BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Pierre Jean de Béranger

1780 - 1857

 

Chansons 1815 - 1829

 

Tome II

 

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LE  VILAIN

 

Hé quoi! J'apprends que l'on critique

Le de qui précède mon nom.

Êtes-vous de noblesse antique?

Moi, noble? Oh! Vraiment, messieurs, non.

5

Non, d'aucune chevalerie

Je n'ai le brevet sur vélin.

Je ne sais qu'aimer ma patrie... (bis)

 

Je suis vilain et très vilain... (bis)

Je suis vilain,

10

Vilain, vilain.

 

Ah! Sans un de j'aurais dû naître;

Car, dans mon sang si j'ai bien lu,

Jadis mes aïeux ont d'un maître

Maudit le pouvoir absolu.

15

Ce pouvoir, sur sa vieille base,

Étant la meule du moulin,

Ils étaient le grain qu'elle écrase.

 

Je suis vilain et très vilain,

Je suis vilain,

20

Vilain, vilain.

 

Mes aïeux, jamais dans leurs terres

N'ont vexé des serfs indigents;

Jamais leurs nobles cimeterres

Dans les bois n'ont fait peur aux gens.

25

Aucun d'eux, las de sa campagne,

Ne fut transformé par Merlin

En chambellan de... Charlemagne.

Je suis vilain et très vilain,

Je suis vilain,

30

Vilain, vilain.

 

Jamais aux discordes civiles

Mes braves aïeux n'ont pris part;

De l'anglais aucun dans nos villes

N'introduisit le léopard;

35

Et quand l'église, par sa brigue,

Poussait l'état vers son déclin,

Aucun d'eux n'a signé la ligue.

 

Je suis vilain et très vilain,

Je suis vilain,

40

Vilain, vilain.

 

Laissez-moi donc sous ma bannière,

Vous, messieurs, qui, le nez au vent,

Nobles par votre boutonnière,

Encensez tout soleil levant.

45

J'honore une race commune,

Car sensible, quoique malin,

Je n'ai flatté que l'infortune.

 

Je suis vilain et très vilain,

Je suis vilain,

50

Vilain, vilain.

 

 

LE  VIEUX  MENETRIER

(Novembre 1815)

 

Je ne suis qu'un vieux bon homme,

Ménétrier du hameau;

Mais pour sage on me renomme,

Et je bois mon vin sans eau.

5

Autour de moi sous l'ombrage

Accourez vous délasser.

Eh! Lon lan la, gens de village,

Sous mon vieux chêne il faut danser.

 

Oui, dansez sous mon vieux chêne;

10

C'est l'arbre du cabaret.

Au bon temps toujours la haine

Sous ses rameaux expirait.

Combien de fois son feuillage

Vit nos aïeux s'embrasser!

15

Eh! Lon lan la, gens de village,

Sous mon vieux chêne il faut danser.

 

Du château plaignez le maître,

Quoiqu'il soit votre seigneur:

Il doit du calme champêtre

20

Vous envier le bonheur;

Triste au fond d'un équipage,

Quand là-bas il va passer,

Eh! Lon lan la, gens de village,

Sous mon vieux chêne il faut danser.

 

25

Loin de maudire à l'église

Celui qui vit sans curé,

Priez que Dieu fertilise

Son grain, sa vigne, son pré.

Au plaisir s'il rend hommage,

30

Qu'il vienne ici l'encenser.

Eh! Lon lan la, gens de village,

Sous mon vieux chêne il faut danser.

 

Quand d'une faible charmille

Votre héritage est fermé,

35

Ne portez plus la faucille

Au champ qu'un autre a semé.

Mais sûrs que cet héritage

À vos fils devra passer,

Eh! Lon lan la, gens de village,

40

Sous mon vieux chêne il faut danser.

 

Quand la paix répand son baume

Sur les maux qu'on endura,

N'exilez point de son chaume

L'aveugle qui s'égara.

45

Rappelant après l'orage

Ceux qu'il a pu disperser,

Eh! Lon lan la, gens de village,

Sous mon vieux chêne il faut danser.

 

Écoutez donc le bon homme:

50

Sous son chêne accourez tous.

De pardonner je vous somme:

Mes enfants, embrassez-vous.

Pour voir ainsi d'âge en âge

Chez nous la paix se fixer,

55

Eh! Lon lan la, gens de village,

Sous mon vieux chêne il faut danser.

 

 

LES  OISEAUX

(Janvier 1816)

Couplets adressés à M. Arnault,

partant pour son exil.

 

L'hiver redoublant ses ravages

Désole nos toits et nos champs;

Les oiseaux sur d'autres rivages

Portent leurs amours et leurs chants.

5

Mais le calme d'un autre asile

Ne les rendra pas inconstants;

Les oiseaux que l'hiver exile

Reviendront avec le printemps.

 

À l'exil le sort les condamne,

10

Et plus qu'eux nous en gémissons!

Du palais et de la cabane

L'écho redisait leurs chansons.

Qu'ils aillent d'un bord plus tranquille

Charmer les heureux habitants.

15

Les oiseaux que l'hiver exile

Reviendront avec le printemps.

 

Oiseaux fixés sur cette plage,

Nous portons envie à leur sort.

Déja plus d'un sombre nuage

20

S'élève et gronde au fond du nord.

Heureux qui sur une aile agile

Peut s'éloigner quelques instants!

Les oiseaux que l'hiver exile

Reviendront avec le printemps.

 

25

Ils penseront à notre peine,

Et, l'orage enfin dissipé,

Ils reviendront sous le vieux chêne

Que tant de fois il a frappé.

Pour prédire au vallon fertile

30

De beaux jours alors plus constants,

Les oiseaux que l'hiver exile

Reviendront avec le printemps.

 

 

LES  DEUX  SOEURS

DE  CHARITE

 

 

Dieu lui-même

Ordonne qu'on aime.

Je vous le dis, en vérité:

Sauvez-vous par la charité.

 

5

Vierge défunte, une soeur grise,

Aux portes des cieux rencontra

Une beauté leste et bien mise

Qu'on regrettait à l'opéra.

Toutes deux, dignes de louanges,

10

Arrivaient après d'heureux jours,

L'une sur les ailes des anges,

L'autre dans les bras des amours.

 

Dieu lui-même

Ordonne qu'on aime.

15

Je vous le dis, en vérité:

Sauvez-vous par la charité.

 

Là-haut, saint Pierre en sentinelle,

Après un ave pour la soeur,

Dit à l'actrice: on peut, ma belle,

20

Entrer chez nous sans confesseur.

Elle s'écrie: ah! Quoique bonne,

Mon corps à peine est inhumé!

Mais qu'à mon curé Dieu pardonne;

Hélas! Il n'a jamais aimé.

 

25

Dieu lui-même

Ordonne qu'on aime.

Je vous le dis, en vérité:

Sauvez-vous par la charité.

 

Dans les palais et sous le chaume,

30

Moi, dit la soeur, j'ai de mes mains

Distillé le miel et le baume

Sur les souffrances des humains.

Moi, qui subjuguais la puissance,

Dit l'actrice, j'ai bien des fois

35

Fait savourer à l'indigence

La coupe où s'enivraient les rois.

 

Dieu lui-même

Ordonne qu'on aime,

Je vous le dis, en vérité:

40

Sauvez-vous par la charité.

 

Oui, reprend la sainte colombe,

Mieux qu'un ministre des autels,

À descendre en paix dans la tombe

Ma voix préparait les mortels.

45

Offrant à ceux qui m'ont suivie,

Dit la nymphe, une douce erreur,

Moi, je faisais chérir la vie:

Le plaisir fait croire au bonheur.

 

Dieu lui-même

50

Ordonne qu'on aime.

Je vous le dis, en vérité:

Sauvez-vous par la charité.

 

Aux bons coeurs, ajoute la nonne,

Quand mes prières s'adressaient,

55

Du riche je portais l'aumône

Aux pauvres qui me bénissaient.

Moi, dit l'autre, par la détresse

Voyant l'honnête homme abattu,

Avec le prix d'une caresse,

60

Cent fois j'ai sauvé la vertu.

 

Dieu lui-même

Ordonne qu'on aime.

Je vous le dis, en vérité:

Sauvez-vous par la charité.

 

65

Entrez, entrez, ô tendres femmes!

