B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A
           
  Voltaire
1694 - 1778
     
   


D i c t i o n n a i r e
p h i l o s o p h i q u e ,
p o r t a t i f


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     C H R I S T I A N I S M E .
     Recherches historiques sur le christianisme.


     Plusieurs savants ont marqué leur surprise de ne trouver dans l'historien Josèphe aucune trace de Jésus-Christ; car tout le monde convient aujourd'hui que le petit passage où il en est question dans son Histoire est interpolé. Le père de Josèphe avait dû cependant être un des témoins de tous les miracles de Jésus. Josèphe était de race sacerdotale, parent de la reine Mariamne, femme d'Hérode; il entre dans les plus grands détails sur toutes les actions de ce prince; cependant il ne dit pas un mot ni de la vie ni de la mort de Jésus; et cet historien qui ne dissimule aucune des cruautés d'Hérode ne parle point du massacre de tous les enfants ordonné, par lui, en conséquence de la nouvelle à lui parvenue, qu'il était né un roi des Juifs. Le calendrier grec compte quatorze mille enfants égorgés dans cette occasion.
     C'est de toutes les actions de tous les tyrans, la plus horrible. Il n'y en a point d'exemple dans l'histoire du monde entier.
     Cependant, le meilleur écrivain qu'aient jamais eu les Juifs, le seul estimé des Romains et des Grecs, ne fait nulle mention de cet événement aussi singulier qu'épouvantable. Il ne parle point de la nouvelle étoile qui avait paru en Orient après la naissance du Sauveur; phénomène éclatant, qui ne devait pas échapper à la connaissance d'un historien aussi éclairé que l'était Josèphe. Il garde encore le silence sur les ténèbres qui couvrirent toute la terre, en plein midi, pendant trois heures, à la mort du Sauveur; sur la grande quantité de tombeaux qui s'ouvrirent dans ce moment; et sur la foule des justes qui ressuscitèrent.
     Les savants ne cessent de témoigner leur surprise, de voir qu'aucun historien romain n'a parlé de ces prodiges, arrivés sous l'empire de Tibère, sous les yeux d'un gouverneur romain, et d'une garnison romaine, qui devait avoir envoyé à l'empereur et au sénat un détail circonstancié du plus miraculeux événement dont les hommes aient jamais entendu parler. Rome elle-même devait avoir été plongée pendant trois heures dans d'épaisses ténèbres; ce prodige devait avoir été marqué dans les fastes de Rome, et dans ceux de toutes les nations. Dieu n'a pas voulu que ces choses divines aient été écrites par des mains profanes.
     Les mêmes savants trouvent encore quelques difficultés dans l'histoire des Évangiles. Ils remarquent que dans saint Matthieu, Jésus-Christ dit aux scribes et aux pharisiens que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre doit retomber sur eux, depuis le sang d'Abel le juste, jusqu'à Zacharie, fils de Barac, qu'ils ont tué entre le temple et l'autel.
     Il n'y a point, disent-ils, dans l'histoire des Hébreux, de Zacharie tué dans le temple avant la venue du Messie, ni de son temps; mais on trouve dans l'histoire du siège de Jérusalem par Josèphe, un Zacharie, fils de Barac, tué au milieu du temple par la faction des zélotes. C'est au chapitre XIX du livre IV. De là ils soupçonnent que l'Évangile selon saint Matthieu a été écrit après la prise de Jérusalem par Titus. Mais tous les doutes et toutes les objections de cette espèce s'évanouissent, dès qu'on considère la différence infinie qui doit être entre les livres divinement inspirés, et les livres des hommes. Dieu voulut envelopper d'un nuage aussi respectable qu'obscur sa naissance, sa vie et sa mort. Ses voies sont en tout différentes des nôtres.
     Les savants se sont aussi fort tourmentés sur la différence des deux généalogies de Jésus-Christ. Saint Matthieu donne pour père à Joseph, Jacob; à Jacob, Mathan; à Mathan, Éléazar. Saint Luc au contraire dit que Joseph était fils d'Héli; Hèli, de Matat; Matat, de Lévi; Lévi, de Janna, etc.
     Ils forment encore des difficultés sur ce que Jésus n'est point fils de Joseph, mais de Marie. Ils élèvent aussi quelques doutes sur les miracles de notre Sauveur, en citant saint Augustin, saint Hilaire, et d'autres, qui ont donné aux récits de ces miracles un sens mystique, un sens allégorique: comme au figuier maudit et séché pour n'avoir pas porté de figues, quand ce n'était pas le temps des figues; aux démons envoyés dans les corps des cochons, dans un pays où l'on ne nourrissait point de cochons; à l'eau changée en vin sur la fin d'un repas où les convives étaient déjà échauffés. Mais toutes ces critiques des savants sont confondues par la foi, qui n'en devient que plus pure. Le but de cet article est uniquement de suivre le fil historique, et de donner une idée précise des faits sur lesquels personne ne dispute.
     Premièrement, Jésus naquit sous la loi mosaïque, il fut circoncis suivant cette loi, il en accomplit tous les préceptes, il en célébra toutes les fêtes, et il ne prêcha que la morale; il ne révéla point le mystère de son incarnation; il ne dit jamais aux Juifs qu'il était né d'une vierge; il reçut la bénédiction de Jean dans l'eau du Jourdain, cérémonie à laquelle plusieurs Juifs se soumettaient, mais il ne baptisa jamais personne; il ne parla point des sept sacrements, il n'institua point de hiérarchie ecclésiastique de son vivant. Il cacha à ses contemporains qu'il était fils de Dieu, éternellement engendré, consubstantiel à Dieu, et que le Saint-Esprit procédait du Père et du Fils. Il ne dit point que sa personne était composée de deux natures et de deux volontés; il voulut que ces grands mystères fussent annoncés aux hommes dans la suite des temps, par ceux qui seraient éclairés des lumières du Saint-Esprit. Tant qu'il vécut, il ne s'écarta en rien de la loi de ses pères; il ne montra aux hommes qu'un juste agréable à Dieu, persécuté par ses envieux, et condamné à la mort par des magistrats prévenus. Il voulut que sa sainte Église, établie par lui, fît tout le reste.
