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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Louis Sébastien Mercier
Tableau de Paris
 


 






 




C h a p i t r e s
I  -  I X


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Chapitre premier
Coup-d' oeil général.


      Un homme à Paris, qui sait réfléchir, n' a pas besoin de sortir de l' enceinte de ses murs pour connoître les hommes des autres climats; il peut parvenir à la connoissance entiere du genre humain, en étudiant les individus qui fourmillent dans cette immense capitale. On y trouve des asiatiques couchés toute la journée sur des piles de carreaux, et des lapons qui végetent dans des cases étroites; des japonnois qui se font ouvrir le ventre à la moindre dispute; des esquimaux qui ignorent le tems où ils vivent; des negres qui ne sont pas noirs, et des quakers qui portent l' épée. On y rencontre les moeurs, les usages et le caractere des peuples les plus éloignés; le chymiste adorateur du feu; le curieux idolâtre, acheteur de statues; l' arabe vagabond, battant chaque jour les remparts, tandis que le hottentot et l' indien oisifs sont dans les boutiques, dans les rues, dans les cafés. Ici demeure un charitable persan qui donne des remedes aux pauvres; et sur le même pallier, un usurier antropophage. Enfin, les brachmanes, les faquirs dans leur exercice pénible et journalier n' y sont pas rares, ainsi que les groënlandois qui n' ont ni temples ni autels. Ce qu' on rapporte de l' antique et voluptueuse Babylone, se réalise tous les soirs dans un temple dédié à l' harmonie.

      On a dit qu' il fallait respirer l' air de Paris, pour perfectionner un talent quelconque. Ceux qui n' ont point visité la capitale, en effet, ont rarement excellé dans leur art. L' air de Paris, si je ne me trompe, doit être un air particulier. Que de substances se fondent dans un si petit espace! Paris peut être considéré comme un large creuset, où les viandes, les fruits, les huiles, les vins, le poivre, la cannelle, le sucre, le café, les productions les plus lointaines viennent se mêlanger; et les estomacs sont les fourneaux qui décomposent ces ingrédiens. La partie la plus subtile doit s' exhaler et s' incorporer à l' air qu' on respire: que de fumée! Que de flammes! Quel torrent de vapeurs et d' exhalaisons! Comme le sol doit être profondément imbibé de tous les sels que la nature avait distribués dans les quatre parties du monde! Et comment de tous ces sucs rassemblés et concentrés dans les liqueurs qui coulent à grands flots dans toutes les maisons, qui remplissent des rues entieres (comme la rue des lombards), ne résulterait-il pas dans l' athmosphere des parties atténuées qui pinceroient la fibre là plutôt qu' ailleurs? Et de là naissent peut-être ce sentiment vif et léger qui distingue le parisien, cette étourderie, cette fleur d' esprit qui lui est particuliere. Ou si ce ne sont pas ces particules animées qui donnent à son cerveau ces vibrations qui enfantent la pensée, les yeux, perpétuellement frappés de ce nombre infini d' arts, de métiers, de travaux, d' occupations diverses, peuvent-ils s' empêcher de s' ouvrir de bonne heure, et de contempler dans un âge où ailleurs on ne contemple rien? Tous les sens sont interrogés à chaque instant; on brise, on lime, on polit, on façonne; les métaux sont tourmentés et prennent toutes sortes de formes. Le marteau infatigable, le creuset toujours embrasé, la lime mordante toujours en action, applatissent, fondent, déchirent les matieres, les combinent, les mêlent. L' esprit peut-il demeurer immobile et froid, tandis que, passant devant chaque boutique, il est stimulé, éveillé de sa léthargie par le cri de l' art qui modifie la nature? Partout la science vous appelle et vous dit, voyez. Le feu, l' eau, l' air travaillent dans les atteliers des forgerons, des tanneurs, des boulangers; le charbon, le soufre, le salpêtre font changer aux objets et de noms et de formes; et toutes ces diverses élaborations; ouvrages momentanés de l' intelligence humaine, font raisonner les têtes les plus stupides.