Répond le portier des élus:

La charité remplit vos ames;

Mon Dieu n'exige rien de plus.

On est admis dans son empire,

70

Pourvu qu'on ait séché des pleurs,

Sous la couronne du martyre,

Ou sous des couronnes de fleurs.

 

Dieu lui-même

Ordonne qu'on aime.

75

Je vous le dis, en vérité:

Sauvez-vous par la charité.

 

 

COMPLAINTE

D'UNE  DEMOISELLE

(Novembre 1816)

 

Faut qu'lord Villain-ton ait tout pris,

Gn'a plus d'argent dans c'gueux d'Paris.

 

Du métier d'fille j'me dégoûte:

C'commerce n'rapporte plus rien.

5

Mais si l'public nous fait banq'route,

C'est qu'les affaires n'vont pas bien.

 

Faut qu'lord Villain-ton ait tout pris,

Gn'a plus d'argent dans c'gueux d'Paris.

 

Au bonheur on fait semblant d'croire;

10

Mais j'en jug'mieux qu'tous les flatteurs:

Si d'la cour je n'savais l'histoire,

J'croirais quasi qu'on a des moeurs.

 

Faut qu'lord Villain-ton ait tout pris,

Gn'a plus d'argent dans c'gueux d'Paris.

 

15

Nous servions d'maîtress'et d'modèles

À nos peintres gorgés d'écus.

J'crois qu'à leux femm's y sont fidèles

D'puis qu'les modèles n'servent plus.

 

Faut qu'lord Villain-ton ait tout pris,

20

Gn'a plus d'argent dans c'gueux d'Paris.

 

Quand gn'a pas l'moindr'profit-z à faire

Sur tant d'réformés mécontents,

Les juges p't-êtr'f'raient not'affaire;

Mais l'roi n'leux en laisse pas l'temps.

 

25

Faut qu'lord Villain-ton ait tout pris,

Gn'a plus d'argent dans c'gueux d'Paris.

 

Enfin je n'trouvons plus not'compte

Avec nos braves qu'l'on vexa.

Vu leux misère, y aurait d'la honte

30

À leux d'mander queuq'chos'pour ça.

 

Faut qu'lord Villain-ton ait tout pris,

Gn'a plus d'argent dans c'gueux d'Paris.

 

Heureusement qu'Monsieur La...

À nous servir s'est-z engagé:

35

Comme un diable, y s'démène, y crie

Pour qu'on rend'les biens du clergé.

 

Faut qu'lord Villain-ton ait tout pris,

Gn'a plus d'argent dans c'gueux d'Paris.

 

 

CE  N'EST  PLUS  LISETTE

 

 

Quoi! Lisette, est-ce vous?

Vous, en riche toilette!

Vous, avec des bijoux!

Vous, avec une aigrette!

 

5

Eh! Non, non, non,

Vous n'êtes plus Lisette.

Eh! Non, non, non,

Ne portez plus ce nom.

 

Vos pieds dans le satin

10

N'osent fouler l'herbette.

Des fleurs de votre teint

Où faites-vous emplette?

 

Eh! Non, non, non,

Vous n'êtes plus Lisette.

15

Eh! Non, non, non,

Ne portez plus ce nom.

 

Dans un lieu décoré

De tout ce qui s'achète,

L'opulence a doré

20

Jusqu'à votre couchette.

 

Eh! Non, non, non,

Vous n'êtes plus Lisette.

Eh! Non, non, non,

Ne portez plus ce nom.

 

25

Votre bouche sourit

D'une façon discrète.

Vous montrez de l'esprit;

Du moins on le répète.

 

Eh! Non, non, non,

30

Vous n'êtes plus Lisette.

Eh! Non, non, non,

Ne portez plus ce nom.

 

Comme ils sont loin ces jours

Où, dans votre chambrette,

35

La reine des amours

N'était qu'une grisette!

 

Eh! Non, non, non,

Vous n'êtes plus Lisette.

Eh! Non, non, non,

40

Ne portez plus ce nom.

 

Quand d'un coeur amoureux

Vous prisiez la conquête,

Vous faisiez dix heureux,

Et n'étiez pas coquette.

 

45

Eh! Non, non, non,

Vous n'êtes plus Lisette.

Eh! Non, non, non,

Ne portez plus ce nom.

 

Maîtresse d'un seigneur

50

Qui paya sa défaite,

De l'ombre du bonheur

Vous êtes satisfaite.

 

Eh! Non, non, non,

Vous n'êtes plus Lisette.

55

Eh! Non, non, non,

Ne portez plus ce nom.

 

Si l'amour est un dieu,

C'est près d'une fillette.

Adieu, madame, adieu:

60

En duchesse on vous traite.

 

Eh! Non, non, non,

Vous n'êtes plus Lisette.

Eh! Non, non, non,

Ne portez plus ce nom.

 

 

LE  MARQUIS

DE  CARABAS

(Novembre 1816)

 

Voyez ce vieux marquis

Nous traiter en peuple conquis;

Son coursier décharné

De loin chez nous l'a ramené.

5

Vers son vieux castel

Ce noble mortel

Marche en brandissant

Un sabre innocent.

Chapeau bas! Chapeau bas!

10

Gloire au marquis de Carabas!

 

Aumôniers, châtelains,

Vassaux, vavassaux et vilains,

C'est moi, dit-il, c'est moi

Qui seul ai rétabli mon roi.

15

Mais s'il ne me rend

Les droits de mon rang,

Avec moi, corbleu!

Il verra beau jeu.

Chapeau bas! Chapeau bas!

20

Gloire au marquis de Carabas!

 

Pour me calomnier,

Bien qu'on ait parlé d'un meunier,

Ma famille eut pour chef

Un des fils de Pépin-Le-Bref.

25

D'après mon blason

Je crois ma maison

Plus noble, ma foi,

Que celle du roi.

Chapeau bas! Chapeau bas!

30

Gloire au marquis de Carabas!

 

Qui me résisterait?

La marquise a le tabouret.

Pour être évêque un jour

Mon dernier fils suivra la cour.

35

Mon fils le baron,

Quoique un peu poltron,

Veut avoir des croix;

Il en aura trois.

Chapeau bas! Chapeau bas!

40

Gloire au marquis de Carabas!

 

Vivons donc en repos.

Mais l'on m'ose parler d'impôts!

À l'état, pour son bien,

Un gentilhomme ne doit rien.

45

Grace à mes créneaux,

À mes arsenaux,

Je puis au préfet

Dire un peu son fait.

Chapeau bas! Chapeau bas!

50

Gloire au marquis de Carabas!

 

Prêtres que nous vengeons,

Levez la dîme, et partageons;

Et toi, peuple animal,

Porte encor le bât féodal.

55

Seuls nous chasserons,

Et tous vos tendrons

Subiront l'honneur

Du droit du seigneur.

Chapeau bas! Chapeau bas!

60

Gloire au marquis de Carabas!

 

Curé, fais ton devoir;

Remplis pour moi ton encensoir.

Vous, pages et varlets,

Guerre aux vilains, et rossez-les!

65

Que de mes aïeux

Ces droits glorieux

Passent tout entiers

À mes héritiers.

Chapeau bas! Chapeau bas!

70

Gloire au marquis de Carabas!

 

 

L'HIVER

 

 

Les oiseaux nous ont quittés;

Déja l'hiver, qui les chasse,

Étend son manteau de glace

Sur nos champs et nos cités.

5

À mes vitres scintillantes

Il trace des fleurs brillantes;

Il rend mes portes bruyantes,

Et fait greloter mon chien.

Réveillons, sans plus attendre,

10

Mon feu qui dort sous la cendre.

Chauffons-nous, chauffons-nous bien.

 

Ô voyageur imprudent!

Retourne vers ta famille.

J'en crois mon feu qui pétille,

15

Le froid devient plus ardent.

Moi, j'en puis braver l'injure.

Rose, en douillette, en fourrure,

Ici, contre la froidure

Vient m'offrir un doux soutien.

20

Rose, tes mains sont de glace.

Sur mes genoux prends ta place;

Chauffons-nous, chauffons-nous bien.

 

L'ombre s'avance, et la nuit

Roule son char sur la neige.

25

Rose, l'amour nous protège;

C'est pour nous que le jour fuit.

