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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Julien Jean Offray de La Mettrie
L'Homme Machine
 


 






 




    Pourquoi la vüe, ou la simple idée d'une belle femme nous cause-t-elle des mouvemens & des désirs singuliers? Ce qui se passe alors dans certains organes, vient-il de la nature même de ces organes? Point du tout; mais du commerce & de l'espèce de sympathie de ces muscles avec l'imagination. Il n'y a ici qu'un premier ressort excité par le beneplacitum des Anciens, ou par l'image de la beauté, qui en excite un autre, lequel étoit fort assoupi, quand l'imagination l'a éveillé: & comment cela, si ce n'est par le désordre & le tumulte du sang & des esprits, qui galopent avec une promptitude extraordinaire, & vont gonfler les corps caverneux?

    Puisqu'il est des communications évidentes entre la Mère & l'Enfant  8), & qu'il est dur de nier des faits rapportés par Tulpins, & par d'autres Ecrivains aussi dignes de foi (il n'y en a point qui le soient plus), nous croirons que c'est par la même voit que le fœtus ressent l'impétuosité de l'imagination maternelle, comme une cire molle reçoit toutes sortes d'impressions; & que les mêmes traces, on Envies de la Mère, peuvent s'imprimer sur le fœtus, sans que cela puisse se comprendre, quoi qu'en disent Blondel & tous ses adhérens. Ainsi nous faisons réparation d'honneur au P. Malebranche, beaucoup trop raillé de sa crédulité par des Auteurs qui n'ont point observé d'assez près la Nature, & ont voulu l'assujettir à leurs idées.

    Voiez le Portraie de ce fameux Pope, le Voltaire des Anglois. Les Efforts, les Nerfs de son Génie sont peints sur sa Physionomie; Elle est toute en convulsion; ses yeux sortent de l'Orbite, ses sourcils s'élèvent avec les muscles du Front. Pourquoi? C'est que l'origine des Nerfs est en travail, & que tout le corps doit se ressentir d'une espèce d'accouchement aussi laborieux. S'il n'y avoit une corde interne qui tirât ainsi celles du dehors, d'où viendroient tous ces phénomènes? Admettre une Ame, pour les expliquer, c'est être réduit à l'Operation du St. Esprit.

    En effet si ce qui pense en mon Cerveau, n'est pas une partie de ce Viscère, & conséquemment de tout le Corps, pourquoi lorsque tranquille dans mon lit je forme le plan d'un Ouvrage, ou que je poursuis un raisonnement abstrait, pourquoi mon sang s'échaufe-t-il? Pourquoi la fièvre de mon Esprit passe-t-elle dans mes Veines? Demandez-le aux Hommes d'Imagination, aux grands Poëtes, à ceux qu'un sentiment bien rendu ravit, qu'un goût exquis, que les charmes de la Nature, de la Vérité, ou de la Vertu, transportent! Par leur Entousiasme, par ce qu'ils vous diront avoir éprouvé, vous jugerez de la cause par les effets: par cette Harmonie, que Borelli, qu'un seul Anatomiste a mieux connüe que tous les Leibnitiens, vous connoitrez l'Unité matérielle de l'Homme. Car enfin si la tension des nerfs qui fait la douleur, cause la fièvre, par laquelle l'Esprit est troublé, & n'a plus de volonté; & que réciproquement l'Esprit trop exercé trouble le corps, & allume ce feu de consomption qui a enlevé Bayle dans un âge si peu avancé; si telle titillation me fait vouloir, me force de désirer ardemment ce dont je ne me souciois nullement le moment d'auparavant; si à leur tour certaines traces du Cerveau excitent le même prurit & les mêmes désirs, pourquoi faire double, qui n'est évidemment qu'un? C'est en vain qu'on se récrie sur l'empire de la Volonté. Pour un ordre qu'elle donne, elle subit cent fois le joug. Et quelle merveille que le corps obéisse dans l'état sain, puisqu'un torrent de sang & d'esprits vient l'y forcer; la volonté aiant pour Ministres une légion invisible de fluides plus vifs que l'Eclair, & toujours prêts à la servir! Mais comme c'est par les Nerfs que son pouvoir s'exerce, c'est aussi par eux qu'il est arrêté. La meilleure volonté d'un Amant épuisé, les plus violens désirs lui rendront-ils sa vigueur perdüe? Hélas! non; & elle en sera la première punie, parce que, posées certaines circonstances, il n'est pas dans sa puissance de ne pas vouloir du plaisir. Ce que j'ai dit de la Paralysie &c. revient ici.

