BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Pierre Jean de Béranger

1780 - 1857

 

Chansons 1815 - 1829

 

Tome I

 

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LE  VIEUX  CELIBATAIRE

 

Allons, Babet, il est bientôt dix heures;

Pour un goutteux c'est l'instant du repos.

Depuis un an qu'avec moi tu demeures,

Jamais, je crois, je ne fus si dispos.

5

À mon coucher ton aimable présence

Pour ton bonheur ne sera pas sans fruit.

Allons, Babet, un peu de complaisance,

Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

 

Petite bonne, agaçante et jolie,

10

D'un vieux garçon doit être le soutien.

Jadis ton maître a fait mainte folie

Pour des minois moins friands que le tien.

Je veux demain, bravant la médisance,

Au cadran bleu te régaler sans bruit.

15

Allons, Babet, un peu de complaisance,

Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

 

N'expose plus à des travaux pénibles

Cette main douce et ce teint des plus frais;

Auprès de moi coule des jours paisibles;

20

Que mille atours relèvent tes attraits.

L'amour par eux m'a rendu sa puissance:

Ne vois-tu pas son flambeau qui me luit?

Allons, Babet, un peu de complaisance,

Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

 

25

À mes desirs, quoi! Babet se refuse!

Mademoiselle, auriez-vous un amant?

De mon neveu le jockey vous amuse;

Mais songez-y: je fais mon testament.

Docile enfin, livre sans résistance

30

À mes baisers ce sein qui m'a séduit.

Allons, Babet, un peu de complaisance,

Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

 

Ah! Tu te rends, tu cèdes à ma flamme!

Mais la nature, hélas! Trahit mon coeur.

35

Ne pleure point; va, tu seras ma femme,

Malgré mon âge et le public moqueur.

Fais donc si bien que ta douce influence

Rende à mes sens la chaleur qui me fuit.

Allons, Babet, un peu de complaisance,

40

Un lait de poule et mon bonnet de nuit.

 

 

L'AMI  ROBIN

 

De tout Cythère

Sois le courtier:

On paîra bien ton ministère.

De tout Cythère

5

Sois le courtier:

Ami Robin, quel bon métier!

 

Robin connaît toutes nos belles,

Et jusqu'où leur prix peut aller.

Messieurs, qui voulez des pucelles,

10

C'est à Robin qu'il faut parler.

 

De tout Cythère

Sois le courtier:

On paîra bien ton ministère.

De tout Cythère

15

Sois le courtier:

Ami Robin, quel bon métier!

 

Prodiguons l'or, et des maîtresses

De toutes parts vont nous venir:

Car si nous tenions aux comtesses,

20

Robin pourrait nous en fournir.

 

De tout Cythère

Sois le courtier:

On paîra bien ton ministère.

De tout Cythère

25

Sois le courtier:

Ami Robin, quel bon métier!

 

J'ai connu Robin à l'école:

Ce n'était point un libertin;

Mais il gagnait mainte pistole

30

À nous procurer l'Arétin.

 

De tout Cythère

Sois le courtier:

On paîra bien ton ministère.

De tout Cythère

35

Sois le courtier:

Ami Robin, quel bon métier!

 

Quand de prendre femme il eut l'âge,

Il la prit belle exprès pour ça.

Par malheur la sienne était sage;

40

Mais aussi Robin divorça.

 

De tout Cythère

Sois le courtier:

On paîra bien ton ministère.

De tout Cythère

45

Sois le courtier:

Ami Robin, quel bon métier!

 

Que le neuf ou le vieux vous tente,

Il sera votre fournisseur:

Robin vend sa nièce et sa tante;

50

Il vendrait sa mère et sa soeur.

 

De tout Cythère

Sois le courtier:

On paîra bien ton ministère.

De tout Cythère

55

Sois le courtier:

Ami Robin, quel bon métier!

 

Si je lis bien dans son système,

Vers la cour il marche à grands pas.

Combien de gens qui déja même

60

Devant Robin ont chapeau bas!

 

De tout Cythère

Sois le courtier:

On paîra bien ton ministère.

De tout Cythère

65

Sois le courtier:

Ami Robin, quel bon métier!

 

 

LES  GAULOIS

ET  LES  FRANCS

(Janvier 1814)

 

Gai! Gai! Serrons nos rangs,

Espérance

De la France;

Gai! Gai! Serrons nos rangs;

5

En avant, gaulois et francs!

 

D'Attila suivant la voix,

Le barbare

Qu'elle égare

Vient une seconde fois

10

Périr dans les champs gaulois.

 

Gai! Gai! Serrons nos rangs,

Espérance

De la France;

Gai! Gai! Serrons nos rangs;

15

En avant, gaulois et francs!

 

Renonçant à ses marais,

Le cosaque

Qui bivouaque,

Croit, sur la foi des anglais,

20

Se loger dans nos palais.

 

Gai! Gai! Serrons nos rangs,

Espérance

De la France;

Gai! Gai! Serrons nos rangs;

25

En avant, gaulois et francs!

 

Le russe, toujours tremblant

Sous la neige

Qui l'assiège,

Las de pain noir et de gland,

30

Veut manger notre pain blanc.

 

Gai! Gai! Serrons nos rangs,

Espérance

De la France;

Gai! Gai! Serrons nos rangs;

35

En avant, gaulois et francs!

 

Ces vins que nous amassons

Pour les boire

À la victoire,

Seraient bus par des saxons!

40

Plus de vin, plus de chansons!

 

Gai! Gai! Serrons nos rangs,

Espérance

De la France;

Gai! Gai! Serrons nos rangs;

45

En avant, gaulois et francs!

 

Pour des calmouks durs et laids

Nos filles

Sont trop gentilles,

Nos femmes ont trop d'attraits.

50

Ah! Que leurs fils soient français!

 

Gai! Gai! Serrons nos rangs,

Espérance

De la France;

Gai! Gai! Serrons nos rangs;

55

En avant, gaulois et francs!

 

Quoi! Ces monuments chéris,

Histoire

De notre gloire,

S'écrouleraient en débris!

60

Quoi! Les prussiens à Paris!

 

Gai! Gai! Serrons nos rangs,

Espérance

De la France;

Gai! Gai! Serrons nos rangs;

65

En avant, gaulois et francs!

 

Nobles francs et bons gaulois,

La paix si chère

À la terre

Dans peu viendra sous vos toits

70

Vous payer de tant d'exploits.

 

Gai! Gai! Serrons nos rangs,

Espérance

De la France;

Gai! Gai! Serrons nos rangs;

75

En avant, gaulois et francs!

 

 

FRETILLON

 

Francs amis des bonnes filles,

Vous connaissez Frétillon:

Ses charmes aux plus gentilles

Ont fait baisser pavillon.

5

Ma Frétillon,

Cette fille

Qui frétille,

N'a pourtant qu'un cotillon.

 

Deux fois elle eut équipage,

10

Dentelles et diamants,

Et deux fois mit tout en gage

Pour quelques fripons d'amants.

Ma Frétillon,

Cette fille

15

Qui frétille,

Reste avec un cotillon.

 

Point de dame qui la vaille:

Cet hiver, dans son taudis,

Couché presque sur la paille,

20

Mes sens étaient engourdis.

Ma Frétillon,

Cette fille

Qui frétille,

Mit sur moi son cotillon.

 

25

Mais que vient-on de m'apprendre?

Quoi! Le peu qui lui restait,

Frétillon a pu le vendre

Pour un fat qui la battait!

Ma Frétillon,

30

Cette fille

Qui frétille,

A vendu son cotillon.

 

En chemise, à la croisée,

Il lui faut tendre ses lacs.