Mais un couple nous arrive:

Joyeux ami, beauté vive,

Entrez tous deux sans qui vive!

30

Le plaisir n'y perdra rien.

Moins de froid que de tendresse,

Autour du feu qu'on se presse;

Chauffons-nous, chauffons-nous bien.

 

Les caresses ont cessé

35

Devant la lampe indiscrète.

Un festin, que Rose apprête,

Gaîment par nous est dressé.

Notre ami s'est fait à table

D'un brigand bien redoutable

40

Et d'un spectre épouvantable

Le fidèle historien.

Tandis que le punch s'allume,

Beau du feu qui le consume,

Chauffons-nous, chauffons-nous bien.

 

45

Sombre hiver, sous tes glaçons

Ensevelis la nature;

Ton aquilon, qui murmure,

Ne peut troubler nos chansons.

Notre esprit, qu'amour seconde,

50

Au coin du feu crée un monde

Qu'un doux ciel toujours féconde,

Où s'aimer tient lieu de bien.

Que nos portes restent closes,

Et jusqu'au retour des roses

55

Chauffons-nous, chauffons-nous bien.

 

 

MA  REPUBLIQUE

 

J'ai pris goût à la république

Depuis que j'ai vu tant de rois:

Je m'en fais une, et je m'applique

À lui donner de bonnes lois.

5

On n'y commerce que pour boire,

On n'y juge qu'avec gaîté;

Ma table est tout son territoire;

Sa devise est la liberté.

 

Amis, prenons tous notre verre:

10

Le sénat s'assemble aujourd'hui.

D'abord, par un arrêt sévère,

À jamais proscrivons l'ennui.

Quoi! Proscrire? Ah! Ce mot doit être

Inconnu dans notre cité.

15

Chez nous l'ennui ne pourra naître:

Le plaisir suit la liberté.

 

Du luxe, dont elle est blessée,

La joie ici défend l'abus;

Point d'entraves à la pensée,

20

Par ordonnance de Bacchus.

À son gré que chacun professe

Le culte de sa déité;

Qu'on puisse aller même à la messe:

Ainsi le veut la liberté.

 

25

La noblesse est trop abusive:

Ne parlons point de nos aïeux.

Point de titre, même au convive

Qui rit le plus ou boit le mieux.

Et si quelqu'un, d'humeur traîtresse,

30

Aspirait à la royauté,

Plongeons ce César dans l'ivresse,

Nous sauverons la liberté.

 

Trinquons à notre république,

Pour voir son destin affermi.

35

Mais ce peuple si pacifique

Déja redoute un ennemi:

C'est Lisette qui nous rappelle

Sous les lois de la volupté.

Elle veut régner, elle est belle;

40

C'en est fait de la liberté.

 

 

L'IVROGNE

ET  SA  FEMME

 

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin!

Jean, tu bois depuis le matin.

Ta femme est une vertu:

Ce soir tu seras battu.

 

5

Tandis que dans sa mansarde

Jeanne veille, et qu'il lui tarde

De voir rentrer son mari,

Maître Jean, à la guinguette,

À ses amis en goguette

10

Chante son refrain chéri:

 

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin!

Jean, tu bois depuis le matin.

Ta femme est une vertu:

Ce soir tu seras battu.

 

15

Jeanne pour moi seul est tendre,

Dit-il; laissons-la m'attendre.

Mais, maudissant son époux,

Jeanne, la puce à l'oreille,

Bat sa chatte que réveille

20

La tendresse des matous.

 

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin!

Jean, tu bois depuis le matin.

Ta femme est une vertu:

Ce soir tu seras battu.

 

25

Livrant sa femme au veuvage,

Jean s perd dans son breuvage,

Et, prête à se mettre au lit,

Jeanne, qui verse des larmes,

Dit en regardant ses charmes:

30

C'est son verre qu'il remplit!

 

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin!

Jean, tu bois depuis le matin.

Ta femme est une vertu:

Ce soir tu seras battu.

 

35

Pour allumer sa chandelle,

Un voisin frappe chez elle;

Jeanne ouvre après un refus.

Que Jean boive, chante ou fume,

Je ne sais ce qu'elle allume,

40

Mais je sais qu'on n'y voit plus.

 

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin!

Jean, tu bois depuis le matin.

Ta femme est une vertu:

Ce soir tu seras battu.

 

45

En rajustant sa cornette,

Ah! Qu'on souffre, dit Jeannette,

Quand on attend son époux!

Ma vengeance est bien modeste;

Avec lui je suis en reste;

50

Il a bu plus de dix coups.

 

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin!

Jean, tu bois depuis le matin.

Ta femme est une vertu:

Ce soir tu seras battu.

 

55

À demain! Se dit le couple:

L'époux rentre, et son dos souple

N'en subit pas moins l'arrêt.

Il s'écrie: amour fait rage!

Demain, puisque Jeanne est sage,

60

Répétons au cabaret:

 

Trinquons, et toc, et tin, tin, tin!

Jean, tu bois depuis le matin.

Ta femme est une vertu:

Ce soir tu seras battu.

 

 

PAILLASSE

(Décembre 1816)

 

 

J'suis né paillasse, et mon papa,

Pour m'lancer sur la place,

D'un coup d'pied queuqu'part m'attrapa,

Et m'dit: saute paillasse!

5

T'as l'jarret dispos,

Quoiq't'ay'l'ventre gros

Et la fac'rubiconde.

N'saut'point-z à demi,

Paillass'mon ami:

10

Saute pour tout le monde!

 

Ma mèr'qui poussait des hélas

En m'voyant prendr'ma course,

M'habille avec son seul mat'las,

M'disant: ce fut ma r'ssource:

15

Là d'sous fais, mon fils,

Ce que d'sus je fis

Pour gagner la pièc'ronde.

N'saut'point-z à demi,

Paillass'mon ami:

20

Saute pour tout le monde!

 

Content comme un gueux, j'm'en allais,

Quand un seigneur m'arrête,

Et m'donn'l'emploi, dans son palais,

D'un p'tit chien qu'il regrette.

25

Le chien sautait bien,

J'surpasse le chien;

Plus d'un envieux en gronde.

N'saut'point-z à demi,

Paillass'mon ami:

30

Saute pour tout le monde!

 

J'buvais du bon, mais un hasard,

Où j'n'ons rien mis du nôtre,

Fait qu'monseigneur n'est qu'un bâtard

Et qu'il en vient-z un autre.

35

Fi du dépouillé

Qui m'a bien payé!

Fêtons l'autre à la ronde.

N'saut'point-z à demi,

Paillass'mon ami:

40

Saute pour tout le monde!

 

À peine a-t-on fêté c'lui-ci,

Que l'premier r'vient-z en traître;

Moi qu'aime à dîner, dieu merci,

J'saut'encor sous sa f'nêtre.

45

Mais le v'là r'chassé,

V'là l'autre r'placé.

Viv'ceux que Dieu seconde!

N'saut'point-z à demi,

Paillass'mon ami:

50

Saute pour tout le monde!

 

Vienn'qui voudra, j'saut'rai toujours,

N'faut point qu'la r'cette baisse.

Boir', manger, rire et fair'des tours,

Voyez comm'ça m'engraisse.

55

En gens qui, ma foi,

Saut'moins gaîment qu'toi,

Puisque l'pays abonde,

N'saut'point-z à demi,

Paillass'mon ami:

60

Saute pour tout le monde!

 

 

MON AME

 

 

C'est à table, quand je m'enivre

De gaîté, de vin et d'amour,

Qu'incertain du temps qui va suivre,

J'aime à prévoir mon dernier jour.

5

Il semble alors que mon ame me quitte.

Adieu! Lui dis-je, à ce banquet joyeux:

Ah! Sans regret, mon ame, partez vite;

En souriant remontez dans les cieux.

Remontez, remontez dans les cieux.

 

10

Vous prendrez la forme d'un ange;

De l'air vous parcourrez les champs.

Votre joie, enfin sans mélange,

Vous dictera les plus doux chants.

L'aimable paix, que la terre a proscrite,

15

Ceindra de fleurs votre front radieux.

Ah! Sans regret, mon ame, partez vite;

En souriant remontez dans les cieux.

Remontez, remontez dans les cieux.