    La Jaunisse vous surprend! Ne savez-vous pas que la couleur des corps dépend de celle des verres au travers desquels on les regarde! Ignorez-vous que telle est la teinte des humeurs, telle est celle des objets, au moins par rapport à nous, vains joüets de mille illusions. Mais ôtez cette teinte de l'humeur aqueuse de l'œil; faites couler la Bile par son tamis naturel; alors l'Ame aiant d'autres yeux, ne verra plus jaune. N'est-ce pas encore ainsi qu'en abattant la Cataracte, ou en injectant le Canal d'Eustachi, on rend la Vüe aux Aveugles, & l'Ouïe aux Sourds? Combien de gens qui n'étoient peut-être que d'habiles Charlatans dans des siècles ignorans, on passé pour faire de grands Miracles! La belle Ame & la puissante Volonté qui ne peut agir, qu'autant que les dispositions du corps le lui permettent, & dont les goûts changent avec l'âge & la fièvre! Faut-il donc s'étonner si les Philosophes ont toujours eu en vüe la santé du corps, pour conserver celle de l'Ame? si Pythagore a aussi soigneusement ordonné la Diète, que Platon a défendu le vin? Le Régime qui convient au corps, est toujours celui par lequel les Medecins sensés prétendent qu'on doit préluder, lorsqu'il s'agit de former l'Esprit, de l'élever à la connoissance de la vérité & de la vertu, vains sons dans le désordre des Maladies & le tumulte des Sens! Sans les Préceptes de l'Hygiène, Epictète, Socrate, Platon &c. prêchent en vain: toute morale est infructueuse, pour qui n'a pas la sobriété en partage; c'est la source de toutes les Vertus, comme l'Intempérance est celle de tous les Vices.

    En faut-il davantage, (& pourquoi irois-je me perdre dans l'Histoire des passions, qui toutes s'expliquent par l'enormwn d'Hippocrate,) pour prouver que l'Homme n'est qu'un Animal, ou un Assemblage de ressorts, qui tous se montent les uns par les autres, sans qu'on puisse dire par quel point du cercle humain la Nature a commencé? Si ces ressorts diffèrent entr'eux, ce n'est donc que par leur Siége, & par quelques degrés de force, & jamais par leur Nature; & par consequent l'Ame n'est qu'un principe de mouvement, ou une Partie matérielle sensible du Cerveau, qu'on peut, sans craindre l'erreur, regarder comme un ressort principal de toute la Machine, qui a une influence visible sur tous les autres, & même paroit avoir été fait le premier; en sorte que tous les autres n'en seroient qu'une émanation, comme on le verra par quelques Observations que je rapporterai, & qui ont été faites sur divers Embryons.

    Cette oscillation naturelle, ou propre à notre Machine, & dont est douée chaque fibre, &, pour ainsi dire, chaque Elément fibreux, semblable à celle d'une Pendule, ne peut toujours s'exercer. Il faut la renouveller, à mesure qu'elle se perd; lui donner des forces, quand elle languit; l'affoiblir, lorsqu'elle est opprimée par un excès de force & de vigueur. C'est en cela seul que la vraie Médecine consiste.

    Le corps n'est qu'une horloge, dont le nouveau chyle est l'horloger. Le premier soin de la Nature, quand il entre dans le sang, c'est d'y exciter une sorte de fièvre, que les Chymistes qui ne rêvent que fourneaux, ont dû prendre pour une fermentation. Cette fièvre procure une plus grande filtration d'esprits, qui machinalement vont animer les Muscles & le Cœur, comme s'ils y étoient envoiés par ordre de la Volonté.

    Ce sont donc les causes ou les forces de la vie, qui entretiennent ainsi durant 100 ans le mouvement perpetuel des solides & des fluides, aussi nécessaire aux uns qu'aux autres. Mais qui peut dire si les solides contribuent à ce jeu, plus que les fluides, & vice versa? Tout ce qu'on sait, c'est que l'action des premiers seroit bientôt anéantie, sans le secours des seconds. Ce sont les liqueurs qui par leur choc éveillent & conservent l'élasticité des vaisseaux, de laquelle dépend leur propre circulation. De-là vient qu'après la mort, le ressort naturel de chaque substance est plus ou moins fort encore, suivant les restes de la vie, auxquels il survit, pour expirer le dernier. Tant il est vrai que cette force des parties animales peut bien se conserver & s'augmenter par celle de la Circulation, mais qu'elle n'en dépend point, puisqu'elle se passe même de l'intégrité de chaque Membre, ou Viscère, comme on l'a vû!