     Josèphe, au chapitre XII de son Histoire, parle d'une secte de Juifs rigoristes, nouvellement établie par un nommé Judas galiléen. «Ils méprisent, dit-il, les maux de la terre; ils triomphent des tourments par leur constance; ils préfèrent la mort à la vie, lorsque le sujet en est honorable. Ils ont souffert le fer et le feu, et vu briser leurs os, plutôt que de prononcer la moindre parole contre leur législateur, ni manger des viandes défendues.»
     Il paraît que ce portrait tombe sur les judaïtes, et non pas sur les esséniens. Car voici les paroles de Josèphe: «Judas fut l'auteur d'une nouvelle secte, entièrement différente des trois autres, c'est-à-dire des saducéens, des pharisiens et des esséniens.» Il continue et dit: «Ils sont Juifs de nation; ils vivent unis entre eux, et regardent la volupté comme un vice.» Le sens naturel de cette phrase fait voir que c'est des judaïtes dont l'auteur parle.
     Quoi qu'il en soit, on connut ces judaïtes avant que les disciples du Christ commençassent à faire un parti considérable dans le monde.
     Les thérapeutes étaient une société différente des esséniens et des judaïtes; ils ressemblaient aux gymnosophistes des Indes et aux brahmes. «Ils ont, dit Philon, un mouvement d'amour céleste qui les jette dans l'enthousiasme des bacchantes et des corybantes, et qui les met dans l'état de la contemplation à laquelle ils aspirent. Cette secte naquit dans Alexandrie, qui était toute remplie de Juifs, et s'étendit beaucoup dans l'Égypte.»
     Les disciples de Jean-Baptiste s'étendirent aussi un peu en Égypte, mais principalement dans la Syrie et dans l'Arabie; il y en eut aussi dans l'Asie Mineure. Il est dit dans les Actes des apôtres (chap. XIX) que Paul en rencontra plusieurs à Éphèse; il leur dit: «Avez-vous reçu le Saint-Esprit?» Ils lui répondirent: «Nous n'avons pas seulement ouï dire qu'il y ait un Saint-Esprit.» Il leur dit: «Quel baptême avez-vous donc reçu?» Ils lui répondirent: «Le baptême de Jean.»
     Il y avait, dans les premières années qui suivirent la mort de Jésus, sept sociétés ou sectes différentes chez les Juifs: les pharisiens, les saducéens, les esséniens, les judaïtes, les thérapeutes, les disciples de Jean et les disciples de Christ, dont Dieu conduisait le petit troupeau dans les sentiers inconnus à la sagesse humaine.
     «Les fidèles eurent le nom de chrétiens dans Antioche vers l'année 60 de notre ère vulgaire; mais ils furent connus dans l'empire romain, comme nous le verrons dans la suite, sous d'autres noms. Ils ne se distinguaient auparavant que par le nom de frères, de saints ou de fidèles. Dieu, qui était descendu sur la terre pour y être un exemple d'humilité et de pauvreté, donnait ainsi à son Église les plus faibles commencements, et la dirigeait dans ce même état d'humiliation dans lequel il avait voulu naître. Tous les premiers fidèles furent des hommes obscurs: ils travaillaient tous de leurs mains. L'apôtre saint Paul témoigne qu'il gagnait sa vie à faire des tentes. Saint Pierre ressuscita la couturière Dorcas, qui faisait les robes des frères. L'assemblée des fidèles se tenait à Joppé, dans la maison d'un corroyeur nommé Simon, comme on le voit au chapitre IX des Actes des apôtres.
     Les fidèles se répandirent secrètement en Grèce, et quelques-uns allèrent de là à Rome, parmi les Juifs, à qui les Romains permettaient une synagogue. Ils ne se séparèrent point d'abord des Juifs; ils gardèrent la circoncision, et comme on l'a déjà remarqué ailleurs, les quinze premiers évêques de Jérusalem furent tous circoncis.
     Lorsque l'apôtre Paul prit avec lui Timothée, qui était fils d'un père gentil, il le circoncit lui-même dans la petite ville de Listre. Mais Tite, son autre disciple, ne voulut point se soumettre à la circoncision. Les frères disciples de Jésus furent unis aux Juifs, jusqu'au temps où Paul essuya une persécution à Jérusalem pour avoir amené des étrangers dans le temple. Il était accusé par les Juifs de vouloir détruire la loi mosaïque par Jésus-Christ. C'est pour se laver de cette accusation que l'apôtre saint Jacques proposa à l'apôtre Paul de se faire raser la tête et de s'aller purifier dans le temple avec quatre Juifs qui avaient fait voeu de se raser. «Prenez-les avec vous, lui dit Jacques (chap. XXI, Actes des apôtres); purifiez-vous avec eux, et que tout le monde sache que ce que l'on dit de vous est faux, et que vous continuez à garder la loi de Moïse.»
     Paul n'en fut pas moins accusé d'impiété et d'hérésie, et son procès criminel dura longtemps; mais on voit évidemment, par les accusations mêmes intentées contre lui, qu'il était venu à Jérusalem pour observer les rites judaïques.