      Trop impatient pour vous livrer à la pratique, voulez-vous voir la théorie? Les professeurs dans toutes les sciences sont montés dans les chaires et vous attendent; depuis celui qui disseque le corps humain à l' académie de chirurgie, jusqu' à celui qui analyse au college royal un vers de Virgile. Aimez-vous la morale? Les théatres offrent toutes les scenes de la vie humaine: êtes-vous disposé à saisir les miracles de l' harmonie? Au défaut de l' opéra, les cloches dans les airs éveillent les oreilles musicales: êtes-vous peintre? La livrée bigarrée du peuple, et la diversité des physionomies, et les modeles les plus rares, toujours subsistans, invitent vos pinceaux: êtes-vous frivoliste?

      Admirez la main légere de cette marchande de modes, qui décore sérieusement une poupée, laquelle doit porter les modes du jour au fond du nord et jusques dans l' Amérique septentrionale: aimez-vous à spéculer sur le commerce? Voici un lapidaire qui vend dans une matinée pour cinquante mille écus de diamans, tandis que l' épicier son voisin vend pour cent écus par jour, en différens détails qui ne passent pas souvent trois à quatre sols; ils sont tous deux marchands, et leur degré d' utilité est bien différent. Non, il est impossible à quiconque a des yeux, de ne point réfléchir, malgré qu' il en ait. Le baptême qui coupe l' enterrement; le même prêtre qui vient d' exhorter un moribond, et qu' on appelle pour marier deux jeunes époux, tandis que le notaire a parlé de mort le jour même de leur tendre union; la prévoyance des loix pour deux coeurs amoureux qui ne prévoient rien; la subsistance des enfans assurée avant qu' ils soient nés; et la joie folâtre de l' assemblée au milieu des objets les plus sérieux; tout a droit d' intéresser l' observateur attentif.

      Un carrosse vous arrête, sous peine d' être moulu sur le pavé; voici qu' un pauvre couvert de haillons tend la main à un équipage doré, où est enfoncé un homme épais qui, retranché derriere ses glaces, paroît aveugle et sourd; une apoplexie le menace, et dans dix jours il sera porté en terre, laissant deux ou trois millions à d' avides héritiers qui riront de son trépas, tandis qu' il refusoit de légers secours à l' infortuné qui l' imploroit d' une voix touchante.

      Que de tableaux éloquens qui frappent l' oeil dans tous les coins des carrefours, et quelle galerie d' images, pleine de contrastes frappans pour qui sait voir et entendre! La prodigieuse conformation de huit cents mille hommes entassés et vivant sur le même point, parmi lesquels il y a deux cents mille gourmands ou gaspilleurs, conduit au premier raisonnement politique. Le duc ne paie pas le pain plus cher que le porte-faix qui en mange trois fois plus. Comment n' être pas étonné de cet ordre incroyable qui regne dans une si grande confusion de choses? Il laisse appercevoir ce que peuvent de sages loix, combien elles ont été lentes à se former, quelle machine compliquée et simple est cette police vigilante; et l' on découvre du même coup-d' oeil les moyens de la perfectionner sans gêner cette liberté honnête et précieuse, l' attribut le plus cher à tout citoyen.

      Si l' on a le goût des voyages, tout en déjeûnant dans une bonne maison, l' on se promene bien loin en imagination. La Chine et le Japon ont fourni la porcelaine où bouillonne le thé odoriférant de l' Asie; on prend avec une cuiller arrachée des mines du Pérou le sucre que de malheureux negres, transplantés d' Afrique, ont fait croître en Amérique; on est assis sur une étoffe brillante des Indes, pour laquelle trois grandes puissances se sont fait une guerre longue et cruelle; et si l' on veut être informé des faits de ces débats, en étendant la main l' on saisit sur une feuille volante l' histoire récente et fugitive des quatre parties du monde; on y parle du conclave et d' une bataille, d' un visir étranglé et d' un nouvel académicien; enfin jusqu' au singe et au perroquet de la maison, tout vous rappelle les miracles de la navigation et l' ardente industrie de l' homme.

      En mettant la tête à la fenêtre, on considere l' homme qui fait des souliers pour avoir du pain, et l' homme qui fait un habit pour avoir des souliers, et l' homme qui ayant des habits et des souliers, se tourmente encore pour avoir de quoi acheter un tableau. On voit le boulanger et l' apothicaire, l' accoucheur et celui qui enterre, le forgeron et le joaillier, qui travaillent pour aller successivement chez le boulanger, l' apothicaire, l' accoucheur et le marchand de vin.