    Je n'ignore pas que cette opinion n'a pas été goutée de tous les Savans, & que Staahl sur-tout l'a fort dédaignée. Ce grand Chymiste a voulu nous persuader que l'Ame étoit la seule cause de tous nos mouvemens. Mais c'est parler en Fanatique, & non en Philosophe.

    Pour détruire l'hypothèse Staahlienne, il ne faut pas faire tant d'efforts que je vois qu'on en a faits avant moi. Il n'y a qu'à jetter les yeux sur un joüeur de violon. Quelle souplesse! Quelle agilité dans les doigts! Les mouvemens sont si prompts, qu'il ne paroît presque pas y avoir de succession. Or je prie, ou plutôt je défie les Staahliens de me dire, eux qui connoissent si bien tout ce que peut notre Ame, comment il seroit possible qu'elle exécutât si vite tant de mouvemens, des mouvemens qui se passent si loin d'elle, & en tant d'endroits divers. C'est supposer un joüeur de flûte qui pourroit faire de brillantes cadences sur une infinité de trous qu'il ne connoitroit pas, & auxquels il ne pourroit seulement pas appliquer le doigt.

    Mais disons avec Mr. Hecquet qu'il n'est pas permis à tout le Monde d'aller à Corinthe. Ee pourquoi Staahl n'auroit-il pas été encore plus favorisé de la Nature en qualité d'Homme, qu'en qualité de Chymiste & de Praticien? Il falloit (l'heureux Mortel!) qu'il eût reçu une autre Ame que le reste des Hommes; une Ame souveraine, qui non contente d'avoir quelque empire sur les muscles volontaires, tenoit sans peine les rênes de tous les mouvemens du Corps, pouvoit les suspendre, les calmer, ou les exciter à son gré! Avec une Maitresse aussi despotique, dans les mains de laquelle étoient en quelque sorte les battemens du Cœur & les loix de la Circulation, point de fièvre sans doute; point de douleur; point de langueur; ni honteuse impuissance, ni facheux Priapisme. L'Ame veut, & les ressorts joüent, se dressent, ou se débandent. Comment ceux de la Machine de Staahl se sont-ils si tôt détraqués? Qui a chez soi un si grand Medecin, devroit être immortel.

    Staahl au reste n'est pas le seul qui ait rejetté le principe d'Oscillation des corps organisés. De plus grands esprits ne l'ont pas emploié, lorsqu'ils ont voulu expliquer l'action du Cœur, l'Erection du Penis &c. Il n'y a qu'à lire les Institutions de Medecine de Boerhaave, pour voir quels laborieux & séduisans systêmes, faute d'admettre une force aussi frappante dans le cœur, ce grand Homme a été obligé d'enfanter à la sueur de son puissant génie.

    Willis & Perrault, Esprits d'une plus foible trempe, mais Observateurs assidus de la Nature, (que le fameux Professeur de Leyde n'a guères connüe que par autrui, & n'a eüe, presque que de la seconde main,) paroissent avoir mieux aimé supposer une Ame généralement répandüe par tout le corps, que le principe dont nous parlons. Mais dans cette Hypothèse qui fut celle de Virgile, & de tous les Epicuriens, Hypothèse que l'histoire du Polype sembleroit favoriser à la premiere vüe, les mouvemens qui survivent au sujet dans lequel ils sont inhérens, viennent d'un reste d'Ame, que conservent encore les parties qui se contractent, sans être désormais irritées par le sang & les esprits. D'où l'on voit que ces Ecrivains, dont les ouvrages solides éclipsent aisément toutes les fables Philosophiques, ne se sont trompés que sur le modèle de ceux qui ont donné à la matière la faculté de penser, je veux dire, pour s'être mal exprimés, en termes obscurs, & qui ne signifient rien. En effet, qu'est-ce que ce reste d'Ame, si ce n'est la force motrice des Leibnitiens, mal rendüe par une telle expression, & que cependant Perrault sur-tout a véritablement entrevüe. V. son Traité de la Mécanique des Animaux.

    A présent qu'il est clairement démontré contre les Cartésiens, les Staahliens, les Mallebranchistes, & les Théologiens peu dignes d'être ici placés, que la matière se meut par elle-même, non seulement lorsqu'elle est organisée, comme dans un Cœur entier, par exemple, mais lors même que cette organisation est détruite; la curiosité de l'Homme voudroit savoir comment un Corps, par cela même qu'il est originairement doué d'un soufle de Vie, se trouve en conséquence orné de la faculté de sentir, & enfin par celle-ci de la Pensée. Et pour en venir à bout, ô bon Dieu, quels efforts n'ont pas faits certains Philosophes! Et quel galimathias j'ai eu la patience de lire à ce sujet!

