B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A
           
  Voltaire
1694 - 1778
     
   


D i c t i o n n a i r e
p h i l o s o p h i q u e ,
p o r t a t i f


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     A M O U R - P R O P R E .

     Un gueux des environs de Madrid demandait noblement l'aumône; un passant lui dit: «N'êtes-vous pas honteux de faire ce métier infâme quand vous pouvez travailler? - Monsieur, répondit le mendiant, je vous demande de l'argent et non pas des conseils»; puis il tourna le dos en conservant toute la dignité castillane. C'était un fier gueux que ce seigneur, sa vanité était blessée pour peu de chose. Il demandait l'aumône par amour de soi-même, et ne souffrait pas la réprimande par un autre amour de soi-même.
     Un missionnaire voyageant dans l'Inde rencontra un fakir chargé de chaînes, nu comme un singe, couche sur le ventre, et se faisant fouetter pour les péchés de ses compatriotes les Indiens, qui lui donnaient quelques liards du pays. «Quel renoncement à soi-même! disait un des spectateurs. - Renoncement à moi-même! reprit le fakir; apprenez que je ne me fais fesser dans ce monde que pour vous le rendre dans l'autre, quand vous serez chevaux et moi cavalier.»
     Ceux qui ont dit que l'amour de nous-mêmes est la base de tous nos sentiments et de toutes nos actions ont donc eu grande raison dans l'Inde, en Espagne, et dans toute la terre habitable: et comme on n'écrit point pour prouver aux hommes qu'ils ont un visage, il n'est pas besoin de leur prouver qu'ils ont de l'amour-propre. Cet amour-propre est l'instrument de notre conservation; il ressemble à l'instrument de la perpétuité de l'espèce: il nous est nécessaire, il nous est cher, il nous fait plaisir, et il faut le cacher.