     Il dit à Festus ces propres paroles (chap. XXV des Actes): «Je n'ai péché ni contre la loi juive, ni contre le temple.»
     Les apôtres annonçaient Jésus-Christ comme Juif, observateur de la loi juive, envoyé de Dieu pour la faire observer.
     «La circoncision est utile, dit l'apôtre saint Paul (chap. II, Épît. aux Rom.), si vous observez la loi; mais, si vous la violez, votre circoncision devient prépuce. Si un incirconcis garde la loi, il sera comme circoncis. Le vrai Juif est celui qui est Juif intérieurement.»
     Quand cet apôtre parle de Jésus-Christ dans ses Épîtres, il ne révèle point le mystère ineffable de sa consubstantialité avec Dieu. «Nous sommes délivrés par lui, dit il (chap. V, Épît. aux Rom.), de la colère de Dieu. Le don de Dieu s'est répandu sur nous par la grâce donnée à un seul homme, qui est Jésus-Christ... La mort a régné par le péché d'un seul homme; les justes régneront dans la vie par un seul homme, qui est Jésus-Christ.»
     Et au chap. VIII: «Nous, les héritiers de Dieu, et les cohéritiers de Christ.» Et au chapitre XVI: «A Dieu, qui est le seul sage, honneur et gloire par Jésus-Christ... - Vous êtes à Jésus-Christ, et Jésus-Christ à Dieu» (Ier aux Corinth., chap. III).
     Et (Ier aux Corinth., chap. XV, v. 27): «Tout lui est assujetti, en exceptant sans doute Dieu, qui lui a assujetti toutes choses.»
     On a eu quelque peine à expliquer le passage de l'Épître aux Philippiens: «Ne faites rien par une vaine gloire; croyez mutuellement par humilité que les autres vous sont supérieurs; ayez les mêmes sentiments que Christ-Jésus, qui, étant dans l'empreinte de Dieu, n'a point cru sa proie de s'égaler à Dieu.» Ce passage paraît très bien approfondi et mis dans tout son jour dans une lettre qui nous reste des églises de Vienne et de Lyon, écrite l'an 117, et qui est un précieux monument de l'antiquité. On loue dans cette lettre la modestie de quelques fidèles: «Ils n'ont pas voulu, dit la lettre, prendre le grand titre de martyrs (pour quelques tribulations) à l'exemple de Jésus-Christ, lequel, étant empreint de Dieu, n'a pas cru sa proie la qualité d'égal à Dieu.» Origène dit aussi dans son Commentaire sur Jean: La grandeur de Jésus a plus éclaté quand il s'est humilié «que s'il eût fait sa proie d'être égal à Dieu.» En effet, l'explication contraire est un contresens visible. Que signifierait: «Croyez les autres supérieurs à vous; imitez Jésus, qui n'a pas cru que c'était une proie, une usurpation, de s'égaler à Dieu?» Ce serait visiblement se contredire, ce serait donner un exemple de grandeur pour un exemple de modestie; ce serait pécher contre le sens commun.
     La sagesse des apôtres fondait ainsi l'Église naissante. Cette sagesse ne fut point altérée par la dispute qui survint entre les apôtres Pierre, Jacques et Jean, d'un côté, et Paul, de l'autre. Cette contestation arriva dans Antioche. L'apôtre Pierre, autrement Céphas, ou Simon Barjone, mangeait avec les gentils convertis, et n'observait point avec eux les cérémonies de la loi, ni la distinction des viandes; il mangeait, lui, Barnabé, et d'autres disciples, indifféremment du porc, des chairs étouffées, des animaux qui avaient le pied fendu et qui ne ruminaient pas; mais, plusieurs Juifs chrétiens étant arrivés, saint Pierre se remit avec eux à l'abstinence des viandes défendues et aux cérémonies de la loi mosaïque.
     Cette action paraissait très prudente; il ne voulait pas scandaliser les Juifs chrétiens ses compagnons; mais saint Paul s'éleva contre lui avec un peu de dureté. «Je lui résistai, dit-il, à sa face, parce qu'il était blâmable.» (Épître aux Galates, chap. II.)
     Cette querelle paraît d'autant plus extraordinaire de la part de saint Paul, qu'ayant été d'abord persécuteur il devait être modéré, et que, lui-même, il était allé sacrifier dans le temple à Jérusalem, qu'il avait circoncis son disciple Timothée, qu'il avait accompli les rites juifs qu'il reprochait alors à Céphas. Saint Jérôme prétend que cette querelle entre Paul et Céphas était feinte. Il dit dans sa première Homélie, tome III, qu'ils firent comme deux avocats qui s'échauffent et se piquent au barreau, pour avoir plus d'autorité sur leurs clients; il dit que, Pierre Céphas étant destiné à prêcher aux Juifs, et Paul aux gentils, ils firent semblant de se quereller, Paul pour gagner les gentils, et Pierre pour gagner les Juifs. Mais saint Augustin n'est point du tout de cet avis: «Je suis fâché, dit-il dans l'Épître à Jérôme, qu'un aussi grand homme se rende le patron du mensonge, patronum mendacii
     Au reste, si Pierre était destiné aux Juif judaïsants, et Paul aux étrangers, il est très probable que Pierre ne vint point à Rome. Les Actes des apôtres ne font aucune mention du voyage de Pierre en Italie.
     Quoi qu'il en soit, ce fut vers l'an 60 de notre ère que les chrétiens commencèrent à se séparer de la communion juive, et c'est ce qui leur attira tant de querelles et tant de persécutions de la part des synagogues répandues à Rome, en Grèce, dans l'Égypte et dans l'Asie. Ils furent accusés d'impiété, d'athéisme, par leurs frères juifs, qui les excommuniaient dans leurs synagogues trois fois les jours du sabbat. Mais Dieu les soutint toujours au milieu des persécutions.