    Tout ce que l'Expérience nous apprend, c'est que tant que le mouvement subsiste, si petit qu'il soit, dans une ou plusieurs fibres; il n'y a qu'á les piquer, pour réveiller, animer ce mouvement presque éteint, comme on l'a vû dans cette foule d'Expériences dont j'ai voulu accabler les Systèmes. Il est donc constant que le mouvement & le sentiment l'excitent tour à tour, & dans les Corps entiers, & dans les mêmes Corps, dont la structure est détruite, pour ne rien dire ce certaines Plantes qui semblent nous offrir les mêmes phénomènes de la réunion du sentiment & du mouvement.

    Mais de plus, combien d'excellens Philosophes ont démontré que la pensée n'est qu'une faculté de sentir; & que l'Ame raisonnable, n'est que l'Ame sensitive appliquée à contempler les idées, & à raisonner! Ce qui seroit prouvé par cela seul que, lorsque le sentiment est éteint, la pensée l'est aussi, comme dans l'Apoplexie, la Léthargie, la Catalepsie &c. Car ceux qui ont avancé que l'Ame n'avoit pas moins pensé dans les maladies soporeuses, quoiqu'elle ne se souvînt pas des idées qu'elle avoit eües, ont soutenu une chose ridicule.

    Pour ce qui est de ce dévelopement, c'est une folie de perdre le tems à en rechercher le mécanisme. La Nature du mouvement nous est aussi inconnüe que celle de la matière. Le moien de découvrir comment il s'y produit, à moins que de ressusciter avec l'Auteur de l'Histoire de l'Ame l'ancienne & inintelligible Doctrine des formes substantielles! Je suis donc tout aussi consolé d'ignorer comment la Matière, d'inerte & simple, devient active & composée d'organes, que de ne pouvoir regarder le Soleil sans verre rouge. Et je suis d'aussi bonne composition sur les autres Merveilles incompréhensibles de la Nature, sur la production du Sentiment & de la Pensée dans un Etre qui ne paroissoit autrefois à nos yeux bornés qu'un peu de boüe.

    Qu'on m'accorde seulement que la Matière organisée est douée d'un principe moteur, qui seul la différencie de celle qui ne l'est pas (eh! peut-on rien refuser à l'Observation la plus incontestable?) & que tout dépend dans les Animaux de la diversité de cette Organisation, comme je l'ai assez prouvé; c'en est assez pour deviner l'Enigme des Substances & celle de l'Homme. On voit qu'il n'y en a qu'une dans l'Univers, & que l'Homme est la plus parfaite. Il est au Singe, aux Animaux les plus spirituels, ce que la Pendule Planétaire de Huygens, est à une Montre de Julien le Roi. S'il a fallu plus d'instrumens, plus de Roüages, plus de ressorts pour marquer les mouvemens des Planètes, que pour marquer les Heures, ou les répéter; s'il a fallu plus d'art à Vaucanson pour faire son Fluteur, que pour son Canard, il eût dû en emploier encore davantage pour faire un Parleur; Machine qui ne peut plus être regardée comme impossible, surtout entre les mains d'un nouveau Prométhée. Il étoit donc de même nécessaire que la Nature emploiât plus d'art & d'appareil pour faire & entretenir une Machine, qui pendant un siècle entier pût marquer tous les battemens du cœur & de l'esprit; car si on n'en voit pas au pouls les heures, c'est du moins le Baromètre de la chaleur & de la vivacité, par laquelle on peut juger de la nature de l'Ame. Je ne me trompe point; le corps humain est une horloge, mais immense, & construite avec tant d'artifice & d'habilité, que si la roüe qui sert à marquer les secondes, vient à s'arrêter; celle des minutes tourne & va toujours son train; comme la roüe des Quarts continüe de se mouvoir: & ainsi des autres, quand les premieres, roüillées, ou dérangées par quelque cause que ce soit, ont interrompu leur marche. Car n'est-ce pas ainsi que l'obstruction de quelques Vaisseaux ne suffie pas pour détruire, ou suspendre le fort des mouvemens, qui est dans le cœur, comme dans la pièce ouvrière de la Machine; puisqu'au contraire les fluides dont le volume est diminué, aiant moins de chemin à faire, le parcourent d'autant plus vîte, emportés comme par un nouveau courant, que la force du cœur s'augmente, en raison de la résistance qu'il trouve à l'extrémité des vaisseaux! Lorsque le nerf optique seul comprimé ne laisse plus passer l'image des Objets, n'est-ce pas ainsi que la privation de la Vüe n'empêche pas plus l'usage de l'Oüie, que la privation de ce sens, lorsque les fonctions de la Portion Molle sont interdites, ne suppose celle de l'autre? N'est-ce pas ainsi encore que l'un entend, sans pouvoir dire qu'il entend, (si ce n'est après l'attaque du mal,) & que l'autre qui n'entend rien, mais dont les nerfs linguaux sont libres dans le cerveau, dit machinalement tous les rêves qui lui passent par la tête? Phénomènes qui ne surprennent point les Medecins éclairés. Ils savent à quoi s'en tenir sur la Nature de l'Homme: & pour le dire en passant, de deux Medecins, le meilleur, celui qui mérité le plus de confiance, c'est toujours, à mon avis, celui qui est le plus versé dans la Physique, ou la Mécanique du corps humain, & qui laissant l'Ame, & toutes les inquiétudes que cette chimère donne aux sots & aux ignorans, n'est occupé sérieusement que du pur Naturalisme.