 
Chapitre II
Les greniers.


      Parlons d' abord de la partie la plus curieuse de Paris, les greniers. Comme dans la machine humaine le sommet renferme la plus noble partie de l' homme, l' organe pensant, ainsi dans cette capitale le génie, l' industrie, l' application, la vertu occupent la région la plus élevée. Là, se forme en silence le peintre; là, le poëte fait ses premiers vers; là, sont les enfans des arts, pauvres et laborieux, contemplateurs assidus des merveilles de la nature, donnant des inventions utiles et des leçons à l' univers; là, se méditent tous les chefs-d' oeuvres des arts; là, on écrit un mandement pour un évêque, un discours pour un avocat général, un livre pour un futur ministre, un projet qui va changer la face de l' état, la piece de théatre qui doit enchanter la nation. Allez demander à Diderot s' il voudroit quitter son logement pour aller demeurer au louvre, et écoutez sa réponse. Presque point d' hommes célebres, qui n' aient commencé par habiter un grenier. J' y ai vu l' auteur d' émile, pauvre, fier et content. Lorsqu' ils en descendent, les écrivains perdent souvent tout leur feu; ils regrettent les idées qui les maîtrisoient lorsqu' ils n' avoient que le haut des cheminées pour perspective. Greuze, Fragonard, Vernet, se sont formés dans des greniers; ils n' en rougissent point, c' est là leur plus beau titre de gloire.

      Que le riche escalade ces hautes demeures pour y apporter quelques parcelles d' or, et tirer un profit considérable des travaux de jeunes artistes pressés de vivre et encore inconnus. Le riche est utile, quoiqu' il soit dirigé par l' avarice, et qu' il cherche à tirer parti de l' indigence où languit l' ouvrier; mais puisqu' il a fait le voyage, qu' il frappe à la porte voisine... osera-t-il entrer? Les horreurs de la misere vont l' investir et attaquer tous ses sens: il verra des enfans nus qui manquent de pain; une femme qui, malgré la tendresse maternelle, leur dispute quelques alimens; et le travail du malheureux devenir insuffisant pour payer des denrées que greve le plus cruel des impôts.

      On a falsifié la nourriture du misérable, et il ne mange presque plus rien tel qu' il est sorti des mains de la nature. Le cri de l' infortuné retentit sous ces toits entr' ouverts et ressemble au vain son des cloches dont il est voisin, qui ébranle l' air et s' évanouit; la langueur le consume, en attendant que l' hôpital s' ouvre et l' engloutisse.

      Quand cet infortuné s' éveille le matin pour recommencer ses pénibles et infructueux travaux, il entend le char de la fortune, qui en rentrant fait trembler la maison. L' homme opulent et débauché, voisin du malheureux par le local, éloigné de lui à mille lieues par le coeur, se couche, fatigué du plaisir, lorsque l' autre s' arrache au sommeil. Le riche a perdu ou gagné sur une carte ce qui auroit suffi à l' entretien d' une famille entiere, et il ne lui vient point à l' idée de soulager les souffrances de son semblable.

      L' écrivain est souvent placé entre ces contrastes frappans, et voilà pourquoi il devient véhément et sensible; il a vu de près la misere de la portion la plus nombreuse d' une ville qu' on appelle opulente et superbe; il en conserve le sentiment profond. S' il eût été heureux, il y a mille idées touchantes et patriotiques qu' il n' eût pas eues. Orateur du plus grand nombre, et conséquemment des infortunés, il doit défendre leur cause; mais la défend-on quand on n' a pas senti le malheur d' autrui, c' est-à-dire, quand on ne l' a point partagé?

 
Chapitre III
Grandeur démesurée de la capitale.


      Vu politiquement, Paris est trop grand: c' est un chef démesuré pour le corps de l' état; mais il serait plus dangereux aujourd'hui de couper la loupe que de la laisser subsister; il est des maux qui, une fois enracinés, sont indestructibles.