35

À travers la toile usée,

Amour lorgne ses appas.

Ma Frétillon,

Cette fille

Qui frétille,

40

Est si bien sans cotillon!

 

Seigneurs, banquiers et notaires

La feront encor briller;

Puis encor des mousquetaires

Viendront la déshabiller.

45

Ma Frétillon,

Cette fille

Qui frétille,

Mourra sans un cotillon.

 

 

UN  TOUR

DE  MAROTTE

Chanson chantée

aux soupers de Momus.

 

Que Momus, dieu des bons couplets,

Soit l'ami d'épicure.

Je veux porter ses chapelets

Pendus à ma ceinture.

5

Payant tribut

À l'attribut

De sa gaîté falote,

De main en main,

Jusqu'à demain,

10

Passons-nous la marotte.

 

La marotte au sceptre des rois

Oppose sa puissance:

Momus en donne sur les doigts

Du grand que l'on encense.

15

Gaîment frappons

Sots et fripons

En casque, en mitre, en cotte.

De main en main

Jusqu'à demain,

20

Passons-nous la marotte.

 

Qu'un fat soit l'aigle des salons;

Qu'un docteur sente l'ambre;

Qu'un valet change ses galons

Sans changer d'antichambre;

25

Paris, enclin

Au trait malin,

Grace à nous, les ballotte.

De main en main,

Jusqu'à demain,

30

Passons-nous la marotte.

 

Mais de la marotte, à sa cour,

La beauté veut qu'on use;

C'est un des hochets de l'amour,

Et Vénus s'en amuse.

35

Son joyeux bruit

Souvent séduit

L'actrice et la dévote.

De main en main,

Jusqu'à demain,

40

Passons-nous la marotte.

 

Elle s'allie au tambourin

Du dieu de la vendange,

Quand pour guérir le noir chagrin

Coule un vin sans mélange.

45

Oui, ses grelots

Font à grands flots

Jaillir cet antidote.

De main en main,

Jusqu'à demain,

50

Passons-nous la marotte.

 

Point de convives paresseux,

Amis, car il me semble

Que l'amitié bénit tous ceux

Que la marotte assemble;

55

Jeunes d'esprit

Ensemble on rit,

Puis ensemble on radote.

De main en main,

Jusqu'à demain,

60

Passons-nous la marotte.

 

Au bruit des grelots, dans ce lieu,

Chantez donc votre messe.

L'assistant, le prêtre et le dieu

Inspirent l'alégresse.

65

D'un gai refrain

À ce lutrin,

Pour qu'on suive la note,

De main en main,

Jusqu'à demain,

70

Passons-nous la marotte.

 

 

LA  DOUBLE  IVRESSE

 

Je reposais sous l'ombrage,

Quand Noeris vint m'éveiller:

Je crus voir sur son visage

Le feu du desir briller:

5

Sur son front Zéphire agite

La rose et le pampre vert;

Et de son sein qui palpite

Flotte le voile entr'ouvert.

 

Un enfant qui suit sa trace

10

(son frère, si je l'en crois)

Presse pour remplir sa tasse

Des raisins entre ses doigts.

Tandis qu'à mes yeux la belle

Chante et danse à ses chansons,

15

L'enfant, caché derrière elle,

Mêle au vin d'affreux poisons.

 

Noeris prend la tasse pleine,

Y goûte, et vient me l'offrir.

Ah! Dis-je, la ruse est vaine:

20

Je sais qu'on peut en mourir.

Tu le veux, enchanteresse;

Je bois, dussé-je en ce jour

Du vin expier l'ivresse

Par l'ivresse de l'amour.

 

25

Mon délire fut extrême:

Mais aussi qu'il dura peu!

Ce n'est plus Noeris que j'aime,

Et Noeris s'en fait un jeu.

De ces ardeurs infidèles

30

Ce qui reste c'est qu'enfin,

Depuis, à l'amour des belles

J'ai mêlé le goût du vin.

 

 

VOYAGE  AU  PAYS

DE  COCAGNE

 

Ah! Vers une rive

Où sans peine on vive,

Qui m'aime me suive!

Voyageons gaîment.

5

Ivre de champagne,

Je bats la campagne,

Et vois de cocagne

Le pays charmant.

 

Terre chérie,

10

Sois ma patrie:

Qu'ici je rie

Du sort inconstant.

Pour moi tout change:

Bonheur étrange!

15

Je bois et mange

Sans un sou comptant.

 

Mon appétit s'ouvre,

Et mon oeil découvre

Les portes d'un louvre

20

En tourte arrondi;

J'y vois de gros gardes,

Cuirassés de bardes,

Portant hallebardes

De sucre candi.

 

25

Bon dieu! Que j'aime

Ce doux système!

Les canons même

De sucre sont faits.

Belles sculptures,

30

Riches peintures

En confitures,

Ornent les buffets.

 

Pierrots et paillasses,

Beaux esprits cocasses,

35

Charment sur les places

Le peuple ébahi,

Pour qui cent fontaines,

Au lieu d'eaux malsaines,

Versent, toujours pleines,

40

Le beaune et l'aï.

 

Des gens enfournent,

D'autres défournent;

Aux broches tournent

Veau, boeuf et mouton.

45

Des lois de table

L'ordre équitable

De tout coupable

Fait un marmiton.

 

Dans un palais j'entre,

50

Et je m'assieds entre

Des grands dont le ventre

Se porte un défi;

Je trouve en ce monde,

Où la graisse abonde,

55

Vénus toute ronde

Et l'amour bouffi.

 

Nul front sinistre;

Propos de cuistre,

Airs de ministre,

60

N'y sont point permis.

La table est mise,

La chère exquise;

Que l'on se grise:

Trinquons, mes amis!

 

65

Mais parlons d'affaires.

Beautés peu sévères,

Qu'au doux bruit des verres

D'un dessert friand,

On chante et l'on dise

70

Quelque gaillardise

Qui nous scandalise

En nous égayant.

 

Quand le vin tape

L'époux qu'on drape,

75

Que sur la nappe

Il s'endort à point;

De femme aimable

Mère intraitable,

Ah! Sous la table

80

Ne regardez point.

 

Folle et tendre orgie!

La face rougie,

La panse élargie,

Là, chacun est roi;

85

Et quand l'heure invite

À gagner son gîte,

L'on rentre bien vite

Ailleurs que chez soi.

 

Que de goguettes!

90

Que d'amourettes!

Jamais de dettes:

Point de noeuds constants.

Entre l'ivresse

Et la paresse,

95

Notre jeunesse

Va jusqu'à cent ans.

 

Oui, dans ton empire,

Cocagne, on respire...

Mais, qui vient détruire

100

Ce rêve enchanteur?

Ami, j'en ai honte;

C'est quelqu'un qui monte

Apporter le compte

Du restaurateur.

 

 

LE  COMMENCEMENT

DU  VOYAGE

Chanson chantée sur le berceau

d'un enfant nouveau-né.

 

Voyez, amis, cette barque légère

Qui de la vie essaie encor les flots:

Elle contient gentille passagère;

Ah! Soyons-en les premiers matelots.

5

Déja les eaux l'enlèvent au rivage

Que doucement elle fuit pour toujours.

Nous qui voyons commencer le voyage,

Par nos chansons égayons-en le cours.

 

Déja le sort a soufflé dans les voiles;

10

Déja l'espoir prépare les agrès,

Et nous promet, à l'éclat des étoiles,

Une mer calme et des vents doux et frais.

Fuyez, fuyez, oiseaux d'un noir présage:

Cette nacelle appartient aux amours.

15

Nous qui voyons commencer le voyage,

Par nos chansons égayons-en le cours.