 

Vous avez vu tomber la gloire

20

D'un Ilion trop insulté,

Qui prit l'autel de la victoire

Pour l'autel de la liberté.

Vingt nations ont poussé de Thersyte

Jusqu'en nos murs le char injurieux.

25

Ah! Sans regret, mon ame, partez vite;

En souriant remontez dans les cieux.

Remontez, remontez dans les cieux.

 

Cherchez au dessus des orages

Tant de français morts à propos,

30

Qui, se dérobant aux outrages,

Ont au ciel porté leurs drapeaux.

Pour conjurer la foudre qu'on irrite,

Unissez-vous à tous ces demi-dieux.

Ah! Sans regret, mon ame, partez vite;

35

En souriant remontez dans les cieux.

Remontez, remontez dans les cieux.

 

La liberté, vierge féconde,

Règne aux cieux, qui vous sont ouverts.

L'amour seul m'aidait en ce monde

40

À traîner de pénibles fers.

Mais, dès demain, je crains qu'il ne m'évite;

Pauvre captif, demain je serai vieux.

Ah! Sans regret, mon ame, partez vite;

En souriant remontez dans les cieux.

45

Remontez, remontez dans les cieux.

 

N'attendez plus, partez, mon ame,

Doux rayon de l'astre éternel!

Mais passez des bras d'une femme

Au sein d'un Dieu tout paternel.

50

L'aï pétille à défaut d'eau bénite;

De vrais amis viennent fermer mes yeux.

Ah! Sans regret, mon ame, partez vite;

En souriant remontez dans les cieux.

Remontez, remontez dans les cieux.

 

 

LE  JUGE  DE  CHARENTON

(Novembre 1816)

 

Un maître fou qui, dit-on,

Fit jadis mainte fredaine,

Des loges de Charenton

S'est enfui l'autre semaine.

5

Chez un juge, qui griffonnait,

Il arrive et prend simarre et bonnet,

Puis à l'audience, hors d'haleine,

Il entre et soudain dit: prechi! Precha!

Et patati, et patata,

10

Prêtons bien l'oreille à ce discours-là.

 

«L'esprit saint soutient ma voix,

Et les accusés vont rire;

Moi, l'interprète des lois,

J'en viens faire la satire.

15

Nous les tenons d'un impudent

Qui, pour s'amuser, me fit président.

J'ai long-temps vanté son empire,

Mais j'étais alors payé pour cela.»

Et patati, et patata,

20

Pouvait-on s'attendre à ce discours-là?

 

«Le drame et Galimafré

Corrompent nos cuisinières.

En frac on voit un curé,

Et nos enfants ont trois pères.

25

Le mariage est un loyer:

On entre en octobre, on sort en janvier.

Les cachemires adultères

Nous donnent la peste, et ma femme en a.»

Et patati, et patata,

30

Il a mis de tout dans ce discours-là.

 

«Pour débaucher un mari

Que les filles ont d'adresse!

Sous Madame Dubarri

Elles allaient à confesse.

35

Ah! Qu'enfin (et le terme est clair),

L'épouse et l'époux ne soient qu'une chair;

Et vous, qui nous tentez sans cesse,

Filles, respectez l'habit que voilà.»

Et patati, et patata,

40

Rien n'est plus moral que ce discours-là.

 

«Mais triste effet du typhus,

Au lieu d'église on élève

Le temple du dieu Plutus,

Qui sera beau s'il s'achève.

45

Par-tout règnent les intrigants,

On n'interdit plus les extravagants:

Ce dernier point n'est pas un rêve,

Puisqu'en robe ici je dis tout cela.»

Et patati, et patata,

50

On trouve du bon dans ce discours-là.

 

Il poursuivait sur ce ton,

Quand deux bisets, sous les armes,

Remènent à Charenton

Cet orateur plein de charmes.

55

Néanmoins l'avocat Bélant

S'écrie: ah! Les fous ont bien du talent!

J'ai fait rire et verser des larmes;

Mais je n'ai rien dit qui valût cela.

Et patati, et patata,

60

C'est moi qu'on sifflait sans ce discours-là.

 

 

LES CHAMPS

 

Rose, partons; voici l'aurore:

Quitte ces oreillers si doux.

Entends-tu la cloche sonore

Marquer l'heure du rendez-vous?

5

Cherchons loin du bruit de la ville,

Pour le bonheur un sûr asile.

Viens aux champs couler d'heureux jours;

Les champs ont aussi leurs amours.

 

Viens aux champs fouler la verdure,

10

Donne le bras à ton amant;

Rapprochons-nous de la nature

Pour nous aimer plus tendrement.

Des oiseaux la troupe éveillée

Nous appelle sous la feuillée.

15

Viens aux champs couler d'heureux jours;

Les champs ont aussi leurs amours.

 

Nous prendrons les goûts du village;

Le jour naissant t'éveillera:

Le jour mourant sous le feuillage

20

À notre couche nous rendra.

Puisses-tu, maîtresse adorée,

Te plaindre encor de sa durée!

Viens aux champs couler d'heureux jours;

Les champs ont aussi leurs amours.

 

25

Quand l'été vers un sol fertile

Conduit des moissonneurs nombreux;

Quand, près d'eux, la glaneuse agile

Cherche l'épi du malheureux;

Combien, sur les gerbes nouvelles,

30

De baisers pris aux pastourelles!

Viens aux champs couler d'heureux jours;

Les champs ont aussi leurs amours.

 

Quand des corbeilles de l'automne

S'épanche à flots un doux nectar,

35

Près de la cuve qui bouillonne

On voit s'égayer le vieillard;

Et cet oracle du village

Chante les amours d'un autre âge.

Viens aux champs couler d'heureux jours;

40

Les champs ont aussi leurs amours.

 

Allons visiter des rivages

Que tu croiras des bords lointains.

Je verrai, sous d'épais ombrages,

Tes pas devenir incertains.

45

Le desir cherche un lit de mousse;

Le monde est loin, l'herbe est si douce!

Viens aux champs couler d'heureux jours;

Les champs ont aussi leurs amours.

 

C'en est fait! Adieu, vains spectacles!

50

Adieu, Paris, où je me plus;

Où les beaux-arts font des miracles,

Où la tendresse n'en fait plus!

Rose, dérobons à l'envie

Le doux secret de notre vie.

55

Viens aux champs couler d'heureux jours;

Les champs ont aussi leurs amours.

 

 

LA  COCARDE  BLANCHE

(30 mars 1816)

Couplets censés faits pour un dîner

où l'on célébrait l'anniversaire

de la première entrée des Russes,

des Autrichiens et des Prussiens à Paris.

 

Choeur.

 

Jour de paix, jour de délivrance,

Qui des vaincus fis le bonheur;

Beau jour, qui vins rendre à la France

La cocarde blanche et l'honneur!

 

5

Chantons ce jour cher à nos belles,

Où tant de rois par leurs succès

Ont puni les français rebelles,

Et sauvé tous les bons français.

 

Jour de paix, jour de délivrance,

10

Qui des vaincus fis le bonheur;

Beau jour, qui vins rendre à la France

La cocarde blanche et l'honneur!

 

Les étrangers et leurs cohortes

Par nos voeux étaient appelés.

15

Qu'aisément ils ouvraient les portes

Dont nous avions livré les clefs!

 

Jour de paix, jour de délivrance,

Qui des vaincus fis le bonheur;

Beau jour, qui vins rendre à la France

20

La cocarde blanche et l'honneur!

 

Sans ce jour qui pouvait répondre

Que le ciel, comblant nos malheurs,

N'eût point vu sur la tour de Londre

Flotter enfin les trois couleurs?

 

25

Jour de paix, jour de délivrance,

Qui des vaincus fis le bonheur;

Beau jour, qui vins rendre à la France

La cocarde blanche et l'honneur!

 

On répètera dans l'histoire

30

Qu'aux pieds des cosaques du Don,

Pour nos soldats et pour leur gloire,

Nous avons demandé pardon.

 

Jour de paix, jour de délivrance,

Qui des vaincus fis le bonheur;

35

Beau jour, qui vins rendre à la France

La cocarde blanche et l'honneur!

 

Appuis de la noblesse antique,

Buvons, après tant de dangers,

Dans ce repas patriotique,

40

Au triomphe des étrangers.