    Laissons donc le prétendu Mr. Charp se mocquer des Philosophes qui ont regardé les Animaux, comme des Machines. Que je pense differemment! Je crois que Descartes seroit un Homme respectable à tous égards, si né dans un siècle qu'il n'eût pas dû éclairer, il eût connu le prix de l'Expérience & de l'Observation, & le danger de s'en écarter. Mais il n'est pas moins juste que je fasse ici une autentique réparation à ce grand Homme, pour tous ces petits Philosophes, mauvais plaisans, & mauvais Singes de Locke, qui au lieu de rire impudemment au nés de Descartes, feroient mieux de sentir que sans lui le champ de la Philosophie, comme celui du bon Esprit sans Newton, seroit peut-être encore en friche.

    Il est vrai que ce célèbre Philosophe s'est beaucoup trompé, & personne n'en disconvient. Mais enfin il a connu la Nature Animale; il a le premier parfaitement démontré que les Animaux étoient de pures Machines. Or après une découverte de cette importance, & qui suppose autant de sagacité, le moien sans ingratitude, de ne pas faire grace à toutes ses erreurs!

    Elles sont à mes yeux toutes réparées par ce grand aveu. Car enfin, quoi qu'il chante sur la distinction des deux substances; il est visible que ce n'est qu'un tour d'adresse, une ruse de stile, pour faire avaler aux Théologiens un poison caché à l'ombre d'une Analogie qui frappe tout le Monde, & qu'eux seuls ne voient pas. Car c'est elle, c'est cette forte Analogie, qui force tous les Savans & les vrais juges d'avouër que ces êtres fiers & vains, plus distingués par leur orgueil, que par le nom d'Hommes, quelque envie qu'ils aient de s'élever, ne sont au fond que des Animaux, & des Machines perpendiculairement rampantes. Elles ont toutes ce merveilleux Instinct, dont l'Education fait de l'Esprit, & qui a toujours son siége dans le Cerveau, & à son défaut, comme lorsqu'il manque, ou est ossifié, dans la Moëlle allongée, & jamais dans le Cervelet; car je l'ai vu considerablement blessé; d'autres  9) l'ont trouvé schirreux, sans que l'Ame cessât de faire ses fonctions.

    Etre Machine, sentir, penser savoir distinguer le bien du mal, comme le bleu du jaune, en un mot être né avec de l'Intelligence, & un Instinct sûr de Morale, & n'être qu'un Animal, sont donc des choses qui ne sont pas plus contradictoires, qu'être un Singe, ou un Perroquet, & savoir se donner du plaisir. Car puisque l'occasion se présente de le dire, qui eût jamais deviné à priori, qu'une goute de la liqueur qui se lance dans l'accouplement, fît ressentir des plaisirs divins, & qu'il en naîtroit une petite créature, qui pourroit un jour, posées certaines loix, joüir des mêmes délices? Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu'elle semble en être une propriété, telle que l'Electricité, la Faculté motrice, l'Impénétrabilité, l'Etendüe, &c.

    Voulez-vous de nouvelles observations? En voici qui sont sans réplique, & qui prouvent toutes que l'Homme ressemble parfaitement aux Animaux dans son origine, comme dans tout ce que nous avons déjà cru essentiel de comparer.