 

Au mât propice attachant leurs guirlandes,

Oui, les amours prennent part au travail.

Aux chastes soeurs on a fait des offrandes,

20

Et l'amitié se place au gouvernail.

Bacchus lui-même anime l'équipage,

Qui des plaisirs invoque le secours.

Nous qui voyons commencer le voyage,

Par nos chansons égayons-en le cours.

 

25

Qui vient encor saluer la nacelle?

C'est le malheur bénissant la vertu,

Et demandant que du bien fait par elle

Sur cet enfant le prix soit répandu.

À tant de voeux dont retentit la plage,

30

Sûrs que jamais les dieux ne seront sourds,

Nous qui voyons commencer le voyage,

Par nos chansons égayons-en le cours.

 

 

LA  MUSIQUE

 

Purgeons nos desserts

Des chansons à boire,

Vivent les grands airs

Du conservatoire!

5

Bon!

La farira dondaine,

Gai!

La farira dondé.

 

Tout est réchauffé

10

Aux dîners d'Agathe:

Au lieu de café,

Vite une sonate.

Bon!

La farira dondaine,

15

Gai!

La farira dondé.

 

L'opéra toujours

Fait bruit et merveilles;

On y voit les sourds

20

Boucher leurs oreilles.

Bon!

La farira dondaine,

Gai!

La farira dondé.

 

25

Acteurs très profonds,

Sujets de disputes,

Messieurs les bouffons,

Soufflez dans vos flûtes.

Bon!

30

La farira dondaine,

Gai!

La farira dondé.

 

Et vous gens de l'art,

Pour que je jouisse,

35

Quand c'est du Mozart

Que l'on m'avertisse.

Bon!

La farira dondaine,

Gai!

40

La farira dondé.

 

Nature n'est rien;

Mais on recommande

Goût italien,

Et grace allemande.

45

Bon!

La farira dondaine,

Gai!

La farira dondé.

 

Si nous t'enterrons,

50

Bel art dramatique,

Pour toi nous dirons

La messe en musique.

Bon!

La farira dondaine,

55

Gai!

La farira dondé.

 

 

LES  GOURMANDS

À messieurs les gastronomes.

 

Gourmands, cessez de nous donner

La carte de votre dîner:

Tant de gens qui sont au régime

Ont droit de vous en faire un crime.

5

Et d'ailleurs à chaque repas

D'étouffer ne tremblez-vous pas?

C'est une mort peu digne qu'on l'admire.

Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;

N'étouffons, n'étouffons que de rire.

 

10

La bouche pleine, osez-vous bien

Chanter l'amour, qui vit de rien?

À l'aspect de vos barbes grasses,

D'effroi vous voyez fuir les graces;

Ou, de truffes en vain gonflés,

15

Près de vos belles vous ronflez.

L'embonpoint même a dû parfois vous nuire.

Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;

N'étouffons, n'étouffons que de rire.

 

Vous n'exaltez, maîtres gloutons,

20

Que la gloire des marmitons:

Méprisant l'auteur humble et maigre

Qui mouille un pain bis de vin aigre,

Vous ne trouvez le laurier bon

Que pour la sauce et le jambon;

25

Chez des français quel étrange délire!

Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;

N'étouffons, n'étouffons que de rire.

 

Pour goûter à point chaque mets

À table ne causez jamais;

30

Chassez-en la plaisanterie:

Trop de gens, dans notre patrie,

De ses charmes étaient imbus;

Les bons mots ne sont qu'un abus;

Pourtant, messieurs, permettez-nous d'en dire.

35

Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;

N'étouffons, n'étouffons que de rire.

 

Français, dînons pour le dessert:

L'amour y vient, Philis le sert:

Le bouchon part, l'esprit petille;

40

La décence même y babille,

Et par la gaîté, qui prend feu,

Se laisse coudoyer un peu.

Chantons alors l'aï qui nous inspire.

Ah! Pour étouffer, n'étouffons que de rire;

45

N'étouffons, n'étouffons que de rire.

 

 

MA  DERNIERE

CHANSON  PEUT-ETRE

(Fin de janvier 1814)

 

Je n'eus jamais d'indifférence

Pour la gloire du nom français.

L'étranger envahit la France,

Et je maudis tous ses succès.

5

Mais, bien que la douleur honore,

Que servira d'avoir gémi?

Puisqu'ici nous rions encore,

Autant de pris sur l'ennemi!

 

Quand plus d'un brave aujourd'hui tremble,

10

Moi, poltron, je ne tremble pas.

Heureux que Bacchus nous rassemble

Pour trinquer à ce gai repas!

Amis, c'est le dieu que j'implore;

Par lui mon coeur est affermi.

15

Buvons gaîment, buvons encore:

Autant de pris sur l'ennemi!

 

Mes créanciers sont des corsaires

Contre moi toujours soulevés.

J'allais mettre ordre à mes affaires,

20

Quand j'appris ce que vous savez.

Gens que l'avarice dévore,

Pour votre or soudain j'ai frémi.

Prêtez-m'en donc, prêtez encore:

Autant de pris sur l'ennemi!

 

25

Je possède jeune maîtresse,

Qui va courir bien des dangers.

Au fond je crois que la traîtresse

Desire un peu les étrangers.

Certains excès que l'on déplore

30

Ne l'épouvantent qu'à demi.

Mais cette nuit me reste encore:

Autant de pris sur l'ennemi!

 

Amis, s'il n'est plus d'espérance,

Jurons, au risque du trépas,

35

Que pour l'ennemi de la France

Nos voix ne résonneront pas.

Mais il ne faut point qu'on ignore

Qu'en chantant le cygne a fini.

Toujours français, chantons encore:

40

Autant de pris sur l'ennemi!

 

 

ELOGE  DES  CHAPONS

 

Pour ma part, moi, j'en réponds,

Oui, poulettes,

Oui, coquettes,

Pour ma part, moi, j'en réponds;

5

Bienheureux sont les chapons!

 

Exempts du tendre embarras

Qui maigrit l'espèce humaine,

Comme ils sont dodus et gras

Ces bons citoyens du Maine!

 

10

Pour ma part, moi, j'en réponds,

Oui, poulettes,

Oui, coquettes,

Pour ma part, moi, j'en réponds;

Bienheureux sont les chapons!

 

15

Qui d'eux, troublé nuit et jour,

Fut jaloux jusqu'à la rage?

Leur faut-il contre l'amour

Recourir au mariage?

 

Pour ma part, moi, j'en réponds,

20

Oui, poulettes,

Oui, coquettes,

Pour ma part, moi, j'en réponds;

Bienheureux sont les chapons!

 

Plusieurs, pour la forme, ont pris

25

Une compagne gentille:

J'en sais qui sont bons maris,

Qui même ont de la famille.

 

Pour ma part, moi, j'en réponds,

Oui, poulettes,

30

Oui, coquettes,

Pour ma part, moi, j'en réponds;

Bienheureux sont les chapons!

 

Modérés dans leurs desirs,

Jamais ces gens, que j'estime,

35

N'ont pour fruit de leurs plaisirs

Les remords ou le régime.

 

Pour ma part, moi, j'en réponds,

Oui, poulettes,

Oui, coquettes,

40

Pour ma part, moi, j'en réponds;

Bienheureux sont les chapons!

 

Or, messieurs, examinons

Notre sort auprès des belles.

Que de mal nous nous donnons

45

Pour tromper des infidèles!

 

Pour ma part, moi, j'en réponds,

Oui, poulettes,

Oui, coquettes,

Pour ma part, moi, j'en réponds;

50

Bienheureux sont les chapons!

 

C'est mener un train d'enfer,

Quelque agrément qu'on y trouve;

D'ailleurs on n'est pas de fer,

Et Dieu sait comme on le prouve.