      Les grandes villes sont fort du goût du gouvernement absolu: aussi fait-il tout pour y entasser les hommes; il y appelle les grands propriétaires par l' appât du luxe et des jouissances; il y précipite la foule, comme on enclave des moutons dans un pré, afin que la gueule des mâtins ayant une moindre surface à parcourir, puisse les ranger plus facilement sous la loi commune. Enfin Paris est un gouffre où se fond l' espece humaine; c' est là qu' elle est sous la clef; on n' entre, on ne sort que sous des guichets où regnent des yeux d' Argus. Des barrieres de sapin, plus respectées que ne le seraient des murailles de pierres bordées de canons, arrêtent les denrées les plus nécessaires à la vie, et leur imposent une taxe que le pauvre supporte seul; car, dispensé de tous les plaisirs, il ne l' est pas du besoin de manger. Il ne tiendroit qu' au prince d' affamer la ville; il tient en cage ses bons et fideles sujets; et s' il étoit mécontent, il pourroit leur refuser la béquée: avant qu' ils pussent forcer les barreaux, les trois quarts se seroient mangés, ou seroient morts de faim. Il faut que tout le monde vive; car la premiere loi est de subsister. Je vois cette ville florissante, mais aux dépens de la nation entiere.

      Ces maisons à six étages tous peuplés, aspirent les moissons et les vignes à cinquante lieues à l' entour; ces laquais, ces baladins, ces abbés, ces batteurs de pavé ne servent ni l' état ni la société; il faut cependant que tout cela subsiste, comme le dira mon premier chapitre sur la législation, intitulé, de l' estomac de l' homme. Il y a des maux politiques qu' il faut tolérer, tant qu' on ne peut y remédier d' une maniere sûre; telle est l' étendue de la capitale: on ne fera pas refluer sur les terres ceux qui habitent les chambres garnies et les greniers. Ils n' ont rien, pas même des bras, puisqu' ils sont énervés. Arrêterez-vous aux portes ceux qui entrent?

      Conservez donc l' énorme loupe, puisque vous ne pouvez l' extirper sans mettre en danger le corps politique; d' ailleurs... mais n' anticipons point sur ce que nous avons à faire sentir sur cette ville qui sera toujours chere à un gouvernement dont la tête est aussi disproportionnée que la capitale l' est au royaume.

 
Chapitre IV
Physionomie de la grande ville.


      Voulez-vous juger Paris physiquement? Montez sur les tours notre-dame. La ville est ronde comme une citrouille; le plâtre qui forme les deux tiers matériels de la ville, et qui est tout à la fois blanc et noir, annonce qu' elle est bâtie de craie, et qu' elle repose sur la craie. La fumée éternelle, qui s' éleve de ces cheminées innombrables, dérobe à l' oeil le sommet pointu des clochers; on voit comme un nuage qui se forme au-dessus de tant de maisons, et la transpiration de cette ville est pour ainsi dire sensible.

      La riviere qui la partage, la coupe presque réguliérement en deux portions égales; mais les édifices se portent depuis quelques années du côté du nord. Je passerai sous silence sa position topographique, ainsi que la description de ses édifices, de ses monumens, de ses curiosités en tout genre; parce que je fais plus de cas du tableau de l' esprit et du caractere de ses habitans, que de toutes ces nomenclatures qu' on trouvera dans les étrennes mignonnes. C' est au moral que je me suis attaché; il ne faut que des yeux pour voir le reste. Je dois seulement considérer que son ciel en général est sujet à la plus grande inconstance, et beaucoup plus humide que froid. L' eau de la Seine est légérement purgative; et l' on dit proverbialement, qu' elle sort de la cuisse d' un ange. La fibre y est molle et détendue; l' épaisseur de l' athmosphere en relâche le ton, et les couleurs vives sont rares sur les visages.

      Le quartier le plus sain est le fauxbourg Saint-Jacques, habité par le petit peuple; et le quartier le plus mal-sain est celui de la cité.

      Pourquoi cette superbe ville n' est-elle pas située au lieu où est Tours? Elle serait d' ailleurs au centre du royaume. Le beau ciel de la Touraine serait plus convenable à sa population: placée sur les bords de la Loire, elle aurait des avantages infinis qu' elle n' a pas, et que les richesses et le travail ne sauraient lui apporter.