    J'en appelle à la bonne foi de nos Observateurs. Qu'ils nous disent s'il n'est pas vrai que l'Homme dans son Principe n'est qu'un Ver, qui devient Homme, comme la Chenille, Papillon. Les plus graves  10) Auteurs nous ont appris comment il faut s'y prendre pour voir cet Animalcule. Tous les Curieux l'ont vû, comme Hartsœker, dans la semence de l'Homme, & non dans celle de la Femme; il n'y a que les sots qui s'en soient fait scrupule. Comme chaque goute de sperme contient une infinité de ces petits vers, lorsqu'ils sont lancés à l'Ovaire, il n'y a que le plus adroit, ou le plus vigoureux qui ait la force de s'insinüer & de s'implanter dans l'œuf que fournit la femme, & qui lui donne sa première nourriture. Cet œuf, quelquefois surpris dans les Trompes de Fallope, est porté par ces canaux à la Matrice, où il prend racine, comme un grain de blé dans la terre. Mais quoiqu'il y devienne monstrueux par sa croissance de 9 mois, il ne diffère point des œufs des autres femelles, si ce n'est que sa peau (l'Amnios) ne se durcit jamais, & se dilate prodigieusement, comme on en peut juger, en comparant le fœtus trouvé en situation & prêt d'éclore, (ce que j'ai eu le plaisir d'observer dans une femme, morte un moment avant l'Accouchement,) avec d'autres petits Embryons très proches de leur origine: car alors c'est toujours l'œuf dans sa Coque, & l'Animal dans l'œuf, qui gêné dans ses mouvemens, cherche machinalement à voir le jour; & pour y réüssir, il commence par rompre avec la tête cette membrane, d'où il sort, comme le Poulet, l'Oiseau &c. de la leur. J'ajouterai une observation que je ne trouve nulle part; c'est que l'Amnios n'en est pas plus mince, pour s'être prodigieusement étendu; semblable en cela à la Matrice, dont la substance même se gonfle de sucs infiltrés, indépendamment de la réplétion & du déploiement de tous ses Coudes Vasculeux.

    Voions l'Homme dans & hors de sa Coque; examinons avec un Microscope les plus jeunes Embryons, de 4, de 6, de 8 ou de 15 jours; après ce tems les yeux suffisent. Que voit-on? La tête seule; un petit œuf rond avec deux points noirs qui marquent les yeux. Avant ce tems, tout étant plus informe, on n'aperçoit qu'une pulpe médullaire, qui est le Cerveau, dans lequel se forme d'abord l'origine des Nerfs, ou le principe du sentiment, & le cœur qui a déjà par lui-même dans cette pulpe la faculté de battre: c'est le Punctum saliens de Malpighi, qui doit peut-être déjà une partie de sa vivacité à l'influence des nerfs. Ensuite peu-à-peu on voit la Tête allonger le Col, qui en se dilatant forme d'abord le Thorax, où le cœur à déjà descendu, pour s'y fixer; après quoi vient le bas ventre, qu'une cloison (le diafragme) sépare.

    Ces dilatations donnent l'une, les bras, les mains, les doigts, les ongles, & les poils; l'autre les cuisses, les jambes, les pieds &c. avec la seule différence de situation qu'on leur connoit, qui fait l'appui & le balancier du corps. C'est une Végétation frappante. Ici ce sont des cheveux qui couvrent le sommet de nos têtes; là ce sont des feuilles & des fleurs. Par-tout brille le même Luxe de la Nature; & enfin l'Esprit Recteur des Plantes est placé, où nous avons notre ame, cette autre Quintessence de l'Homme.

    Telle est l'Uniformité de la Nature qu'on commence à sentir, & l'Analogie du régne Animal & Végétal, de l'Homme à la Plante. Peut-être même y a-t-il des Plantes Animales, c'est-à-dire, qui en végétant, ou se battent comme les Polypes, ou font d'autres fonctions propres aux Animaux?

    Voilà à peu près tout ce qu'on sait de la génération. Que les parties qui s'attirent, qui sont faites pour s'unir ensemble, & pour occuper telle, ou telle place, se réünissent toutes suivant leur Nature; & qu'ainsi se forment les yeux, le cœur, l'estomac, & enfin tout le corps, comme de grands Hommes l'ont écrit, cela est possible. Mais comme l'expérience nous abandonne au milieu de ces subtilités, je ne supposerai rien, regardant tout ce qui ne frappe pas mes sens, comme un mystère impénétrable. Il est si rare que les deux semences se rencontrent dans le Congrés, que je serois tenté de croire que la semence de la femme est inutile à la génération.