 

55

Pour ma part, moi, j'en réponds,

Oui, poulettes,

Oui, coquettes,

Pour ma part, moi, j'en réponds;

Bienheureux sont les chapons!

 

60

En dépit d'un faux honneur,

Prenons donc un parti sage.

Faisons tous notre bonheur:

Allons, messieurs, du courage!

 

Pour ma part, moi, j'en réponds,

65

Oui, poulettes,

Oui, coquettes,

Pour ma part, moi, j'en réponds;

Bienheureux sont les chapons!

 

Assez de monde concourt

70

À propager notre espèce.

Coupons, morbleu! Coupons court

Aux erreurs de la jeunesse.

 

Pour ma part, moi, j'en réponds,

Oui, poulettes,

75

Oui, coquettes,

Pour ma part, moi, j'en réponds;

Bienheureux sont les chapons!

 

 

LE  BON  FRANÇAIS

(Mai 1814)

Chanson chantée devant des aides-de-camp

de l'empereur Alexandre.

 

J'aime qu'un russe soit russe,

Et qu'un anglais soit anglais.

Si l'on est prussien en Prusse,

En France soyons français.

5

Lorsqu'ici nos coeurs émus

Comptent des français de plus,

Mes amis, mes amis,

Soyons de notre pays,

Oui, soyons de notre pays.

 

10

Charles-Quint portait envie

À ce roi plein de valeur

Qui s'écriait à Pavie:

Tout est perdu, fors l'honneur!

Consolons par ce mot-là

15

Ceux que le nombre accabla.

Mes amis, mes amis,

Soyons de notre pays,

Oui, soyons de notre pays.

 

Louis, dit-on, fut sensible

20

Aux malheurs de ces guerriers

Dont l'hiver le plus terrible

A seul flétri les lauriers.

Près des lis qu'ils soutiendront,

Ces lauriers reverdiront.

25

Mes amis, mes amis,

Soyons de notre pays,

Oui, soyons de notre pays.

 

Enchaîné par la souffrance,

Un roi fatal aux anglais

30

A jadis sauvé la France

Sans sortir de son palais.

On sait, quand il le faudra,

Sur qui Louis s'appuîra.

Mes amis, mes amis,

35

Soyons de notre pays,

Oui, soyons de notre pays.

 

Redoutons l'anglomanie,

Elle a déja gâté tout.

N'allons point en Germanie

40

Chercher les règles du goût.

N'empruntons à nos voisins

Que leurs femmes et leurs vins.

Mes amis, mes amis,

Soyons de notre pays,

45

Oui, soyons de notre pays.

 

Notre gloire est sans seconde:

Français, où sont nos rivaux?

Nos plaisirs charment le monde,

Éclairé par nos travaux.

50

Qu'il nous vienne un gai refrain,

Et voilà le monde en train!

Mes amis, mes amis,

Soyons de notre pays,

Oui, soyons de notre pays.

 

55

En servant notre patrie,

Où se fixent pour toujours

Les plaisirs et l'industrie,

Les beaux-arts et les amours,

Aimons, Louis le permet,

60

Tout ce qu'Henri-Quatre aimait.

Mes amis, mes amis,

Soyons de notre pays,

Oui, soyons de notre pays.

 

 

LA  GRANDE  ORGIE

 

Le vin charme tous les esprits:

Qu'on le donne

Par tonne.

Que le vin pleuve dans Paris,

5

Pour voir les gens les plus aigris

Gris.

 

Non, plus d'accès

Aux procès;

Vidons, joyeux français,

10

Nos caves renommées.

Qu'un censeur vain

Croie en vain

Fuir le pouvoir du vin,

Et s'enivre aux fumées.

 

15

Le vin charme tous les esprits:

Qu'on le donne

Par tonne.

Que le vin pleuve dans Paris,

Pour voir les gens les plus aigris

20

Gris.

 

Graves auteurs,

Froids rhéteurs,

Tristes prédicateurs,

Endormeurs d'auditoires;

25

Gens à pamphlets,

À couplets,

Changez en gobelets

Vos larges écritoires.

 

Le vin charme tous les esprits:

30

Qu'on le donne

Par tonne.

Que le vin pleuve dans Paris,

Pour voir les gens les plus aigris

Gris.

 

35

Loin du fracas

Des combats,

Dans nos vins délicats

Mars a noyé ses foudres.

Gardiens de nos

40

Arsenaux,

Cédez-nous les tonneaux

Où vous mettiez vos poudres.

 

Le vin charme tous les esprits:

Qu'on le donne

45

Par tonne.

Que le vin pleuve dans Paris,

Pour voir les gens les plus aigris

Gris.

 

Nous qui courons

50

Les tendrons,

De Cythère enivrons

Les colombes légères.

Oiseaux chéris

De Cypris,

55

Venez, malgré nos cris,

Boire au fond de nos verres.

 

Le vin charme tous les esprits:

Qu'on le donne

Par tonne.

60

Que le vin pleuve dans Paris,

Pour voir les gens les plus aigris

Gris.

 

L'or a cent fois

Trop de poids.

65

Un essaim de grivois,

Buvant à leurs mignonnes,

Trouve au total

Ce cristal

Préférable au métal

70

Dont on fait les couronnes.

 

Le vin charme tous les esprits:

Qu'on le donne

Par tonne.

Que le vin pleuve dans Paris,

75

Pour voir les gens les plus aigris

Gris.

 

Enfants charmants

De mamans

Qui des grands sentiments

80

Banniront la folie,

Nos fils bien gros,

Bien dispos,

Naîtront parmi les pots,

Le front taché de lie.

 

85

Le vin charme tous les esprits:

Qu'on le donne

Par tonne.

Que le vin pleuve dans Paris,

Pour voir les gens les plus aigris

90

Gris.

 

Fi d'un honneur

Suborneur!

Enfin du vrai bonheur

Nous porterons les signes.

95

Les rois boiront

Tous en rond;

Les lauriers serviront

D'échalas à nos vignes.

 

Le vin charme tous les esprits:

100

Qu'on le donne

Par tonne.

Que le vin pleuve dans Paris,

Pour voir les gens les plus aigris

Gris.

 

105

Raison, adieu!

Qu'en ce lieu

Succombant sous le dieu

Objet de nos louanges,

Bien ou mal mis,

110

Tous amis,

Dans l'ivresse endormis,

Nous rêvions les vendanges!

 

Le vin charme tous les esprits:

Qu'on le donne

115

Par tonne.

Que le vin pleuve dans Paris,

Pour voir les gens les plus aigris

Gris.

 

 

LE  JOUR  DES  MORTS

 

Amis, entendez les cloches

Qui par leurs sons gémissants

Nous font de bruyants reproches

Sur nos rires indécents.

5

Il est des ames en peine,

Dit le prêtre intéressé:

C'est le jour des morts, mirliton, mirlitaine;

Requiescant in pace!

 

Qu'en ce jour la poésie

10

Sème les tombeaux de fleurs;

Qu'à nos yeux l'hypocrisie

Les arrose de ses pleurs.

Je chante au sort qui m'entraîne

Sur les traces du passé:

15

C'est le jour des morts, mirliton, mirlitaine;

Requiescant in pace!

 

Méchants, redoutez les diables:

Mais qu'il soit un paradis

Pour les filles charitables,

20

Pour les buveurs francs amis;

Que saint Pierre aux gens sans haine

Ouvre d'un air empressé.

C'est le jour des morts, mirliton, mirlitaine;

Requiescant in pace!

 

25

Le souvenir de nos pères

Nous doit-il mettre en souci?