     Petit à petit, plusieurs églises se formèrent, et la séparation devint entière entre les Juifs et les chrétiens avant la fin du premier siècle; cette séparation était ignorée du gouvernement romain. Le sénat de Rome ni les empereurs n'entraient point dans ces querelles d'un petit parti que Dieu avait jusque-là conduit dans l'obscurité, et qu'il élevait par des degrés insensibles.
     Il faut voir dans quel état était alors la religion de l'empire romain. Les mystères et les expiations étaient accrédités dans presque toute la terre. Les empereurs, il est vrai, les grands et les philosophes n'avaient nulle foi à ces mystères; mais le peuple, qui en fait de religion donne la loi aux grands, leur imposait la nécessité de se conformer en apparence à son culte. Il faut, pour l'enchaîner, paraître porter les mêmes chaînes que lui. Cicéron lui-même fut initié aux mystères d'Éleusine. La connaissance d'un seul Dieu était le principal dogme qu'on annonçait dans ces fêtes mystérieuses et magnifiques. Il faut avouer que les prières et les hymnes qui nous sont restés de ces mystères sont ce que le paganisme a de plus pieux et de plus admirable.
     Les chrétiens, qui n'adoraient aussi qu'un seul Dieu, eurent par là plus de facilité de convertir plusieurs gentils. Quelques philosophes de la secte de Platon devinrent chrétiens. C'est pourquoi les Pères de l'Église des trois premiers siècles furent tous platoniciens.
     Le zèle inconsidéré de quelques-uns ne nuisit point aux vérités fondamentales. On a reproché à saint Justin, l'un des premiers Pères, d'avoir dit, dans son Commentaire sur Isaïe, que les saints jouiraient, dans un règne de mille ans sur la terre, de tous les biens sensuels. On lui a fait un crime d'avoir dit, dans son Apologie du christianisme, que Dieu, ayant fait la terre, en laissa le soin aux anges, lesquels, étant devenus amoureux des femmes, leur firent des enfants qui sont les démons.
     On a condamné Lactance et d'autres Pères, pour avoir supposé des oracles de sibylles. Il prétendait que la sibylle Érythrée avait fait ces quatre vers grecs, dont voici l'explication littérale:

                 Avec cinq pains et deux poissons
           Il nourrira cinq mille hommes au désert;
     Et, en ramassant les morceaux qui resteront,
                 Il en remplira douze paniers.


     On reprocha aussi aux premiers chrétiens la supposition de quelques vers acrostiches d'une ancienne sibylle, lesquels commençaient tous par les lettres initiales du nom de Jésus-Christ, chacune dans leur ordre. Ou leur reproche d'avoir forgé des lettres de Jésus-Christ au roi d'Édesse; dans le temps qu'il n'y avait point de roi à Édesse; d'avoir forgé des lettres de Marie, des lettres de Sénèque à Paul, des lettres et des actes de Pilate, de faux évangiles, de faux miracles, et mille autres impostures.
     Mais ce zèle de quelques chrétiens, qui n'était pas selon la science, n'empêcha pas l'Église de faire les progrès que Dieu lui destinait. Les chrétiens célébrèrent d'abord leurs mystères dans des maisons retirées, dans des caves, pendant la nuit; de là leur vint le titre de lucifugaces (selon Minucius Félix). Philon les appelle gesséens. Leurs noms les plus communs, dans les quatre premiers siècles, chez les Gentils, étaient ceux de galiléens et de nazaréens; mais celui de chrétiens a prévalu sur tous les autres.
     Ni la hiérarchie ni les usages ne furent établis tout d'un coup; les temps apostoliques furent différents des temps qui les suivirent. Saint Paul, dans sa Ier aux Corinthiens, nous apprend que les frères, soit circoncis, sois in circoncis, étant assemblé, quand plusieurs prophètes voulaient parler, il fallait qu'il n'y en eût que deux ou trois qui parlassent, et que, si quelqu'un, pendant ce temps-là, avait une révélation, le prophète qui avait pris la parole devait se taire.
     C'est sur cette usage de l'Église primitive que se fondent encore aujourd'hui quelques communions chrétiennes, qui tiennent des assemblées dans hiérarchie. Il était permis alors à tout le monde de parler dans l'église, excepté aux femmes.
     Ce qui est aujourd'hui la sainte messe, qui se célèbre au matin, était la cène, qu'on faisait le soir; ces usages changèrent à mesure que l'Église se fortifia. Une société plus étendue exigea plus de règlements, et la prudence des pasteurs se conforma aux temps et aux lieux.
     Saint Jérôme et Eusèbe rapportent que, quand les Églises reçurent une forme, on y distingua peu à peu cinq ordres différents: les surveillants, épiscopoï, d'où sont venus les évêques; les anciens de la société, presbyteroï, les prêtres; les diaconoï, les servants on diacres; les pistoï, croyants, initiés, c'est-à-dire les baptisés, qui avaient part aux soupers des agapes; et les catéchumènes et les énergumènes, qui attendaient le baptême. Aucun, dans ces cinq ordres, ne portait d'habit différent des autres; aucun n'était contraint au célibat, témoin le livre de Tertullien dédié à sa femme, témoin l'exemple des apôtres. Aucune représentation, soit en peinture, soit en sculpture, dans leurs assemblées, pendant les deux premiers siècles. Les chrétiens cachaient soigneusement leurs livres aux gentils; ils ne les confiaient qu'aux initiés; il n'était pas même permis aux catéchumènes de réciter l'oraison dominicale.