 

Jour de paix, jour de délivrance,

Qui des vaincus fis le bonheur;

Beau jour, qui vins rendre à la France

La cocarde blanche et l'honneur!

 

45

Enfin, pour sa clémence extrême,

Buvons au plus grand des Henris,

À ce roi qui sut par lui-même

Conquérir son trône et Paris.

 

Jour de paix, jour de délivrance,

50

Qui des vaincus fis le bonheur;

Beau jour, qui vins rendre à la France

La cocarde blanche et l'honneur!

 

 

MON  HABIT

 

Sois-moi fidèle, ô pauvre habit que j'aime!

Ensemble nous devenons vieux.

Depuis dix ans je te brosse moi-même,

Et Socrate n'eût pas fait mieux.

5

Quand le sort à ta mince étoffe

Livrerait de nouveaux combats,

Imite-moi, résiste en philosophe:

Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

 

Je me souviens, car j'ai bonne mémoire,

10

Du premier jour où je te mis.

C'était ma fête, et, pour comble de gloire,

Tu fus chanté par mes amis.

Ton indigence, qui m'honore,

Ne m'a point banni de leurs bras.

15

Tous ils sont prêts à nous fêter encore:

Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

 

À ton revers j'admire une reprise;

C'est encore un doux souvenir.

Feignant un soir de fuir la tendre Lise,

20

Je sens sa main me retenir.

On te déchire, et cet outrage

Auprès d'elle enchaîne mes pas.

Lisette a mis deux jours à tant d'ouvrage:

Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

 

25

T'ai-je imprégné des flots de musc et d'ambre

Qu'un fat exhale en se mirant?

M'a-t-on jamais vu dans une antichambre

T'exposer au mépris d'un grand?

Pour des rubans la France entière

30

Fut en proie à de longs débats;

La fleur des champs brille à ta boutonnière:

Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

 

Ne crains plus tant ces jours de courses vaines

Où notre destin fut pareil;

35

Ces jours mêlés de plaisirs et de peines,

Mêlés de pluie et de soleil.

Je dois bientôt, il me le semble,

Mettre pour jamais habit bas.

Attends un peu; nous finirons ensemble:

40

Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

 

 

LE  VIN  ET

LA  COQUETTE

 

Amis, il est une coquette

Dont je redoute ici les yeux.

Que sa vanité, qui me guette,

Me trouve toujours plus joyeux.

5

C'est au vin de rendre impossible

Le triomphe qu'elle espérait.

Ah! Cachons bien que mon coeur est sensible:

La coquette en abuserait.

 

Faut-il qu'elle soit si charmante!

10

Ah! De mon coeur prenez pitié!

Chantez la liqueur écumante

Que verse en riant l'amitié.

Enlacez le lierre paisible

Sur mon front, qui me trahirait.

15

Ah! Cachons bien que mon coeur est sensible:

La coquette en abuserait.

 

Poursuivons de nos épigrammes

Ce sexe que j'ai trop aimé.

Achevons d'éteindre les flammes

20

Du flambeau qui m'a consumé.

Que Bacchus, toujours invincible,

Ôte à l'amour son dernier trait.

Ah! Cachons bien que mon coeur est sensible:

La coquette en abuserait.

 

25

Mais l'amour pressa-t-il la grappe

D'où nous vient ce jus enivrant?

J'aime encor; mon verre m'échappe;

Je ne ris plus qu'en soupirant.

Pour fuir ce charme irrésistible,

30

Trop d'ivresse enchaîne mes pas.

Ah! Vous voyez que mon coeur est sensible:

Coquette, n'en abusez pas.

 

 

LA  SAINTE-ALLIANCE

BARBARESQUE

 

Proclamons la sainte-alliance

Faite au nom de la providence,

Et que signe un congrès ad hoc,

Entre Alger, Tunis et Maroc.

5

Leurs souverains, nobles corsaires,

N'en feront que mieux leurs affaires.

Vivent des rois qui sont unis!

Vive Alger, Maroc et Tunis!

 

Ces rois, dans leur sainte-alliance,

10

Trouvant tout bon pour leur puissance,

Jurent de se mettre en commun

Bravement toujours vingt contre un.

On dit qu'ils s'adjoindront Christophe,

Malgré la couleur de l'étoffe.

15

Vivent des rois qui sont unis!

Vive Alger, Maroc et Tunis!

 

Ces rois, par leur sainte-alliance,

Nous forçant à l'obéissance,

Veulent qu'on lise l'Alcoran,

20

Et le Bonald et le Ferrand.

Mais Voltaire et sa coterie

Sont à l'index en Barbarie.

Vivent des rois qui sont unis!

Vive Alger, Maroc et Tunis!

 

25

Français, à leur sainte-alliance

Envoyons, pour droit d'assurance,

Nos censeurs anciens et nouveaux,

Et nos juges et nos prevôts.

Avec eux ces rois, sans entraves,

30

Feront le commerce d'esclaves.

Vivent des rois qui sont unis!

Vive Alger, Maroc et Tunis!

 

Malgré cette sainte-alliance,

Si du trône, par occurrence,

35

Un roi tombait, que subito

On le ramène en son château.

Mais il soldera les mémoires

Du pain, du foin et des victoires.

Vivent des rois qui sont unis!

40

Vive Alger, Maroc et Tunis!

 

Enfin, pour la sainte-alliance,

C'est peu qu'on paye à l'échéance;

Il faut des rameurs sur les bancs,

Et des muets aux rois forbans:

45

Même à ces majestés caduques

Il faudrait des peuples d'eunuques.

Vivent des rois qui sont unis!

Vive Alger, Maroc et Tunis!

 

 

L'ERMITE

ET  SES  SAINTS

 

On va rouvrir la Sorbonne;

L'église attend ses décrets:

On ne brûle encor personne,

Mais les fagots sont tout prêts.

5

Par bonheur chez nous habite

Un saint d'un esprit plus doux.

Ermite, bon ermite,

Priez, priez pour nous!

 

Des prêtres, grands catholiques,

10

L'ont instruit à servir Dieu.

Il tient aux mêmes reliques

Qu'aimait l'abbé de Chaulieu.

À l'amour sa muse invite:

Par lui nous serons absous.

15

Ermite, bon ermite,

Priez, priez pour nous!

 

Rabelais, ce fou si sage,

Lui légua, par parenté,

Un capuchon dont l'usage

20

En fait un sage en gaîté.

Contre la gent hypocrite

Voyez son malin courroux.

Ermite, bon ermite,

Priez, priez pour nous!

 

25

Ce n'est tout son patrimoine;

Car, pour être chansonnier,

De Lattaignant, gai chanoine,

Il choisit le bénitier.

Mais de ses refrains, qu'on cite,

30

Lattaignant serait jaloux.

Ermite, bon ermite,

Priez, priez pour nous!

 

Il lui manquait un bréviaire;

Le bon ermite, à dessein,

35

Prit les oeuvres de Voltaire,

Qui se disait capucin.

Grace à l'auteur qu'il médite,

Il sait charmer tous les goûts.

Ermite, bon ermite,

40

Priez, priez pour nous!

 

De tels saints suivant les traces

Sur son gai califourchon,

Il laisse fourrer aux Graces

Des fleurs sous son capuchon.

45

À l'aimer tout nous invite;

Avec lui sauvons-nous tous.

Ermite, bon ermite,

Priez, priez pour nous!

 

 

MON  PETIT  COIN

 

Non, le monde ne peut me plaire;

Dans mon coin retournons rêver.

Mes amis, de votre galère

Un forçat vient de se sauver.

5

Dans le désert que je me trace,

Je fuis, libre comme un bédouin.

Mes amis, laissez-moi, de grace,

Laissez-moi dans mon petit coin.

 

Là, du pouvoir bravant les armes,

10

Je pèse et nos fers et nos droits;

Sur les peuples versant des larmes,

Je juge et condamne les rois.

Je prophétise avec audace;

L'avenir me sourit de loin.

15

Mes amis, laissez-moi, de grace,

Laissez-moi dans mon petit coin.

 

Là j'ai la baguette des fées;

À faire le bien je me plais.

J'élève de nobles trophées;

20

Je transporte au loin des palais.

Sur le trône ceux que je place

D'être aimés sentent le besoin.

Mes amis, laissez-moi, de grace,

Laissez-moi dans mon petit coin.