    Mais comment en expliquer les phénomènes, sans ce commode rapport de parties, qui rend si bien raison des ressemblances des enfans, tantôt au Père, & tantôt à la Mère? D'un autre coté l'embarras d'une explication doit-elle contrebalancer un fait? Il me paroît que c'est le Mâle qui fait tout, dans une femme qui dort, comme dans la plus lubrique. L'arrangement des parties seroit donc fait de toute éternité dans le germe; ou dans le Ver même de l'Homme. Mais tout ceci est fort au-dessus de la portée des plus excellens Observateurs. Comme ils n'y peuvent rien saisir, ils ne peuvent pas plus juger de la mécanique de la formation & du dévelopement des Corps, qu'une Taupe, du chemin qu'un Cerf peut parcourir.

    Nous sommes de vraies Taupes dans le champ de la Nature; nous n'y faisons guères que le trajet de cet Animal; & c'est notre orgueil qui donne des bornes à ce qui n'en a point. Nous sommes dans le cas d'une Montre qui diroit: (un Fabuliste en feroit un Personnage de conséquence dans un Ouvrage frivole;) «quoi! c'est ce sot ouvrier qui m'a faite, moi qui divise le tems! moi qui marque si exactement le cours du Soleil; moi qui répète à haute voix les heures que j'indique! Non, cela ne se peut pas.» Nous dédaignons de même, Ingrats que nous sommes, cette mère commune de tous les Règnes, comme parlent les Chymistes. Nous imaginons, ou plutôt supposons, une cause supérieure à celle à qui nous devons tout, & qui a véritablement tout fait d'une manière inconcevable. Non, la matière n'a rien de vil, qu'aux yeux grossiers qui la méconnoissent dans ses plus brillans Ouvrages; & la Nature n'est point une Ouvrière bornée. Elle produit des millions d'Hommes avec plus de facilité & de plaisir, qu'un Horloger n'a de peine à faire la montre la plus composée. Sa puissance éclate également, & dans la production du plus vil Insecte, & dans celle de l'Homme le plus superbe; le régne Animal ne lui coute pas plus que le Végétal, ni le plus beau Génie, qu'un Epi de blé. Jugeons donc par ce que nous voions, de ce qui se dérobe à la curiosité de nos yeux & de nos recherches, & n'imaginons rien au delà. Suivons le Singe, le Castor, l'Eléphant &c. dans leurs Operations. S'il est évident qu'elles ne peuvent se faire sans intelligence, pourquoi la refuser à ces Animaux? & si vous leur accordez une Ame, Fanatiques, vous êtes perdus; vous aurez beau dire que vous ne décidez point sur sa Nature, tandis que vous lui ôtez l'immortalité; qui ne voit que c'est une assertion gratuite? Que ne voit qu'elle doit être, ou mortelle, ou immortelle, comme la nôtre, dont elle doit subir le même sort, quel qu'il soit; & qu'ainsi c'est tomber dans Scilla, pour vouloir éviter Caribde?

    Brisez la chaîne de vos préjugés; armez-vous du flambeau de l'Expérience, & vous ferez à la Nature l'Honneur qu'elle mérite; au lieu de rien conclure à son désavantage, de l'ignorance, où elle vous a laissés. Ouvrez les yeux seulement, & laissez là ce que vous ne pouvez comprendre; & vous verrez que ce Laboureur dont l'Esprit & les lumières ne s'étendent pas plus loin que les bords de son sillon, ne diffère point essentiellement du plus grand Génie, comme l'eût prouvé la dissection des cerveaux de Descartes & de Newton: vous serez persuadé que l'imbécille, ou le stupide, sont des Bêtes à figure Humaine, comme le Singe plein d'Esprit, est un petit Homme sous une autre forme; & qu'enfin tout dépendant absolument de la diversité de l'organisation, un Animal bien construit, à qui on a appris l'Astronomie, peut prédire une Eclipse, comme la guérison, ou la mort, lorsqu'il a porté quelque tems du génie & de bons yeux à l'Ecole d'Hippocrate & au lit des Malades. C'est par cette file d'observations & de vérités qu'on parvient à lier à la matière l'admirable proprieté de penser, sans qu'on en puisse voir les liens, parce que le sujet de cet attribut nous est essentiellement inconnu.

