & de tant d'autres, sur l'espèce d'inconstance des vaisseaux & des nerfs &c.: tant de variétés ne peuvent être des jeux gratuits de la Nature. Elles prouvent du moins la nécessité d'une bonne & abondante organisation, puisque dans tout le Régne Animal l'Ame se raffermissant avec le corps, acquiert de la Sagacité, à mesure qu'il prend des forces.

 
___________


    1)
Il péche evidemment par une pétition de Principe.
 
    2)
On a remarqué, par exemple, qu'un Poete célebre réunit (dans son Portrait) l'air d'un Filou, avec le feu de Prométhée.
 
    3)
L'Histoire des Animaux & des Hommes prouve l'Empire de la semence des Pères sur l'Esprit & le corps des Enfans.
 
 
 
<<< sommaire  <<< page précédente  page suivante >>>