 

25

C'est là que mon ame a des ailes:

Je vole, et, joyeux séraphin,

Je vois aux flammes éternelles

Nos rois précipités sans fin.

Un seul échappe de leur race;

30

De sa gloire je suis témoin.

Mes amis, laissez-moi, de grace,

Laissez-moi dans mon petit coin.

 

Je forme ainsi pour ma patrie

Des voeux que le ciel entend bien.

35

Respectez donc ma rêverie:

Votre monde ne me vaut rien.

De mes jours filés au Parnasse

Daignent les muses prendre soin!

Mes amis, laissez-moi, de grace,

40

Laissez-moi dans mon petit coin.

 

 

LE  SOIR  DES  NOCES

 

L'hymen prend cette nuit

Deux amants dans sa nasse.

Qu'au seuil de leur réduit

Un doux concert se place.

5

Zon! Flûte et basse!

Zon! Violon!

Zon! Flûte et basse!

Et violon, zon, zon!

 

Par ce trou fait exprès,

10

Voyons ce qui se passe.

L'épouse a mille attraits,

L'époux est plein d'audace.

Zon! Flûte et basse!

Zon! Violon!

15

Zon! Flûte et basse!

Et violon, zon, zon!

 

L'épouse veut encor

Fuir l'époux qui l'embrasse:

Mais sur plus d'un trésor

20

Le fripon fait main basse.

Zon! Flûte et basse!

Zon! Violon!

Zon! Flûte et basse!

Et violon, zon, zon!

 

25

Elle tremble et pâlit

Tandis qu'il la délace.

Il va briser le lit;

Il va rompre la glace.

Zon! Flûte et basse!

30

Zon! Violon!

Zon! Flûte et basse!

Et violon, zon, zon!

 

Mais, pris au trébuchet,

L'époux, quelle disgrace!

35

De l'oiseau qu'il cherchait

N'a trouvé que la place.

Zon! Flûte et basse!

Zon! Violon!

Zon! Flûte et basse!

40

Et violon, zon, zon!

 

La belle en sanglotant

Se confesse à voix basse.

D'un divorce éclatant

Tout haut il la menace.

45

Zon! Flûte et basse!

Zon! Violon!

Zon! Flûte et basse!

Et violon, zon, zon!

 

Monsieur jure après nous;

50

Mais qu'à tout il se fasse:

Du livre des époux

Il n'est qu'à la préface.

Zon! Flûte et basse!

Zon! Violon!

55

Zon! Flûte et basse!

Et violon, zon, zon!

 

 

L'INDEPENDANT

 

Respectez mon indépendance,

Esclaves de la vanité:

C'est à l'ombre de l'indigence

Que j'ai trouvé la liberté.

5

Jugez aux chants qu'elle m'inspire

Quel est sur moi son ascendant!

Lisette seule a le droit de sourire

Quand je lui dis: je suis indépendant,

Je suis, je suis indépendant.

 

10

Oui, je suis un pauvre sauvage

Errant dans la société;

Et pour repousser l'esclavage

Je n'ai qu'un arc et ma gaîté.

Mes traits sont ceux de la satire:

15

Je les lance en me défendant.

Lisette seule a le droit de sourire

Quand je lui dis: je suis indépendant,

Je suis, je suis indépendant.

 

Chacun rit des flatteurs du louvre,

20

Valets, en tout temps prosternés,

Dans cette auberge qui ne s'ouvre

Que pour des passants couronnés.

On rit du fou qui sur sa lyre

Chante à la porte en demandant.

25

Lisette a seule le droit de sourire

Quand je lui dis: je suis indépendant,

Je suis, je suis indépendant.

 

Toute puissance est une gêne:

Oh! D'un roi que je plains l'ennui!

30

C'est le conducteur de la chaîne;

Ses captifs sont plus gais que lui.

Dominer ne peut me séduire;

J'offre l'amour pour répondant.

Lisette seule a le droit de sourire

35

Quand je lui dis: je suis indépendant,

Je suis, je suis indépendant.

 

En paix avec ma destinée,

Gaîment je poursuis mon chemin,

Riche du pain de la journée,

40

Et de l'espoir du lendemain.

Chaque soir au lit qui m'attire

Dieu me conduit sans accident.

Lisette seule a le droit de sourire

Quand je lui dis: je suis indépendant,

45

Je suis, je suis indépendant.

 

Mais quoi! Je vois Lisette ornée

De ses attraits les plus puissants,

Qui des chaînes de l'hyménée

Veut charger mes bras caressants.

50

Voilà comme on perd un empire!

Non, non, point d'hymen imprudent.

Que toujours Lise ait le droit de sourire

Quand je lui dis: je suis indépendant,

Je suis, je suis indépendant.

 

 

LA  BONNE  VIEILLE

 

 

Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse!

Vous vieillirez, et je ne serai plus.

Pour moi le temps semble, dans sa vitesse,

Compter deux fois les jours que j'ai perdus.

5

Survivez-moi; mais que l'âge pénible

Vous trouve encor fidèle à mes leçons;

Et bonne vieille, au coin d'un feu paisible,

De votre ami répétez les chansons.

 

Lorsque les yeux chercheront sous vos rides

10

Les traits charmants qui m'auront inspiré,

Des doux récits les jeunes gens avides

Diront: quel fut cet ami tant pleuré?

De mon amour peignez, s'il est possible,

L'ardeur, l'ivresse, et même les soupçons;

15

Et bonne vieille, au coin d'un feu paisible,

De votre ami répétez les chansons.

 

On vous dira: savait-il être aimable?

Et sans rougir vous direz: je l'aimais.

D'un trait méchant se montra-t-il capable?

20

Avec orgueil vous répondrez: jamais.

Ah! Dites bien qu'amoureux et sensible,

D'un luth joyeux il attendrit les sons;

Et bonne vieille, au coin d'un feu paisible,

De votre ami répétez les chansons.

 

25

Vous que j'appris à pleurer sur la France,

Dites sur-tout aux fils des nouveaux preux

Que j'ai chanté la gloire et l'espérance

Pour consoler mon pays malheureux.

Rappelez-leur que l'aquilon terrible

30

De nos lauriers a détruit vingt moissons;

Et bonne vieille, au coin d'un feu paisible,

De votre ami répétez les chansons.

 

Objet chéri, quand mon renom futile

De vos vieux ans charmera les douleurs;

35

À mon portrait, quand votre main débile,

Chaque printemps, suspendra quelques fleurs,

Levez les yeux vers ce monde invisible

Où pour toujours nous nous réunissons;

Et bonne vieille, au coin d'un feu paisible,

40

De votre ami répétez les chansons.

 

 

LA  VIVANDIERE

 

 

Vivandière du régiment,

C'est Catin qu'on me nomme.

Je vends, je donne et bois gaîment

Mon vin et mon rogomme.

5

J'ai le pied leste et l'oeil mutin,

Tintin, tintin, tintin, r'lin tintin,

J'ai le pied leste et l'oeil mutin:

Soldats, voilà Catin!

 

Je fus chère à tous nos héros;

10

Hélas! Combien j'en pleure!

Aussi soldats et généraux

Me comblaient, à toute heure,

D'amour, de gloire, et de butin,

Tintin, tintin, tintin, r'lin tintin,

15

D'amour, de gloire, et de butin:

Soldats, voilà Catin!

 

J'ai pris part à tous vos exploits

En vous versant à boire.

Songez combien j'ai fait de fois

20

Rafraîchir la victoire.

Ça grossissait son bulletin,

Tintin, tintin, tintin, r'lin tintin,

Ça grossissait son bulletin:

Soldats, voilà Catin!

 

25

Depuis les Alpes je vous sers;

Je me mis jeune en route.

À quatorze ans, dans les déserts,

Je vous portais la goutte.

Puis j'entrai dans Vienne un matin,

30

Tintin, tintin, tintin, r'lin tintin,

Puis j'entrai dans Vienne un matin:

Soldats, voilà Catin!

 

De mon commerce et des amours

C'était le temps prospère.

35

À Rome je passai huit jours,

Et de notre saint père

Je débauchai le sacristain,

Tintin, tintin, tintin, r'lin tintin,

Je débauchai le sacristain:

40

Soldats, voilà Catin!

 

J'ai fait plus que maint duc et pair

Pour mon pays que j'aime.