     Ce qui distinguait le plus les chrétiens, et ce qui a duré jusqu'à nos derniers temps, était le pouvoir de chasser les diables avec le signe de la croix. Origène, dans son Traité contre Celse, avoue, au nombre 133, qu'Antinoüs, divinisé par l'empereur Adrien, faisait des miracles en Égypte par la force des charmes et des prestiges; mais il dit que les diables sortent du corps des possédés à la prononciation du seul nom de Jésus.
     Tertullien va plus loin, et, du fond de l'Afrique où il était, il dit, dans son Apologétique, au chapitre XXIII: «Si vos dieux ne confessent pas qu'ils sont des diables à la présence d'un vrai chrétien, nous voulons bien que vous répandiez le sang de ce chrétien.» Y a-t-il une démonstration plus claire?
     En effet Jésus-Christ envoya ses apôtres pour chasser les démons. Les Juifs avaient aussi de son temps le don de les chasser, car, lorsque Jésus eut délivré des possédés et eut envoyé les diables dans les corps d'un troupeau de deux mille cochons, et qu'il eut opéré d'autres guérisons pareilles, les pharisiens dirent: «Il chasse les démons par la puissance de Belzébuth. - Si c'est par Belzébuth que je les chasse, répondit Jésus, par qui vos fils les chassent-ils?» Il est incontestable que les Juifs se vantaient de ce pouvoir; ils avaient des exorcistes et des exorcismes. On invoquait le nom du Dieu, de Jacob et d'Abraham. On mettait des herbes consacrées dans le nez des démoniaques (Josèphe rapporte une partie de ces cérémonies). Ce pouvoir sur les diables, que les Juifs ont perdu, fut transmis aux chrétiens, qui semblent aussi l'avoir perdu depuis quelque temps.
     Dans le pouvoir de chasser les démons était compris celui de détruire les opérations de la magie; car la magie fut toujours en vigueur chez toutes les nations. Tous les Pères de l'Église rendent témoignage à la magie. Saint Justin avoue, dans son Apologétique, au livre III, qu'on évoque souvent les âmes des morts, et en tire un argument en faveur de l'immortalité de l'âme. Lactance, au livre VII de ses Institutions divines, dit que «si on osait nier l'existence des âmes après la mort, le magicien vous en convaincrait bientôt en les faisant paraître.» Irénée, Clément Alexandrin, Tertullien, l'évêque Cyprien, tous affirment la même chose. Il est vrai qu'aujourd'hui tout est changé, et qu'il n'y a pas plus de magiciens que de démoniaques; mais il s'en trouvera quand il plaira à Dieu.
     Quand les sociétés chrétiennes devinrent un peu nombreuses, et que plusieurs s'élevèrent contre le culte de l'empire romain, les magistrats sévirent contre elles, et les peuples surtout les persécutèrent. On ne persécutait point les Juifs, qui avaient des privilèges particuliers, et qui se renfermaient dans leurs synagogues; on leur permettait l'exercice de leur religion, comme on fait encore aujourd'hui à Rome; on souffrait tous les cultes divers répandus dans l'empire, quoique le sénat ne les adoptât pas.
     Mais les chrétiens, se déclarant ennemis de tous ces cultes, et surtout de celui de l'empire, furent exposés plusieurs fois à ces cruelles épreuves.
     Un des premiers et des plus célèbres martyrs fut Ignace, évêque d'Antioche, condamné par l'empereur Trajan lui-même, alors en Asie, et envoyé par ses ordres à Rome, pour être exposé aux bêtes, dans un temps où l'on ne massacrait point à Rome les autres chrétiens. On ne sait point de quoi il était accusé auprès de cet empereur, renommé d'ailleurs pour sa clémence; il fallait que saint Ignace eût de bien violents ennemis. Quoi qu'il en soit, l'histoire de son martyre rapporte qu'on lui trouva le nom de Jésus-Christ gravé sur le coeur, en caractères d'or; et c'est de là que les chrétiens prirent en quelques endroits le nom de théophores, qu'Ignace s'était donné à lui-même.
     On nous a conservé une lettre de lui, par laquelle il prie les évêques et les chrétiens de ne point s'opposer à son martyre, soit que dès lors les chrétiens fussent assez puissants pour le délivrer, soit que parmi eux quelques-uns eussent assez de crédit pour obtenir sa grâce. Ce qui est encore très remarquable, c'est qu'on souffrit que les chrétiens de Rome vinssent au-devant de lui, quand il fut amené dans cette capitale; ce qui prouverait évidemment qu'on punissait en lui la personne, et non pas la secte.
     Les persécutions ne furent pas continuées. Origène dans son livre III, contre Celse, dit: «On peut compter facilement les chrétiens qui sont morts pour leur religion, parce qu'il en est mort peu, et seulement de temps en temps et par intervalles.»
     Dieu eut un si grand soin de son Église que, malgré ses ennemis, il fit en sorte qu'elle tînt cinq conciles dans le premier siècle, seize dans le second et trente dans le troisième, c'est-à-dire des assemblées tolérées. Ces assemblées furent quelquefois défendues, quand la fausse prudence des magistrats craignit qu'elles ne devinssent tumultueuses. Il nous est resté peu de procès-verbaux des proconsuls et des préteurs qui condamnèrent les chrétiens à mort. Ce serait les seuls actes sur lesquels on pût constater les accusations portées contre eux, et leurs supplices.