      Ses environs sont variés, charmans, délicieux; c' est la nature cultivée, sans que l' art l' étouffe; on y trouve une foule de jardins, d' allées, de promenades, qu' on ne trouve que près de la capitale. à quatre lieues à la ronde, tout est orné par les mains de l' opulence; et le cultivateur qui en féconde les terres, n' est pas absolument malheureux. Mais on ne saurait aussi, à huit ou dix lieues à la ronde, tirer un coup de fusil. les plaisirs du roi et les terres des princes ont envahi tous les droits de chasse. Les loix arbitraires faites à ce sujet, portent une empreinte de sévérité, pour ne pas dire de cruauté, qui contraste avec les autres loix du royaume. Tuer une perdrix, devient un délit que les galeres seules peuvent expier.

      Les gardes-chasse poursuivent les braconniers avec plus de vigilance et d' ardeur, que la maréchaussée ne poursuit les voleurs et les assassins. Enfin les gardes-chasse tuent, et (chose épouvantable! ) ces meurtres demeurent impunis. Oserai-je dire qu' on les a vu récompensés, et par un prince qui d' ailleurs passe pour humain? Les princes sont durs, inexorables, sur l' article de la chasse, et exercent une véritable tyrannie.

 
Chapitre V
Les carrieres.


      Pour bâtir Paris dans son origine, il a fallu prendre la pierre dans les environs; la consommation n' en a pas été mince. Paris s' agrandissant, on a bâti insensiblement les fauxbourgs sur les anciennes carrieres; de sorte que tout ce qu' on voit en-dehors, manque essentiellement dans la terre aux fondemens de la ville: de là les concavités effrayantes qui se trouvent aujourd'hui sous les maisons de plusieurs quartiers; elles portent sur des abymes. Il ne faudroit pas un choc bien considérable, pour ramener les pierres au point d' où on les a enlevées avec tant d' effort; huit personnes ensevelies dans un gouffre de cent cinquante pieds de profondeur, et quelques autres accidens moins connus, ont excité enfin la vigilance de la police et du gouvernement; et de fait, on a étayé en silence les édifices de plusieurs quartiers, en leur donnant dans ces obscurs souterreins un appui qu' ils n' avoient pas.

      Tout le fauxbourg Saint-Jacques, la rue de la harpe, et même la rue de Tournon, portent sur d' anciennes carrieres, et l' on a bâti des pilastres pour soutenir le poids des maisons. Que de matiere à réflexions, en considérant cette grande ville formée, soutenue par des moyens absolument contraires! Ces tours, ces clochers, ces voûtes des temples, autant de signes qui disent à l' oeil: ce que nous voyons en l' air manque sous nos pieds.

 
Chapitre VI
Où est le gouvernement féodal?


      Cette noblesse qui vivait il y a deux cents ans dans ses châteaux, répugnait à venir dans la grande ville: aussi que n' a-t-on pas fait en France pour lui faire déserter les donjons épars qu' elle habitoit dans les campagnes?

      De là elle bravoit souvent des ordres arbitraires: elle avoit un rang; mais lorsque les graces du souverain ne se sont plus manifestées que dans tel bureau; lorsqu' un point unique, attractif et central s' est établi, où tout ce qui étoit dans le cercle devoit aboutir, il a fallu quitter les antiques châteaux; ils sont tombés en ruine, et avec eux la force des seigneurs. On les a étourdis avec toute la pompe qui environne les cours; on a institué des fêtes pour les amollir; les femmes, qui vivoient dans la solitude et dans les devoirs de l' économie domestique, se sont trouvé flattées d' attirer les regards; leur coquetterie, leur ambition naturelle y ont trouvé leur compte; elles ont brillé près du trône, à raison de leurs charmes.

      Il a fallu que leurs esclaves ne s' éloignassent point du séjour de leur puissance; elles sont devenues les reines de la société et les arbitres du goût et des plaisirs; elles ont vu avec indifférence leurs peres, leurs époux, leurs fils humiliés, pourvu qu' elles continuassent à s' agiter dans le tourbillon des cours; elles ont transformé de pures bagatelles en importantes affaires; elles ont créé le costume, l' étiquette, les modes, les parures, les préférences, les conventions puériles; enfin elles ont renforcé la pente à l' esclavage. Les hommes conduits, dirigés par elles, peut-être à leur insu, n' ont plus eu d' autre ressource que de tendre des mains avides autour du dispensateur des graces et de l' argent: l' art de faire fortune a été l' art du courtisan; le monarque a mis à profit cette tendance de la noblesse, si utile à l' agrandissement de son pouvoir; il a arraché aux peuples tout l' or qu' il pouvoit leur enlever, pour le donner à ses courtisans transformés en serviteurs attentifs.