    Ne disons point que toute Machine, ou tout Animal, périt tout-à-fait, ou prend une autre forme, après la mort; car nous n'en savons absolument rien. Mais assurer qu'une Machine immortelle est une chimère, ou un être de raison, c'est faire un raisonnement aussi absurde, que celui que feroient des Chenilles, qui volant les dépouïlles de leurs semblables, déploreroient amèrement le sort de leur espèce qui leur sembleroit s'anéantir. L'Ame de ces Insectes, (car chaque Animal a la sién-ne,) est trop bornée pour comprendre les Métamorphoses de la Nature. Jamais un seul des plus rusés d'entr'eux n'eût imaginé qu'il dût devenir Papillon. Il en est de même de nous. Que savons-nous plus de notre destinée, que de notre origine? Soumettons-nous donc à une ignorance invincible, de laquelle notre bonheur dépend.

    Qui pensera ainsi, sera sage, juste, tranquille sur son sort, & par conséquent heureux. Il attendra la mort, sans la craindre, ni la désirer; & chérissant la vie, comprenant à peine comment le dégoût vient corrompre un cœur dans ce lieu plein de délices; plein de respect pour la Nature; plein de reconnoissance, d'attachement, & de tendresse, à proportion du sentiment, & des bienfaits qu'il en a reçus, heureux enfin de la sentir, & d'être au charmant Spectacle de l'Univers, il ne la détruira certainement jamais dans soi, ni dans les autres. Que dis-je! plein d'humanité, il en aimera le caractère jusques dans ses ennemis. Jugez comme il traitera les autres. Il plaindra les vicieux, sans les haïr; ce ne seront à ses yeux que des Hommes contrefaits. Mais en faisant grace aux défauts de la conformation de l'Esprit & du corps, il n'en admirera pas moins leurs beautés, & leurs vertus. Ceux que la Nature aura favorisés, lui paroitront mérirer plus d'égards, que ceux qu'elle aura traités en Marâtre. C'est ainsi qu'on a vû que les dons naturels, la source de tout ce qui s'acquiert, trouvent dans la bouche & le cœur du Matérialiste, des hommages que tout autre leur refuse injustement. Enfin le Matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité, qu'il n'est qu'une Machine, ou qu'un Animal, ne maltraitera point ses semblables; trop instruit sur la Nature de ces actions, dont l'inhumanité est toujours proportionnée au degré d'Analogie prouvée ci-devant; & ne voulant pas en un mot, suivant la Loi Naturelle donnée à tous les Animaux, faire à autrui, ce qu'il ne voudroit pas qu'on lui fit.

    Concluons donc hardiment que l'Homme est une Machine; & qu'il n'y a dans tout l'Univers qu'une seule substance diversement modifiée. Ce n'est point ici une Hypothese élevée à force de demandes & de suppositions: ce n'est point l'ouvrage du Préjugé, ni même de ma Raison seule; j'eusse dédaigné un Guide que je crois si peu sûr, si mes sens portant, pour ainsi dire, le flambeau, ne m'eussent engagé à la suivre, en l'éclairant. L'Expérience m'a donc parlé pour la Raison; c'est ainsi que je les ai jointes ensemble.

    Mais on a dû voir que je ne me suis permis le raisonnement le plus rigoureux & le plus immédiatement tiré, qu'à la suite d'une multitude d'Observations Physiques qu'aucun Savant ne contestera; & c'est encore eux seuls que je reconnois pour Juges des conséquences que j'en tire; recusant ici tout Homme à préjugés, & qui n'est ni Anatomiste, ni au fait de la seule Philosophie qui est ici de mise, celle du corps humain. Que pourroient contre un Chêne aussi ferme & solide, ces foibles Roseaux de la Théologie, de la Métaphysique & des Ecoles; Armes puériles, semblables aux fleurets de nos salles, qui peuvent bien donner le plaisir de l'Escrime, mais jamais entamer son Adversaire. Faut- il dire que je parle de ces idées creuses & triviales, de ces raisonnemens rebattus & pitoiables, qu'on fera sur la prétendue incompatibilité de deux substances, qui se touchent & se remüent sans cesse l'une & l'autre, tant qu'il restera l'ombre du préjugé, ou de la superstition sur la Terre? Voilà mon Systême, ou plutôt la Vérité, si je ne me trompe fort. Elle est courte & simple. Dispute à présent qui voudra!

 
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    8)
Au moins par les vaisseaux. Est-il sûr qu'il n'y en a point par les nerfs?
 
    9)
Haller dans les Transact. Philosoph.
 
    10)
Boerh. Inst. Med., & tant d'autres.
 
 
 
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