     Nous avons un fragment de Denis d'Alexandrie, dans lequel il rapporte l'extrait du greffe d'un proconsul d'Égypte, sous l'empereur Valérien; le voici:
     Denis, Fauste, Maxime, Marcel et Chéremon, ayant été introduits à l'audience, le préfet Émilien leur a dit: «Vous avez pu connaître par les entretiens que j'ai eus avec vous et par tout ce que je vous en ai écrit, combien nos princes ont témoigné de bonté à votre égard; je veux bien encore vous le redire: ils font dépendre votre conservation et votre salut de vous-mêmes, et votre destinée est entre vos mains. Ils ne demandent de vous qu'une seule chose, que la raison exige de toute personne raisonnable: c'est que vous adoriez les dieux protecteurs de leur empire, et que vous abandonniez cet autre culte si contraire à la nature et au bon sens.»
     Denis a répondu: «Chacun n'a pas les mêmes dieux, et chacun adore ceux qu'il croit l'être véritablement.»
     Le préfet Émilien a repris: «Je vois bien que vous êtes des ingrats, qui abusez des bontés que les empereurs ont pour vous. Eh bien! vous ne demeurerez pas davantage dans cette ville, et je vous envoie à Céphro, dans le fond de la Libye; ce sera là le lieu de votre bannissement, selon l'ordre que j'en ai reçu de nos empereurs: au reste, ne pensez pas y tenir vos assemblées, ni aller faire vos prières dans ces lieux que vous nommez des cimetières; cela vous est absolument défendu, et je ne le permettrai à personne.»
     Rien ne porte plus les caractères de vérité que ce procès-verbal. On voit par là qu'il y avait des temps où les assemblées étaient prohibées. C'est ainsi que parmi nous il est défendu aux calvinistes de s'assembler dans le Languedoc; nous avons même quelquefois fait pendre et rouer des ministres, ou prédicants, qui tenaient des assemblées malgré les lois. C'est ainsi qu'en Angleterre et en Irlande les assemblées sont défendues aux catholiques romains, et il y a eu des occasions où les délinquants ont été condamnés à la mort.
     Malgré ces défenses portées par les lois romaines, Dieu inspira à plusieurs empereurs de l'indulgence pour les chrétiens. Dioclétien même, qui passe chez les ignorants pour un persécuteur, Dioclétien, dont la première année de règne est encore l'époque de l'ère des martyrs, fut pendant plus de dix-huit ans le protecteur déclaré du christianisme, au point que plusieurs chrétiens eurent des charges principales auprès de sa personne. Il souffrit que dans Nicomédie, sa résidence, il y eût une superbe église élevée vis-à-vis son palais. Enfin, il épousa une chrétienne.
     Le césar Galérius, ayant malheureusement été prévenu contre les chrétiens, dont il croyait avoir à se plaindre, engagea Dioclétien à faire détruire la cathédrale de Nicomédie. Un chrétien, plus zélé que sage, mit en pièces l'édit de l'empereur; et de là vint cette persécution si fameuse, dans laquelle il y eut plus de deux cents personnes condamnées à la mort, dans toute l'étendue de l'empire romain, sans compter ceux que la fureur du petit peuple, toujours fanatique et toujours barbare, fit périr contre les formes juridiques.
     Il y eut en divers temps un si grand nombre de martyrs qu'il faut bien se donner de garde d'ébranler la vérité de l'histoire de ces véritables confesseurs de notre sainte religion par un mélange dangereux de fables et de faux martyrs.
     Le bénédictin dom Ruinart, par exemple, homme d'ailleurs aussi instruit qu'estimable et zélé, aurait dû choisir avec plus de discrétion ses Actes sincères. Ce n'est pas assez qu'un manuscrit soit tiré de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, ou d'un couvent de célestins de Paris, conforme à un manuscrit des feuillants, pour que cet acte soit authentique: il faut que cet acte soit ancien, écrit par des contemporains, et qu'il porte d'ailleurs tous les caractères de la vérité.
     Il aurait pu se passer de rapporter l'aventure du jeune Romanus, arrivée en 303. Ce jeune Romanus avait obtenu son pardon de Dioclétien dans Antioche. Cependant il dit que le juge Asclépiade le condamna à être brûlé. Des Juifs présents à ce spectacle se moquèrent du jeune saint Romanus, et reprochèrent aux chrétiens que leur Dieu les laissait brûler, lui qui avait délivré Sidrac, Misac et Abdenago, de la fournaise; qu'aussitôt il s'éleva, dans le temps le plus serein, un orage qui éteignit le feu; qu'alors le juge ordonna qu'on coupât la langue au jeune Romanus; que le premier médecin de l'empereur, se trouvant là, fit officieusement la fonction de bourreau, et lui coupa la langue dans la racine; qu'aussitôt le jeune homme, qui était bègue auparavant, parla avec beaucoup de liberté; que l'empereur fut étonné que l'on parlât si bien sans langue; que le médecin, pour réitérer cette expérience, coupa sur-le-champ la langue à un passant, lequel en mourut subitement.
     Eusèbe, dont le bénédictin Ruinart a tiré ce conte, devait respecter assez les vrais miracles opérés dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament (desquels personne ne doutera jamais) pour ne pas leur associer des histoires si suspectes, lesquelles pourraient scandaliser les faibles.
     Cette dernière persécution ne s'étendit pas dans tout l'empire. Il y avait alors en Angleterre quelque christianisme, qui s'éclipsa bientôt pour reparaître ensuite sous les rois saxons. Les Gaules méridionales et l'Espagne étaient remplies de chrétiens. Le césar Constance Chlore les protégea beaucoup dans toutes ses provinces. Il avait une concubine qui était chrétienne, c'est la mère de Constantin, connue sous le nom de sainte Hélène: car il n'y eut jamais de mariage avéré entre elle et lui, et il la renvoya même dès l'an 292, quand il épousa la fille de Maximien Hercule; mais elle avait conservé sur lui beaucoup d'ascendant, et lui avait inspiré une grande affection pour notre sainte religion.