      Les héritages de l' antique noblesse sont donc venus se métamorphoser à Paris en diamans, en dentelles, en plats d' argent, en équipages somptueux. Le dépérissement de l' agriculture s' est fait sentir; le trône a reçu plus d' éclat, et le bien de l' état en a souffert: mais si les intérêts du corps politique ont reçu des dommages considérables par l' établissement des grandes villes, quelques particuliers ont eu de rares privileges: ils ont joui de tous les arts rassemblés; de toutes les ressources, et les plus promptes; de toutes les commodités, et les plus douces; de tout ce qui peut enfin embellir la vie, diminuer les maux de la nature, affermir la joie, la santé et le bonheur... quelques particuliers; mais la nation en gros!....

 
Chapitre VII
Patrie du vrai philosophe.


      C' est dans les grandes villes que le philosophe lui-même se plait, tout en les condamnant; parce qu' il y cache mieux qu' ailleurs sa médiocre fortune; parce qu' il n' a pas du moins à en rougir; parce qu' il y vit plus libre, noyé dans la foule; parce qu' il y trouve plus d' égalité dans la confusion des rangs; parce qu' il y peut choisir son monde, et se dérober aux sots et aux importuns, que l' on n' évite point dans les petits endroits.

      Il y trouve aussi une plus ample matiere à réflexions; des scenes journalieres ajoutent à ses nombreuses expériences; la diversité des objets fournit à son génie l' aliment qui lui convient; il blâmera la folie des hommes qui dédaignent les plaisirs champêtres, mais il partagera leurs folies.

      À dix-huit ans, quand j' étois plein de force, de santé et de courage, et j' étois alors très-robuste, je goûtois beaucoup le systême de Jean-Jacques Rousseau: je me promenois en idée dans une forêt, seul avec mes propres forces, sans maître et sans esclaves, pourvoyant à tous mes besoins. Le gland des chênes, les racines et les herbes ne me paroissoient pas une mauvaise nourriture. L' extrême appétit me rendoit tous les végétaux également savoureux. Je n' avois pas peur des frimats; j' aurois bravé, je crois, les horreurs du Canada et du Groënland; la chaleur de mon sang rejetoit les couvertures.

      Je me disois dans ma pensée: là, je ne serois point enchaîné dans ce cercle de formalités, de chicanes, de minuties, de politique fine et versatile. Libre dans mes penchans, je leur obéirois sans offenser les loix, et je serois heureux sans nuire ni à l' avarice ni à l' orgueil d' aucun être. Mais quand cette premiere fougue du tempérament fut ralentie, quand, familiarisé à vingt-sept ans avec les maladies, avec les hommes, et encore plus avec les livres, j' eus plusieurs sortes d' idées, de plaisirs et de douleurs; quand j' appris à connoître les privations et les jouissances; plus foible d' imagination parce que je l' avois enrichie et amollie par les arts, je trouvai le systême de Jean-Jacques moins délectable; je vis qu' il étoit plus commode d' avoir du pain avec une petite piece d' argent, que de faire des chasses de cent lieues pour attraper du gibier; je sus bon gré à l' homme qui me faisoit un habit, à celui qui me voituroit à la campagne, au cuisinier qui me faisoit manger un peu par-delà le premier appétit, à l' auteur qui avoit fait une piece de théatre qui me faisoit pleurer, à l' architecte qui avoit bâti la maison commode où je trouvois bon feu dans l' hiver, et des hommes agréables qui m' enseignoient mille choses que j' ignorois.

      Alors je vis les sociétés sous un autre jour, et je me suis dit: il y a moins de servitude et de misere à Paris que dans l' état sauvage, même pour les plus infortunés, qui participent ou peuvent participer aux bienfaits des arts; ou du moins il n' y a point de milieu, et il faut être tout-à-fait un homme errant dans les bois, ou il faut vivre à Paris dans la bonne compagnie; c' est-à-dire, dans celle que je fréquente: car chacun appelle ainsi la société qu' il s' est choisie.... je pensois cela; attendez, lecteur, jusqu' à la fin du livre, pour savoir si je pense encore de même.