Ils ont ri de leurs misères;

Des nôtres rions aussi.

Lise n'est point inhumaine;

30

Mon flacon n'est point cassé.

C'est le jour des morts, mirliton, mirlitaine;

Requiescant in pace!

 

Je ne veux point qu'on me pleure,

Moi, le boute-en-train des fous.

35

Puissé-je, à ma dernière heure,

Voir nos fils plus gais que nous!

Qu'ils chantent à perdre haleine,

Sur le bord du grand fossé:

C'est le jour des morts, mirliton, mirlitaine;

40

Requiescant in pace!

 

 

REQUETE  PAR

CHIENS  DE  QUALITE

(Juin 1814)

 

Puisque le tyran est à bas,

Laissez-nous prendre nos ébats.

 

Aux maîtres des cérémonies

Plaise ordonner que, dès demain,

5

Entrent sans laisse aux tuileries

Les chiens du faubourg saint-Germain.

 

Puisque le tyran est à bas,

Laissez-nous prendre nos ébats.

 

Des chiens dont le pavé se couvre

10

Distinguez-nous à nos colliers.

On sent que les honneurs du louvre

Iraient mal à ces roturiers.

 

Puisque le tyran est à bas,

Laissez-nous prendre nos ébats.

 

15

Quoique toujours sous son empire

L'usurpateur nous ait chassés,

Nous avons laissé sans mot dire

Aboyer tous les gens pressés.

 

Puisque le tyran est à bas,

20

Laissez-nous prendre nos ébats.

 

Quand sur son règne on prend des notes,

Grace pour quelques chiens félons!

Tel qui long-temps lécha ses bottes

Lui mord aujourd'hui les talons.

 

25

Puisque le tyran est à bas,

Laissez-nous prendre nos ébats.

 

En attrapant mieux que des puces,

On a vu carlins et bassets

Caresser allemands et russes

30

Couverts encor du sang français.

 

Puisque le tyran est à bas,

Laissez-nous prendre nos ébats.

 

Qu'importe que, sûr d'un gros lucre,

L'anglais dise avoir triomphé?

35

On nous rend le morceau de sucre;

Les chats reprennent leur café.

 

Puisque le tyran est à bas,

Laissez-nous prendre nos ébats.

 

Quand nos dames reprennent vite

40

Les barbes et le caraco,

Quand on refait de l'eau bénite,

Remettez-nous in statu quo.

 

Puisque le tyran est à bas,

Laissez-nous prendre nos ébats.

 

45

Nous promettons, pour cette grace,

Tous, hors quelques barbets honteux,

De sauter pour les gens en place,

De courir sur les malheureux.

 

Puisque le tyran est à bas,

50

Laissez-nous prendre nos ébats.

 

 

LA  CENSURE

Chanson qui courut manuscrite

au mois d'août 1814.

 

Que, sous le joug des libraires,

On livre encor nos auteurs

Aux censeurs, aux inspecteurs,

Rats-de-cave littéraires;

5

Riez-en avec moi.

Ah! Pour rire

Et pour tout dire,

Il n'est besoin, ma foi,

D'un privilège du roi!

 

10

L'état ayant plus d'un membre

Que la presse eût fait trembler,

Qu'on ait craint son franc parler

Dans la chambre et l'antichambre;

Riez-en avec moi.

15

Ah! Pour rire

Et pour tout dire,

Il n'est besoin, ma foi,

D'un privilège du roi!

 

Que cette chambre sensée

20

Laisse avec soumission

Sortir la procession

Et renfermer la pensée;

Riez-en avec moi.

Ah! Pour rire

25

Et pour tout dire,

Il n'est besoin, ma foi,

D'un privilège du roi.

 

Qu'un censeur bien tyrannique

De l'esprit soit le geôlier,

30

Et qu'avec son prisonnier

Jamais il ne communique;

Riez-en avec moi.

Ah! Pour rire

Et pour tout dire,

35

Il n'est besoin, ma foi,

D'un privilège du roi!

 

Quand déja l'on n'y voit guère,

Quand on a peine à marcher,

En feignant de la moucher,

40

Qu'on éteigne la lumière;

Riez-en avec moi.

Ah! Pour rire

Et pour tout dire,

Il n'est besoin, ma foi,

45

D'un privilège du roi!

 

Qu'un ministre qui s'irrite

Quand on lui fait la leçon

Lise tout bas ma chanson,

Qui lui parvient manuscrite;

50

Riez-en avec moi.

Ah! Pour rire

Et pour tout dire,

Il n'est besoin, ma foi,

D'un privilège du roi!

 

 

BEAUCOUP  D'AMOUR

 

Malgré la voix de la sagesse,

Je voudrais amasser de l'or:

Soudain aux pieds de ma maîtresse

J'irais déposer mon trésor;

5

Adèle, à ton moindre caprice

Je satisferais chaque jour.

Non, non, je n'ai point d'avarice,

Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour.

 

Pour immortaliser Adèle

10

Si des chants m'étaient inspirés,

Mes vers, où je ne peindrais qu'elle,

À jamais seraient admirés.

Puissent ainsi dans la mémoire

Nos deux noms se graver un jour!

15

Je n'ai point l'amour de la gloire,

Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour.

 

Que la providence m'élève

Jusqu'au trône éclatant des rois;

Adèle embellira ce rêve:

20

Je lui cèderai tous mes droits.

Pour être plus sûr de lui plaire,

Je voudrais me voir une cour.

D'ambition je n'en ai guère,

Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour.

 

25

Mais quel vain desir m'importune?

Adèle comble tous mes voeux.

L'éclat, le renom, la fortune,

Moins que l'amour rendent heureux.

À mon bonheur je puis donc croire,

30

Et du sort braver le retour!

Je n'ai ni bien, ni rang, ni gloire,

Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour.

 

 

LES  BOXEURS,

OU  L'ANGLOMANE

(Août 1814)

 

Quoique leurs chapeaux soient bien laids,

Moi j'aime les anglais:

Ils ont un si bon caractère!

Comme ils sont polis! Et sur-tout

5

Que leurs plaisirs sont de bon goût!

Non, chez nous, point,

Point de ces coups de poing

Qui font tant d'honneur à l'Angleterre.

 

Voilà des boxeurs à Paris:

10

Courons vite ouvrir des paris,

Et même par-devant notaire.

Ils doivent se battre un contre un;

Pour des anglais c'est peu commun.

Non, chez nous, point,

15

Point de ces coups de poing

Qui font tant d'honneur à l'Angleterre.

 

En scène d'abord admirons

La grace de ces deux lurons,

Grace qui jamais ne s'altère.

20

De la halle on dirait deux forts:

Peut-être ce sont des milords.

Non, chez nous, point,

Point de ces coups de poing

Qui font tant d'honneur à l'Angleterre.

 

25

Çà, mesdames, qu'en pensez-vous?

C'est à vous de juger les coups.

Quoi! Ce spectacle vous atterre?

Le sang jaillit... battez des mains.

Dieux! Que les anglais sont humains!

30

Non, chez nous, point,

Point de ces coups de poing

Qui font tant d'honneur à l'Angleterre.

 

Anglais! Il faut vous suivre en tout,

Pour les lois, la mode, et le goût,

35

Même aussi pour l'art militaire.

Vos diplomates, vos chevaux,

N'ont pas épuisé nos bravos.

Non, chez nous, point,

Point de ces coups de poing

40

Qui font tant d'honneur à l'Angleterre.

 

 

LE  TROISIEME  MARI

 

Malheureuse avec deux maris,

Au troisième enfin je commande.

Jean est grondeur, mais je m'en ris;

Il est tout petit, je suis grande.