     La divine Providence prépara, par des voies qui semblent humaines, le triomphe de son Église. Constance Chlore mourut en 306, à York, en Angleterre, dans un temps où les enfants qu'il avait de la fille d'un césar étaient en bas âge, et ne pouvaient prétendre à l'empire. Constantin eut la confiance de se faire élire à York par cinq ou six mille soldats, allemands, gaulois et anglais pour la plupart. Il n'y avait pas d'apparence que cette élection, faite sans le consentement de Rome, du sénat et des armées, pût prévaloir; mais Dieu lui donna la victoire sur Maxentius élu à Rome, et le délivra enfin de tous ses collègues. On ne peut dissimuler qu'il ne se rendît d'abord indigne des faveurs du Ciel par le meurtre de tous ses proches, de sa femme et de son fils.
     On peut douter de ce que Zosime rapporte à ce sujet. Il dit que Constantin, agité de remords après tant de crimes, demanda aux pontifes de l'empire s'il y avait quelques expiations pour lui, et qu'ils lui dirent qu'ils n'en connaissaient pas. Il est bien vrai qu'il n'y en avait point eu pour Néron, et qu'il n'avait osé assister aux sacrés mystères en Grèce. Cependant les tauroboles étaient en usage, et il est bien difficile de croire qu'un empereur tout-puissant n'ait pu trouver un prêtre qui voulût lui accorder des sacrifices expiatoires. Peut-être même est-il encore moins croyable que Constantin, occupé de la guerre, de son ambition, de ses projets, et environné de flatteurs, ait eu le temps d'avoir des remords. Zosime ajoute qu'un prêtre égyptien arrivé d'Espagne, qui avait accès à sa porte, lui promit l'expiation de tous ses crimes dans la religion chrétienne. On a soupçonné que ce prêtre était Ozius, évêque de Cordoue.
     Quoi qu'il en soit, Constantin communia avec les chrétiens, bien qu'il fût jamais que catéchumène, et réserva son baptême pour le moment de sa mort. Il fit bâtir sa ville de Constantinople, qui devint le centre de l'empire et de la religion chrétienne. Alors l'Église prit une forme auguste.
     Il est à remarquer que, dès l'an 314, avant que Constantin résidât dans sa nouvelle ville, ceux qui avaient persécuté les chrétiens furent punis par eux de leurs cruautés. Les chrétiens jetèrent la femme de Maximien dans l'Oronte; ils égorgèrent tous ses parents; ils massacrèrent dans l'Égypte et dans la Palestine les magistrats qui s'étaient le plus déclarés contre le christianisme. La veuve et la fille de Dioclétien s'étant cachées à Thessalonique, furent reconnues, et leurs corps jetés dans la mer. Il eût été à souhaiter que les chrétiens eussent moins écouté l'esprit de vengeance; mais Dieu, qui punit selon sa justice, voulut que les mains des chrétiens fussent teintes du sang de leurs persécuteurs, sitôt que ces chrétiens furent en liberté d'agir.
     Constantin convoqua, assembla dans Nicée, vis-à-vis de Constantinople, le premier concile oecuménique, auquel présida Ozius. On y décida la grande question qui agitait l'Église, touchant la divinité de Jésus-Christ. Les uns se prévalaient de l'opinion d'Origène, qui dit au chapitre VI contre Celse: «Nous présentons nos prières à Dieu par Jésus, qui tient le milieu entre les natures créées et la nature incréée, qui nous apporte la grâce de son père, et présente nos prières au grand Dieu en qualité de notre pontife.» Ils s'appuyaient aussi sur plusieurs passages de saint Paul, dont on a rapporté quelques-uns. Ils se fondaient surtout sur ces paroles de Jésus-Christ: «Mon père est plus grand que moi;»; et ils regardaient Jésus comme le premier-né de la création, comme la pure émanation de l'Être suprême, mais non pas précisément comme Dieu.
     Les autres, qui étaient orthodoxes, alléguaient des passages plus conformes à la divinité éternelle de Jésus, comme celui-ci: «Mon père et moi, nous sommes la même chose;» paroles que les adversaires interprétaient comme signifiant: «Mon père et moi, nous avons le même dessein, la même volonté; je n'ai point d'autres désirs que ceux de mon père.» Alexandre, évêque d'Alexandrie, et après lui, Athanase, étaient à la tête des orthodoxes; et Eusèbe, évêque de Nicomédie, avec dix-sept autres évêques, le prêtre Arius, et plusieurs prêtres, étaient dans le parti opposé. La querelle fut d'abord envenimée, parce que saint Alexandre traita ses adversaires d'antéchrists.
     Enfin, après bien des disputes, le Saint-Esprit décida ainsi dans le concile, par la bouche de deux cent quatre-vingt-dix-neuf évêques contre dix-huit: «Jésus est fils unique de Dieu, engendré du Père, c'est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, consubstantiel au Père; nous croyons aussi au Saint-Esprit, etc.» Ce fut la formule du concile. On voit par cet exemple combien les évêques l'emportaient sur les simples prêtres. Deux mille personnes du second ordre étaient de l'avis d'Arius, au rapport de deux patriarches d'Alexandrie, qui ont écrit la chronique d'Alexandrie en arabe. Arius fut exilé par Constantin; mais Athanase le fut aussi bientôt après, et Arius fut rappelé à Constantinople; mais saint Macaire pria Dieu si ardemment de faire mourir Arius avant que ce prêtre pût entrer dans la cathédrale que Dieu exauça sa prière. Arius mourut en allant à l'Église en 330. L'empereur Constantin finit sa vie en 337. Il mit son testament entre les mains d'un prêtre arien, et mourut entre les bras du chef des ariens Eusèbe, évêque de Nicomédie, ne s'étant fait baptiser qu'au lit de mort, et laissant l'Église triomphante, mais divisée.