À Madrid, si j'ai vendu cher,

Et cher à Moscou même,

45

J'ai donné gratis à Pantin,

Tintin, tintin, tintin, r'lin tintin,

J'ai donné gratis à Pantin:

Soldats, voilà Catin!

 

Quand au nombre il fallut céder

50

La victoire infidèle,

Que n'avais-je pour vous guider

Ce qu'avait la pucelle!

L'anglais aurait fui sans butin,

Tintin, tintin, tintin, r'lin tintin,

55

L'anglais aurait fui sans butin:

Soldats, voilà Catin!

 

Si je vois de nos vieux guerriers

Pâlis par la souffrance,

Qui n'ont plus, malgré leurs lauriers,

60

De quoi boire à la France,

Je refleuris encor leur teint,

Tintin, tintin, tintin, r'lin tintin,

Je refleuris encor leur teint:

Soldats, voilà Catin!

 

65

Mais nos ennemis, gorgés d'or,

Paîront encore à boire.

Oui, pour vous doit briller encor

Le jour de la victoire.

J'en serai le réveil-matin,

70

Tintin, tintin, tintin, r'lin tintin,

J'en serai le réveil-matin:

Soldats, voilà Catin!

 

 

COUPLETS

A  MA  FILLEULE

 

Ma filleule, où diable a-t-on pris

Le pauvre parrain qu'on vous donne?

Ce choix seul excite vos cris;

De bon coeur je vous le pardonne.

5

Point de bonbons à ce repas;

À vos yeux cela doit me nuire;

Mais, mon enfant, ne pleurez pas,

Votre parrain vous fera rire.

 

L'amitié m'en a fait l'honneur,

10

Et c'est l'amitié qui vous nomme.

Or, pour n'être pas grand seigneur,

Je n'en suis pas moins honnête homme.

Des cadeaux si vous faites cas,

Vous y trouverez à redire;

15

Mais, mon enfant, ne pleurez pas,

Votre parrain vous fera rire.

 

Malgré le sort qui sous sa loi

Tient la vertu même asservie,

Puissions-nous, ma commère et moi,

20

Vous porter bonheur dans la vie!

Pendant leur voyage ici-bas,

Aux bons coeurs rien ne devrait nuire;

Mais, mon enfant, ne pleurez pas,

Votre parrain vous fera rire.

 

25

Qu'à vos noces je chanterai,

Si jusque là mes chansons plaisent!

Mais peut-être alors je serai

Où Panard et Collé se taisent.

Quoi, manquer aux joyeux ébats

30

Qu'un pareil jour devra produire!

Non, mon enfant, ne pleurez pas,

Votre parrain vous fera rire.

 

 

L'EXILE

(Janvier 1817)

 

À d'aimables compagnes

Une jeune beauté

Disait: dans nos campagnes

Règne l'humanité.

5

Un étranger s'avance,

Qui, parmi nous errant,

Redemande la France

Qu'il chante en soupirant.

 

D'une terre chérie

10

C'est un fils désolé.

Rendons une patrie,

Une patrie

Au pauvre exilé.

 

Près d'un ruisseau rapide

15

Vers la France entraîné,

Il s'assied, l'oeil humide,

Et le front incliné.

Dans les champs qu'il regrette

Il sait qu'en peu de jours

20

Ces flots que rien n'arrête

Vont promener leur cours.

 

D'une terre chérie

C'est un fils désolé.

Rendons une patrie,

25

Une patrie

Au pauvre exilé.

 

Quand sa mère, peut-être

Implorant son retour,

Tombe aux genoux d'un maître

30

Que touche son amour,

Trahi par la victoire,

Ce proscrit, dans nos bois,

Inquiet de sa gloire,

Fuit la haine des rois.

 

35

D'une terre chérie

C'est un fils désolé.

Rendons une patrie,

Une patrie

Au pauvre exilé.

 

40

De rivage en rivage

Que sert de le bannir?

Par-tout de son courage

Il trouve un souvenir.

Sur nos bords, par la guerre

45

Tant de fois envahis,

Son sang même a naguère

Coulé pour son pays.

 

D'une terre chérie

C'est un fils désolé.

50

Rendons une patrie,

Une patrie

Au pauvre exilé.

 

Dans nos destins contraires,

On dit qu'en ses foyers

55

Il recueillit nos frères

Vaincus et prisonniers.

De ces temps de conquêtes

Rappelons-lui le cours;

Qu'il trouve ici des fêtes,

60

Et sur-tout des amours.

 

D'une terre chérie

C'est un fils désolé.

Rendons une patrie,

Une patrie

65

Au pauvre exilé.

 

Si notre accueil le touche,

Si, par nous abrité,

Il s'endort sur la couche

De l'hospitalité;

70

Que par nos voix légères

Ce français réveillé

Sous le toit de ses pères

Croie avoir sommeillé.

 

D'une terre chérie

75

C'est un fils désolé.

Rendons une patrie,

Une patrie

Au pauvre exilé.

 

 

BOUQUETIERE

ET  CROQUE-MORT

 

Je n'suis qu'un'bouqu'tière et j'n'ai rien,

Mais d'vos soupirs j'me lasse,

Monsieur l'croqu'mort, car il faut bien

Vous dir'vot'nom-z en face.

5

Quoique j'sois-t-un esprit fort,

Non, je n'veux point d'un croqu'mort.

 

Encor jeune et jolie,

Moi, j'vends rosiers, lis et jasmins,

Et n'me sens point l'envie

10

De passer par vos mains.

 

C't amour, qui fait plus d'un hasard,

Vous tire par l'oreille

Depuis l'jour où vot'corbillard

Renversa ma corbeille.

15

Il m'en coûta plus d'un'fleur:

Vot'métier leur port'malheur.

 

Encor jeune et jolie,

Moi, j'vends rosiers, lis et jasmins,

Et n'me sens point l'envie

20

De passer par vos mains.

 

À d'bons vivants j'aime à parler;

Et, monsieur, n'vous déplaise,

Avec vous m'faudrait-z étaler

Mes fleurs chez l'pèr'La Chaise;

25

Mon commerce est mieux fêté

À la porte d'la gaîté.

 

Encor jeune et jolie,

Moi, j'vends rosiers, lis et jasmins,

Et n'me sens point l'envie

30

De passer par vos mains.

 

Parc'que vous r'tournez d'grands seigneurs,

Vous vous en faite'accroire;

Mais si tant d'gens qu'ont des honneurs

Vous doiv'tous un pour-boire,

35

Y en a plus d'un, sans m'vanter,

Qu'j'avons fait ressusciter.

 

Encor jeune et jolie,

Moi, je vends rosiers, lis et jasmins,

Et n'me sens point l'envie

40

De passer par vos mains.

 

J'f'rai courte et bonne, et, j'y consens,

En passant venez m'prendre.

Mais qu'ce ne soit point-z avant dix ans.

Adieu, croqu'mort si tendre.

45

P't-êt'bien qu'en s'impatientant,

Un'pratique vous attend.

 

Encor jeune et jolie,

Moi, j'vends rosiers, lis et jasmins,

Et n'me sens point l'envie

50

De passer par vos mains.

 

 

LA  PETITE  FEE

 

Enfants, il étoit une fois

Une fée appelée Urgande,

Grande à peine de quatre doigts,

Mais de bonté vraiment bien grande.

5

De sa baguette un ou deux coups

Donnaient félicité parfaite.

Ah! Bonne fée, enseignez-nous

Où vous cachez votre baguette!

 

Dans une conque de saphir,

10

De huit papillons attelée,

Elle passait comme un zéphyr,

Et la terre étoit consolée.

Les raisins mûrissaient plus doux;

Chaque moisson était complète.

15

Ah! Bonne fée, enseignez-nous

Où vous cachez votre baguette!

 

C'était la marraine d'un roi

Dont elle créait les ministres;

Braves gens, soumis à la loi,

20

Qui laissaient voir dans leurs registres.

Du bercail ils chassaient les loups

Sans abuser de la houlette.

Ah! Bonne fée, enseignez-nous

Où vous cachez votre baguette!

 

25

Les juges, sous ce roi puissant,

Étaient l'organe de la fée;

Et par eux jamais l'innocent

Ne voyait sa plainte étouffée.