5

Sitôt qu'il fait un peu de bruit,

Je lui mets son bonnet de nuit.

Vli, vlan, taisez-vous,

Lui dis-je, ou que je vous entende...

Vli, vlan, taisez-vous...

10

Je me venge de deux époux.

 

Six mois après des noeuds si doux,

Et les affaires arrangées,

J'en eus deux filles, qu'entre nous

De trois mois l'on dit plus âgées.

15

Au baptême Jean fit du train,

Car Léandre était le parrain.

Vli, vlan, taisez-vous,

Jean, vous n'aurez point de dragées.

Vli, vlan, taisez-vous;

20

Je me venge de deux époux.

 

Léandre me fait lui prêter

De l'argent, qu'il rend Dieu sait comme!

Jean, qui travaille et sait compter,

S'aperçoit qu'on touche à sa somme.

25

Hier il dit qu'on l'a volé;

Moi, du trésor je prends la clé.

Vli, vlan, taisez-vous;

Plus d'argent pour vous, petit homme!

Vli, vlan, taisez-vous;

30

Je me venge de deux époux.

 

Léandre un soir était chez moi:

À neuf heures mon mari frappe.

Je n'ouvris point, l'on sait pourquoi:

Mais à minuit Léandre échappe.

35

Il gelait, et Jean morfondu

À la porte avait attendu.

Vli, vlan, taisez-vous:

Quoi! Monsieur croit-il qu'on l'attrape?

Vli, vlan, taisez-vous;

40

Je me venge de deux époux.

 

Mais à mon tour je le surpris

Avec la vieille Pétronille.

D'un doigt de vin il était gris;

Il la trouvait fraîche et gentille.

45

Sur ses deux pieds il se dressait,

Et le menton lui caressait.

Vli, vlan, taisez-vous;

Vous sentez le vin et la fille:

Vli, vlan, taisez-vous;

50

Je me venge de deux époux.

 

Jean peut briller entre deux draps,

Malgré sa chétive apparence;

Léandre fait plus d'embarras,

Mais a beaucoup moins de vaillance.

55

Lorsque Jean veut se reposer,

S'il me plaît encor d'en user,

Vli, vlan, taisez-vous;

Et vite que l'on recommence:

Vli, vlan, taisez-vous;

60

Je me venge de deux époux.

 

 

VIEUX  HABITS!

VIEUX  GALONS!

(Novembre 1814)

Réflexions morales et politiques

d'un marchand d'habits de la capitale.

 

Tout marchands d'habits que nous sommes,

Messieurs, nous observons les hommes:

D'un bout du monde à l'autre bout

L'habit fait tout.

5

Dans les changements qui surviennent,

Les dépouilles nous appartiennent:

Toujours en grand nous calculons.

Vieux habits! Vieux galons!

 

Parfois en lisant la gazette,

10

Comme tant d'autres, je regrette

Que tout français n'ait pas gardé

L'habit brodé.

Mais j'en crois ceux qui s'y connaissent;

Les anciens préjugés renaissent:

15

On va quitter les pantalons.

Vieux habits! Vieux galons!

 

Les modes et la politique

Ont cent fois rempli ma boutique;

Combien on doit à leurs travaux

20

D'habits nouveaux!

Quand de nos déesses civiques

On met en oubli les tuniques,

Aux passants nous les rappelons.

Vieux habits! Vieux galons!

 

25

Un temps fameux par cent batailles

Mit du galon sur bien des tailles;

De galon même étaient couverts

Les habits verts.

Mais sans le bonheur point de gloire!

30

Nous seuls, après chaque victoire,

Nous avions ce que nous voulons.

Vieux habits! Vieux galons!

 

Nous trouvons aussi notre compte

Avec tous les gens qui sans honte

35

Savent, dans un retour subit,

Changer d'habit.

Les valets, troupe chamarrée,

Troquant aujourd'hui leur livrée,

Que d'habits bleus nous étalons!

40

Vieux habits! Vieux galons!

 

Les défenseurs de nos grands-pères,

Sortant de leurs nobles repaires,

Reprennent enfin à leur tour

L'habit de cour.

45

Chez nous retrouvant leurs costumes,

Avec talons rouges et plumes,

Ils vont régner dans les salons.

Vieux habits! Vieux galons!

 

Sans nul égard pour nos scrupules,

50

Si la foule des incrédules

Mit au nombre de ses larcins

L'habit des saints,

Au nez de plus d'un philosophe

Je vais en revendre l'étoffe:

55

De piété nous redoublons.

Vieux habits! Vieux galons!

 

Long-temps vantés dans chaque ouvrage,

Des grands, qu'aujourd'hui l'on outrage,

Portent au fond de leurs manoirs

60

Des habits noirs.

Mais, grace à nous, vont reparaître

Ces manteaux qu'eux-mêmes peut-être

Trouvaient bien pesants et bien longs.

Vieux habits! Vieux galons!

 

65

De m'enrichir j'ai l'assurance:

L'on fêtera toujours en France,

En ville, au théâtre, à la cour,

L'habit du jour.

Gens vêtus d'or et d'écarlate,

70

Pendant un mois chacun vous flatte;

Puis à vos portes nous allons.

Vieux habits! Vieux galons!

 

 

LE  NOUVEAU  DIOGENE

(Avril 1815)

 

Diogène,

Sous ton manteau,

Libre et content, je ris et bois sans gêne.

Diogène,

5

Sous ton manteau,

Libre et content, je roule mon tonneau.

 

Dans l'eau, dit-on, tu puisas ta rudesse;

Je n'en bois pas, et, censeur plus joyeux,

En moins d'un mois, pour loger ma sagesse,

10

J'ai mis à sec un tonneau de vin vieux.

 

Diogène,

Sous ton manteau,

Libre et content, je ris et bois sans gêne.

Diogène,

15

Sous ton manteau,

Libre et content, je roule mon tonneau.

 

Où je suis bien, aisément je séjourne;

Mais comme nous les dieux sont inconstants:

Dans mon tonneau, sur ce globe qui tourne,

20

Je tourne avec la fortune et le temps.

 

Diogène,

Sous ton manteau,

Libre et content, je ris et bois sans gêne.

Diogène,

25

Sous ton manteau,

Libre et content, je roule mon tonneau.

 

Pour les partis dont cent fois j'osai rire

Ne pouvant être un utile soutien,

Devant ma tonne on ne viendra pas dire:

30

Pour qui tiens-tu, toi qui ne tiens à rien?

 

Diogène,

Sous ton manteau,

Libre et content, je ris et bois sans gêne.

Diogène,

35

Sous ton manteau,

Libre et content, je roule mon tonneau.

 

J'aime à fronder les préjugés gothiques

Et les cordons de toutes les couleurs;

Mais, étrangère aux excès politiques,

40

Ma liberté n'a qu'un chapeau de fleurs.

 

Diogène,

Sous ton manteau,

Libre et content, je ris et bois sans gêne.

Diogène,

45

Sous ton manteau,

Libre et content, je roule mon tonneau.

 

Qu'en un congrès, se partageant le monde,

Des potentats soient trompeurs ou trompés,

Je ne vais point demander à la ronde

50

Si de ma tonne ils se sont occupés.

 

Diogène,

Sous ton manteau,

Libre et content, je ris et bois sans gêne.

Diogène,

55

Sous ton manteau,

Libre et content, je roule mon tonneau.

 

N'ignorant pas où conduit la satire,

Je fuis des cours le pompeux appareil:

Des vains honneurs trop enclin à médire,

60

Auprès des rois je crains pour mon soleil.

 

Diogène,

Sous ton manteau,

Libre et content, je ris et bois sans gêne.

Diogène,

65

Sous ton manteau,

Libre et content, je roule mon tonneau.