 
Chapitre VIII
De la conversation.


      Avec quelle légéreté on ballotte à Paris les opinions humaines! Dans un souper, que d' arrêts rendus! On a prononcé hardiment sur les premieres vérités de la métaphysique, de la morale, de la littérature et de la politique: l' on a dit du même homme, à la même table, à droite qu' il est un aigle, à gauche qu' il est un oison. L' on a débité du même principe, d' un côté qu' il étoit incontestable, de l' autre qu' il étoit absurde. Les extrêmes se rencontrent, et les mots n' ont plus la même signification dans deux bouches différentes. Mais sur-tout avec quelle facilité on passe d' un objet à un autre, et que de matieres on parcourt en peu d' heures! Il faut avouer que la conversation à Paris est perfectionnée à un point dont on ne trouve aucun exemple dans le reste du monde. Chaque trait ressemble à un coup de rame tout à la fois léger et profond: on ne reste pas long-tems sur le même objet; mais il y a une couleur générale qui fait que toutes les idées rentrent dans la matiere dont il est question. Le pour et le contre se discutent avec une rapidité singuliere. C' est un plaisir délicat qui n' appartient qu' à une société extrêmement policée, qui a institué des regles fines toujours observées. L' homme qui n' a point ce tact, avec de l' esprit d' ailleurs, est aussi muet que s' il étoit sourd.

      On ne sait par quelle transition rapide on passe de l' examen d' une comédie à la discussion des affaires des insurgens; comment on parle à la fois d' une mode et de Boston, de Desrues et de Franklin. L' enchaînure est imperceptible; mais elle existe aux yeux de l' observateur attentif: les rapports, pour être éloignés, n' en sont pas moins réels; et si l' on est né pour penser, il est impossible alors de ne pas appercevoir que tout est lié, que tout se touche, et qu' il faut avoir une multitude d' idées pour enfanter une bonne idée. Les reflets, au moral comme au physique, se prêtent des lumieres mutuelles.

      Rien de plus délicieux que de se promener, pour ainsi dire, au milieu des pensées diverses de ses voisins; de voir si souvent l' habit qui parle encore plus que l' homme: tel ne vous répond pas, répond à sa propre pensée, et n' en répond que mieux. Le geste au lieu du discours est quelquefois remarquable; mille faits particuliers suppléent au défaut de la mémoire et de la lecture; et la connoissance des hommes et des choses s' apprend mieux dans un cercle que dans les meilleurs livres.

 
Chapitre IX
La nouvelle Athenes.


      Paris représente l' ancienne Athenes: on vouloit être loué des athéniens; on ambitionne aujourd'hui le suffrage de la capitale de France. Alexandre, au moment qu' il combattoit Porus, s' écrioit: que de fatigues pour être loué de vous, ô athéniens! Quel peuple étoit-ce donc que ces athéniens, qui imprimoient au fond de l' Asie le desir de les intéresser? Ou Alexandre étoit un fou d' une vanité outrée, ou Athenes étoit la premiere ville de l' univers.

      Les trois hommes qui ont de mon tems occupé le plus constamment l' attention des parisiens causans, sont le roi de Prusse, Voltaire, et Jean-Jacques Rousseau. Il est incroyable le nombre d' admirateurs justes et passionnés qu' a obtenu le premier par ses victoires, par sa législation, par ses talens spirituels. J' avoue que je suis à la tête de ces admirateurs, et que depuis César je ne connois point d' homme qui ait réuni plus de qualités. Ainsi le mérite réel n' échappe point à un peuple qu' on taxe de frivolité; il sait être constant dans son estime; il reconnoît l' homme dans l' Europe qui mérite son hommage. Quel exemple pour celui qui sera jaloux d' obtenir les mêmes suffrages! Le parisien offre de la politesse et des égards à toutes les têtes couronnées; mais il réserve son admiration et son respect pour le monarque vraiment digne de figurer sur un trône. Les parisiens désignent déjà quelques autres noms de souverains à la gloire; mais c' est au tems qu' il appartient de donner à l' éclat de leur renommée naissante, cette maturité qui en assure le poids et l' étendue.
 
 
 
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