     Les partisans d'Athanase et ceux d'Eusèbe se firent une guerre cruelle; et ce qu'on appelle l'arianisme fut longtemps établi dans toutes les provinces de l'empire.
     Julien le philosophe, surnommé l'Apostat, voulut étouffer ces divisions, et ne put y parvenir.
     Le second concile général fut tenu à Constantinople, en 381. On y expliqua ce que le concile de Nicée n'avait pas jugé à propos de dire sur le Saint-Esprit, et on ajouta à la formule de Nicée que «le Saint-Esprit est seigneur vivifiant qui procède du Père, et qu'il est adoré et glorifié avec le Père et le fils.»
     Ce ne fut que vers le neuvième siècle que l'Église latine statua par degrés que le Saint-Esprit procède du Père et du fils.
     En 431, le troisième concile général tenu à Éphèse décida que Marie était véritablement mère de Dieu, et que Jésus avait deux natures et une personne. Nestorius, évêque de Constantinople, qui voulait que la Sainte Vierge fût appelée mère de Christ, fut déclaré Judas par le concile, et les deux natures furent encore confirmées par le concile de Chalcédoine.
     Je passerai légèrement sur les siècles suivants, qui sont assez connus. Malheureusement il n'y eut aucune de ces disputes qui ne causât des guerres, et l'Église fut toujours obligée de combattre. Dieu permit encore, pour exercer la patience des fidèles, que les Grecs et les Latins rompissent sans retour au neuvième siècle; il permit encore qu'en Occident il y eût vingt-neuf schismes sanglants pour la chaire de Rome.
     Cependant l'Église grecque presque tout entière, et toute l'Église d'Afrique, devinrent esclaves sous les Arabes, et ensuite sous les Turcs, qui élevèrent la religion mahométane sur les ruines de la chrétienne. L'Église romaine subsista, mais toujours souillée de sang par plus de six cents ans de discorde entre l'empire d'Occident et le sacerdoce. Ces querelles mêmes la rendirent très puissante. Les évêques, les abbés en Allemagne, se firent tous princes, et les papes acquirent peu à peu la domination absolue dans Rome et dans un pays de cent lieues. Ainsi Dieu éprouva son Église par les humiliations, par les troubles et par la splendeur.
     Cette Église latine perdit au seizième siècle la moitié de l'Allemagne, le Danemark, la Suède, l'Angleterre, l'Écosse, l'Irlande, la Suisse, la Hollande; elle a gagné plus de terrain en Amérique par les conquêtes des Espagnols, qu'elle n'en a perdu en Europe; mais avec plus de territoire elle a bien moins de sujets.
     La Providence divine semblait destiner le Japon, le Siam, l'Inde et la Chine, à se ranger sous l'obéissance du pape, pour le récompenser de l'Asie Mineure, de la Syrie, de la Grèce, de l'Égypte, de l'Afrique, de la Russie, et des autres États perdus dont nous avons parlé. Saint François Xavier, qui porta le Saint Évangile aux Indes Orientales et au Japon, quand les Portugais y allèrent chercher des marchandises, fit un très grand nombre de miracles, tous attestés par les RR. PP. jésuites; quelques-uns disent qu'il ressuscita neuf morts; mais le R. P. Ribadeneira, dans sa Fleur des saints,se borne à dire qu'il n'en ressuscita que quatre: c'est bien assez. La Providence voulut qu'en moins de cent années il y eût des milliers de catholiques romains dans les îles du Japon; mais le diable sema son ivraie au milieu du bon grain. Les chrétiens formèrent une conjuration suivie d'une guerre civile, dans laquelle ils tous exterminés en 1638. Alors la nation ferma ses ports à tous les étrangers, excepté aux Hollandais, qu'on regardait comme des marchands, et non pas comme des chrétiens, et qui furent d'abord obligés de marcher sur la croix pour obtenir la permission de vendre leurs denrées dans la prison où on les renferme lorsqu'ils abordent à Nangazaki.
     La religion catholique, apostolique et romaine fut proscrite à la Chine dans nos derniers temps, mais d'une manière moins cruelle. Les RR. PP. jésuites n'avaient pas, à la vérité, ressuscité des morts à la cour de Pékin; ils s'étaient contentés d'enseigner l'astronomie, de fondre du canon, et d'être mandarins. Leurs malheureuses disputes avec des dominicains et d'autres scandalisèrent à tel point le grand empereur Yong-tching que ce prince, qui était la justice et la bonté même, fut assez aveugle pour ne plus permettre qu'on enseignât notre sainte religion, dans laquelle nos missionnaires ne s'accordaient pas. Il les chassa avec une bonté paternelle, leur fournissant des subsistances et des voitures jusqu'aux confins de son empire.
     Toute l'Asie, toute l'Afrique, la moitié de l'Europe, tout ce qui appartient aux Anglais, aux Hollandais, dans l'Amérique, toutes les hordes américaines non domptées, toutes les terres australes, qui sont une cinquième partie du globe, sont demeurées la proie du démon, pour vérifier cette sainte parole: «Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus.» S'il y a environ seize cents millions d'hommes sur la terre, comme quelques doctes le prétendent, la sainte Église romaine catholique universelle en possède à peu près soixante millions: ce qui fait plus de la vingt-sixième [texte original: deux cent trentième] partie des habitants du monde connu.