 

Lanterne en main, dans l'Athènes moderne

Chercher un homme est un dessein fort beau:

Mais quand le soir voit briller ma lanterne,

70

C'est qu'aux amours elle sert de flambeau.

 

Diogène,

Sous ton manteau,

Libre et content, je ris et bois sans gêne.

Diogène,

75

Sous ton manteau,

Libre et content, je roule mon tonneau.

 

Exempt d'impôt, déserteur de phalange,

Je suis pourtant assez bon citoyen:

Si les tonneaux manquaient pour la vendange,

80

Sans murmurer je prêterais le mien.

 

Diogène,

Sous ton manteau,

Libre et content, je ris et bois sans gêne.

Diogène,

85

Sous ton manteau,

Libre et content, je roule mon tonneau.

 

 

LE  MAITRE  D'ECOLE

 

 

Ah! Le mauvais garnement!

Sans respect il sort des bornes.

Je n'ai dormi qu'un moment,

Et voilà son rudiment.

5

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

Le coquin m'en fait des cornes.

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

Le fouet, petit polisson!

 

Il a fait pis que cela

10

Pour m'échauffer les oreilles:

L'autre jour il me vola

Du vin que je cachais là.

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

Il m'en a bu deux bouteilles!

15

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

Le fouet, petit polisson!

 

Chez elle, quand le matin

Ma femme est à sa toilette,

Je sais que le libertin

20

Quitte écriture et latin.

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

Par la serrure il la guette.

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

Le fouet, petit polisson!

 

25

À ma fille il fait l'amour,

Et joue avec la friponne.

Je l'ai surpris l'autre jour,

Maître d'école à son tour.

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

30

Rendant ce que je lui donne.

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

Le fouet, petit polisson!

 

De le frapper je suis las;

Mais dans ses dents monsieur gronde.

35

Dieu! Ne prononce-t-il pas

Le mot de c... tout bas?

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

Il n'est plus d'enfants au monde.

Zon, zon, zon, zon, zon, zon, zon!

40

Le fouet, petit polisson!

 

 

LE  CELIBATAIRE

Chanson de noce chantée

au mariage de mon ami B. Wilhem.

 

Du célibat fidèle appui,

Je vois avec colère

L'amour essuyer aujourd'hui

Les larmes de son frère.

5

Graces, talents, et vertus,

Ont droit à mille tributs.

Mais un célibataire

Ne peut chanter des noeuds si doux:

On n'aura rien à faire

10

Chez de pareils époux.

 

Monsieur prend femme, c'est fort bien,

Il la prend jeune et belle:

Mais, comptant ses amis pour rien,

Monsieur la prend fidèle.

15

Il faudra dans cinquante ans

Célébrer leurs feux constants.

Non, tout célibataire

Ne peut chanter des noeuds si doux:

On n'aura rien à faire

20

Chez de pareils époux.

 

Morbleu! Qui n'aurait de l'humeur

En pensant que madame

De monsieur fera le bonheur,

Bien qu'elle soit sa femme?

25

Jours de paix et nuits d'amour;

Le diable y perdra son tour.

Non, tout célibataire

Ne peut chanter des noeuds si doux:

On n'aura rien à faire

30

Chez de pareils époux.

 

Encor si l'amour avait pris

Une dîme en cachette!

Mais le plus heureux des maris,

En quittant sa couchette,

35

Demain se pavanera,

Et les mains se frottera...

Non, tout célibataire

Ne peut chanter des noeuds si doux:

On n'aura rien à faire

40

Chez de pareils époux.

 

 

TRINQUONS

 

Trinquer est un plaisir fort sage

Qu'aujourd'hui l'on traite d'abus.

Quand du mépris d'un tel usage

Les gens du monde sont imbus,

5

De le suivre, amis, faisons gloire,

Riant de qui peut s'en moquer;

Et pour choquer,

Nous provoquer,

Le verre en main, en rond nous attaquer,

10

D'abord nous trinquerons pour boire,

Et puis nous boirons pour trinquer.

 

À table croyez que nos pères

N'enviaient point le sort des rois,

Et qu'au fragile éclat des verres

15

Ils le comparaient quelquefois.

À voix pleine ils chantaient Grégoire,

Docteur que l'on peut expliquer;

Et pour choquer,

Se provoquer,

20

Le verre en main, tous en rond s'attaquer,

Nos bons aïeux trinquaient pour boire,

Et puis ils buvaient pour trinquer.

 

L'amour alors près de nos mères,

Faisant chorus, battant des mains,

25

Rapprochait les coeurs et les verres,

Enivrait avec tous les vins.

Aussi n'a-t-on pas la mémoire

Qu'une belle ait voulu manquer,

Pour bien choquer,

30

À provoquer,

Le verre en main, chacun à l'attaquer:

D'abord elle trinquait pour boire,

Puis elle buvait pour trinquer.

 

Qu'on boive aux maîtres de la terre,

35

Qui n'en boivent pas plus gaîment;

Je veux, libre par caractère,

Boire à mes amis seulement.

Malheur à ceux dont l'humeur noire

S'obstine à ne point remarquer

40

Que pour choquer,

Se provoquer,

Le verre en main, tous en rond s'attaquer,

L'amitié, qui trinque pour boire,

Boit bien plus encor pour trinquer!

 

 

PRIERE  D'UN  EPICURIEN

Couplet écrit aux catacombes le jour

où s'y rendirent les membres du caveau.

 

Du champ que ton pouvoir féconde,

Vois la mort trancher les épis;

Amour, réparateur du monde,

Réveille les coeurs assoupis.

5

À l'horreur qui nous environne

Oppose le besoin d'aimer;

Et si la mort toujours moissonne,

Ne te lasse pas de semer.

 

 

LES  INFIDELITES

DE  LISETTE

 

Lisette, dont l'empire

S'étend jusqu'à mon vin,

J'éprouve le martyre

D'en demander en vain.

5

Pour souffrir qu'à mon âge

Les coups me soient comptés,

Ai-je compté, volage,

Tes infidélités?

 

Lisette, ma Lisette,

10

Tu m'as trompé toujours:

Mais vive la grisette!

Je veux, Lisette,

Boire à nos amours.

 

Lindor, par son audace,

15

Met ta ruse en défaut;

Il te parle à voix basse,

Il soupire tout haut.

Du tendre espoir qu'il fonde

Il m'instruisit d'abord.

20

De peur que je n'en gronde,

Verse au moins jusqu'au bord.

 

Lisette, ma Lisette,

Tu m'as trompé toujours:

Mais vive la grisette!

25

Je veux, Lisette,

Boire à nos amours.

 

Avec l'heureux Clitandre

Lorsque je te surpris,

Vous comptiez d'un air tendre

30

Les baisers qu'il t'a pris.

Ton humeur peu sévère

En comptant les doubla;

Remplis encor mon verre

Pour tous ces baisers-là.

 

35

Lisette, ma Lisette,

Tu m'as trompé toujours:

Mais vive la grisette!

Je veux, Lisette,

Boire à nos amours.

 

40

Mondor, qui toujours donne

Et rubans et bijoux,

Devant moi te chiffonne

Sans te mettre en courroux.

J'ai vu sa main hardie

45

S'égarer sur ton sein;

Verse jusqu'à la lie

Pour un si grand larcin.

 

Lisette, ma Lisette,

Tu m'as trompé toujours:

50

Mais vive la grisette!

Je veux, Lisette,

Boire à nos amours.

 

Certain soir je pénètre

Dans ta chambre, et sans bruit

55

Je vois par la fenêtre

Un voleur qui s'enfuit.

Je l'avais, dès la veille,

Fait fuir de ton boudoir.