Jamais pour l'erreur à genoux

30

La clémence n'était muette.

Ah! Bonne fée, enseignez-nous

Où vous cachez votre baguette!

 

Pour que son filleul fût béni,

Elle avait touché sa couronne;

35

Il voyait tout son peuple uni,

Prêt à mourir pour sa personne.

S'il venait des voisins jaloux,

On les forçait à la retraite.

Ah! Bonne fée, enseignez-nous

40

Où vous cachez votre baguette!

 

Dans un beau palais de cristal,

Hélas! Urgande est retirée.

En Amérique tout va mal;

Au plus fort l'Asie est livrée.

45

Nous éprouvons un sort plus doux;

Mais pourtant si bien qu'on nous traite,

Ah! Bonne fée, enseignez-nous

Où vous cachez votre baguette!

 

 

MA  NACELLE

Chanson chantée à mes amis

réunis pour ma fête.

 

 

Sur une onde tranquille

Voguant soir et matin,

Ma nacelle est docile

Au souffle du destin.

5

La voile s'enfle-t-elle,

J'abandonne le bord.

Eh! Vogue ma nacelle,

(ô doux zéphyr! Sois-moi fidèle.)

Eh! Vogue ma nacelle,

10

Nous trouverons un port.

 

J'ai pris pour passagère

La muse des chansons,

Et ma course légère

S'égaie à ses doux sons.

15

La folâtre pucelle

Chante sur chaque bord.

Eh! Vogue ma nacelle,

(ô doux zéphyr! Sois-moi fidèle.)

Eh! Vogue ma nacelle,

20

Nous trouverons un port.

 

Lorsqu'au sein de l'orage

Cent foudres à-la-fois,

Ébranlant ce rivage,

Épouvantent les rois,

25

Le plaisir, qui m'appelle,

M'attend sur l'autre bord.

Eh! Vogue ma nacelle,

(ô doux zéphyr! Sois-moi fidèle.)

Eh! Vogue ma nacelle,

30

Nous trouverons un port.

 

Loin de là le ciel change:

Un soleil éclatant

Vient mûrir la vendange

Que le buveur attend.

35

D'une liqueur nouvelle

Lestons-nous sur ce bord.

Eh! Vogue ma nacelle,

(ô doux zéphyr! Sois-moi fidèle.)

Eh! Vogue ma nacelle,

40

Nous trouverons un port.

 

Des rives bien connues

M'appellent à leur tour.

Les Graces demi-nues

Y célèbrent l'amour.

45

Dieux! J'entends la plus belle

Soupirer sur le bord.

Eh! Vogue ma nacelle,

(ô doux zéphyr! Sois-moi fidèle.)

Eh! Vogue ma nacelle,

50

Nous trouverons un port.

 

Mais, loin du roc perfide

Qui produit le laurier,

Quel astre heureux me guide

Vers un humble foyer?

55

L'amitié renouvelle

Ma fête sur ce bord.

Eh! Vogue ma nacelle,

(ô doux zéphyr! Sois-moi fidèle.)

Eh! Vogue ma nacelle,

60

Nous entrons dans le port.

 

 

MONSIEUR  JUDAS

 

Monsieur Judas est un drôle

Qui soutient avec chaleur

Qu'il n'a joué qu'un seul rôle,

Et n'a pris qu'une couleur.

5

Nous qui détestons les gens

Tantôt rouges, tantôt blancs,

Parlons bas,

Parlons bas;

Ici près j'ai vu Judas,

10

J'ai vu Judas, j'ai vu Judas.

 

Curieux et nouvelliste,

Cet observateur moral

Parfois se dit journaliste,

Et tranche du libéral:

15

Mais voulons-nous réclamer

Le droit de tout imprimer,

Parlons bas,

Parlons bas;

Ici près j'ai vu Judas,

20

J'ai vu Judas, j'ai vu Judas.

 

Sans respect du caractère,

Souvent ce lâche effronté

Porte l'habit militaire

Avec la croix au côté.

25

Nous qui faisons volontiers

L'éloge de nos guerriers,

Parlons bas,

Parlons bas;

Ici près j'ai vu Judas,

30

J'ai vu Judas, j'ai vu Judas.

 

Enfin sa bouche flétrie

Ose prendre un noble accent,

Et des maux de la patrie

Ne parle qu'en gémissant.

35

Nous qui faisons le procès

À tous les mauvais français,

Parlons bas,

Parlons bas;

Ici près j'ai vu Judas,

40

J'ai vu Judas, j'ai vu Judas.

 

Monsieur Judas, sans malice,

Tout haut vous dit: «Mes amis,

Les limiers de la police

Sont à craindre en ce pays.»

45

Mais nous qui de maints brocards

Poursuivons jusqu'aux mouchards,

Parlons bas,

Parlons bas;

Ici près j'ai vu Judas,

50

J'ai vu Judas, j'ai vu Judas.

 

 

LE  DIEU

DES  BONNES  GENS

 

Il est un dieu; devant lui je m'incline,

Pauvre et content, sans lui demander rien.

De l'univers observant la machine,

J'y vois du mal, et n'aime que le bien.

5

Mais le plaisir à ma philosophie

Révèle assez des cieux intelligents.

Le verre en main, gaîment je me confie

Au dieu des bonnes gens.

 

Dans ma retraite où l'on voit l'indigence,

10

Sans m'éveiller, assise à mon chevet,

Grace aux amours, bercé par l'espérance,

D'un lit plus doux je rêve le duvet.

Aux dieux des cours qu'un autre sacrifie!

Moi, qui ne crois qu'à des dieux indulgents,

15

Le verre en main, gaîment je me confie

Au dieu des bonnes gens.

 

Un conquérant, dans sa fortune altière,

Se fit un jeu des sceptres et des lois,

Et de ses pieds on peut voir la poussière

20

Empreinte encor sur le bandeau des rois.

Vous rampiez tous, ô rois qu'on déifie!

Moi, pour braver des maîtres exigeants,

Le verre en main, gaîment je me confie

Au dieu des bonnes gens.

 

25

Dans nos palais, où, près de la victoire,

Brillaient les arts, doux fruits des beaux climats,

J'ai vu du nord les peuplades sans gloire

De leurs manteaux secouer les frimas.

Sur nos débris Albion nous défie;

30

Mais les destins et les flots sont changeants:

Le verre en main, gaîment je me confie

Au dieu des bonnes gens.

 

Quelle menace un prêtre fait entendre!

Nous touchons tous à nos derniers instants:

35

L'éternité va se faire comprendre;

Tout va finir, l'univers et le temps.

Ô chérubins à la face bouffie!

Réveillez donc les morts peu diligents.

Le verre en main, gaîment je me confie

40

Au dieu des bonnes gens.

 

Mais quelle erreur! Non, Dieu n'est point colère;

S'il créa tout, à tout il sert d'appui:

Vins qu'il nous donne, amitié tutélaire,

Et vous, amours, qui créez après lui,

45

Prêtez un charme à ma philosophie

Pour dissiper des rêves affligeants.

Le verre en main, que chacun se confie

Au dieu des bonnes gens.

 

 

ADIEUX

A  DES  AMIS

 

D'ici faut-il que je parte,

Mes amis, quand loin de vous

Je ne puis voir sur la carte

D'asile pour moi plus doux!

5

Même au sein de notre ivresse,

Dieu! Je crois être à demain:

Fouette, cocher! Dit la sagesse;

Et me voilà sur le chemin.

 

Malgré les sermons du sage,

10

On pourrait, grace aux plaisirs,

Aux fatigues du voyage

Opposer d'heureux loisirs.

Mais une ardeur importune

En route met chaque humain:

15

Fouette, cocher! Dit la fortune;

Et nous voilà sur le chemin.

 

Ne va point voir ta maîtresse,

Ne va point au cabaret,

Me vient dire avec rudesse

20

Un médecin indiscret;

Mais Lisette est si jolie!

Mais si doux est le bon vin!

Fouette, cocher! Dit la folie;

Et me voilà sur le chemin.

 

25

Parmi vous bientôt peut-être

Je chanterai mon retour.

Déja je crois voir renaître

L'aurore d'un si beau jour:

L'alégresse, que j'encense,

30

À mon paquet met la main.

Fouette, cocher! Dit l'espérance;

Et me voilà sur le chemin.