Ah! Qu'une autre bouteille

60

M'empêche de tout voir!

 

Lisette, ma Lisette,

Tu m'as trompé toujours:

Mais vive la grisette!

Je veux, Lisette,

65

Boire à nos amours.

 

Tous, comblés de tes graces,

Mes amis sont les tiens,

Et ceux dont tu te lasses,

C'est moi qui les soutiens.

70

Qu'avec ceux-là, traîtresse,

Le vin me soit permis:

Sois toujours ma maîtresse,

Et gardons nos amis.

 

Lisette, ma Lisette,

75

Tu m'as trompé toujours:

Mais vive la grisette!

Je veux, Lisette,

Boire à nos amours.

 

 

LA  CHATTE

 

Tu réveilles ta maîtresse,

Minette, par tes longs cris.

Est-ce la faim qui te presse?

Entends-tu quelque souris?

5

Tu veux fuir de ma chambrette,

Pour courir je ne sais où.

Mia-mia-ou! Que veut minette?

Mia-mia-ou! C'est un matou.

 

Pour toi je ne puis rien faire;

10

Cesse de me caresser.

Sur ton mal l'amour m'éclaire:

J'ai quinze ans, j'y dois penser.

Je gémis d'être seulette

En prison sous le verrou.

15

Mia-mia-ou! Que veut minette?

Mia-mia-ou! C'est un matou.

 

Si ton ardeur est extrême,

Même ardeur vient me brûler;

J'ai certain voisin que j'aime,

20

Et que je n'ose appeler.

Mais pourquoi, sur ma couchette,

Rêver à ce jeune fou?

Mia-mia-ou! Que veut minette?

Mia-mia-ou! C'est un matou.

 

25

C'est toi, chatte libertine,

Qui mets le trouble en mon sein.

Dans la mansarde voisine

Du moins réveille Valsain.

C'est peu qu'il presse en cachette

30

Et ma main et mon genou.

Mia-mia-ou! Que veut minette?

Mia-mia-ou! C'est un matou.

 

Mais je vois Valsain paraître!

Par les toits il vient ici.

35

Vite, ouvrons-lui la fenêtre:

Toi, minette, passe aussi.

Lorsqu'enfin mon coeur se prête

Aux larcins de ce filou,

Mia-mia-ou! Que ma minette,

40

Mia-mia-ou! Trouve un matou.

 

 

ADIEUX  DE  MARIE  STUART

 

Adieu, charmant pays de France,

Que je dois tant chérir!

Berceau de mon heureuse enfance,

Adieu! Te quitter c'est mourir.

 

5

Toi que j'adoptai pour patrie,

Et d'où je crois me voir bannir,

Entends les adieux de Marie,

France, et garde son souvenir.

Le vent souffle, on quitte la plage,

10

Et, peu touché de mes sanglots,

Dieu, pour me rendre à ton rivage,

Dieu n'a point soulevé les flots!

 

Adieu, charmant pays de France,

Que je dois tant chérir!

15

Berceau de mon heureuse enfance,

Adieu! Te quitter c'est mourir.

 

Lorsqu'aux yeux du peuple que j'aime

Je ceignis les lis éclatants,

Il applaudit au rang suprême

20

Moins qu'aux charmes de mon printemps.

En vain la grandeur souveraine

M'attend chez le sombre écossais;

Je n'ai desiré d'être reine

Que pour régner sur des français.

 

25

Adieu, charmant pays de France,

Que je dois tant chérir!

Berceau de mon heureuse enfance,

Adieu! Te quitter c'est mourir.

 

L'amour, la gloire, le génie,

30

Ont trop enivré mes beaux jours;

Dans l'inculte Calédonie

De mon sort va changer le cours.

Hélas! Un présage terrible

Doit livrer mon coeur à l'effroi:

35

J'ai cru voir, dans un songe horrible,

Un échafaud dressé pour moi.

 

Adieu, charmant pays de France,

Que je dois tant chérir!

Berceau de mon heureuse enfance,

40

Adieu! Te quitter c'est mourir.

 

France, du milieu des alarmes,

La noble fille des Stuarts,

Comme en ce jour qui voit ses larmes,

Vers toi tournera ses regards.

45

Mais, dieu! Le vaisseau trop rapide

Déja vogue sous d'autres cieux;

Et la nuit, dans son voile humide,

Dérobe tes bords à mes yeux!

 

Adieu, charmant pays de France,

50

Que je dois tant chérir!

Berceau de mon heureuse enfance,

Adieu! Te quitter c'est mourir.

 

 

LES  PARQUES

 

Sages et fous, gueux et monarques,

Apprenez un fait tout nouveau:

Bacchus a vidé son caveau

Pour remplir la coupe des Parques.

5

C'est afin de plaire aux amours,

Qui chantaient d'une voix sonore:

Que tout mortel ajoute encore

Des jours heureux à ses beaux jours!

 

Du monde éternelle ennemie,

10

Atropos, au fatal ciseau,

Buvant à longs traits et sans eau,

Sur la table tombe endormie;

Mais ses deux soeurs filent toujours,

Souriant à qui les implore.

15

Que tout mortel ajoute encore

Des jours heureux à ses beaux jours!

 

Lachésis, remplissant sa tasse,

S'écrie: Atropos dort enfin!

Mais trop sec, hélas! Et trop fin,

20

Je crains que mon fil ne se casse.

Pour le tremper ayons recours

À ce nectar qui me restaure.

Que tout mortel ajoute encore

Des jours heureux à ses beaux jours!

 

25

Garnissant sa quenouille immense,

Clotho lui dit: oui, travaillons;

De vin arrosons les sillons

Où de mon lin croît la semence.

Cette rosée aura toujours

30

Le pouvoir de la faire éclore.

Que tout mortel ajoute encore

Des jours heureux à ses beaux jours!

 

Quand ces Parques, vidant bouteille,

Filent nos jours sans nul souci,

35

Nous qui buvons gaîment ici,

Craignons qu'Atropos ne s'éveille.

Qu'elle dorme au gré des amours,

Et répétons à chaque aurore:

Que tout mortel ajoute encore

40

Des jours heureux à ses beaux jours!

 

 

LA  BOUTEILLE  VOLEE

 

Sans bruit, dans ma retraite,

Hier l'amour pénétra,

Courut à ma cachette,

Et de mon vin s'empara.

5

Depuis lors ma voix sommeille;

Adieu tous mes joyeux sons.

Amour, rends-moi ma bouteille,

Ma bouteille et mes chansons.

 

Iris, dame et coquette,

10

À ce larcin l'a poussé.

Je n'ai plus la recette

Qui soulage un coeur blessé.

C'est pour gémir que je veille,

En proie aux jaloux soupçons.

15

Amour, rends-moi ma bouteille,

Ma bouteille et mes chansons.

 

Épicurien aimable,

À verser frais m'invitant,

Un vieil ami de table

20

Me tend son verre en chantant;

Un autre vient à l'oreille

Me demander des leçons.

Amour, rends-moi ma bouteille,

Ma bouteille et mes chansons.

 

25

Tant qu'Iris eut contre elle

Ce bon vin si regretté,

Grisette folle et belle

Tenait mon coeur en gaîté.

Lison n'a point sa pareille

30

Pour vivre avec des garçons.

Amour, rends-moi ma bouteille,

Ma bouteille et mes chansons.

 

Mais le filou se livre:

Joyeux, il vient à ma voix;

35

De mon vin il est ivre,

Et n'en a bu que deux doigts.

Qu'Iris soit une merveille,

Je me ris de ses façons:

Amour me rend ma bouteille,

40

Ma bouteille et mes chansons.