BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Pierre Jean de Béranger

1780 - 1857

 

Chansons 1815 - 1829

 

Tome III

 

___________________________________________________________

 

 

 

PREFACE

 

Allez, enfants nés sous un autre règne;

Sous celui-ci quittez le coin du feu.

Adieu! Partez, bien que pour vous je craigne

Certaines gens qui pardonnent trop peu.

5

On m'a crié: l'occasion est bonne;

Tous les partis rapprochent leurs drapeaux.

Allez, enfants; mais n'éveillez personne:

Mon médecin m'ordonne le repos.

 

Pour vos aînés que de pas et d'alarmes!

10

J'ai vu Thémis m'ôter mon plus doux bien:

Car en prison le sommeil est sans charmes;

Près du malheur on ne dort jamais bien.

J'entends encor le verrou qui résonne,

Et dans ma main fait trembler mes pipeaux.

15

Allez, enfants; mais n'éveillez personne:

Mon médecin m'ordonne le repos.

 

Si l'on disait: la gaîté vous délaisse,

Vous répondrez (et pour moi j'en rougis):

«De notre père accusant la faiblesse,

20

Les plus joyeux sont restés au logis.»

Ces égrillards iraient, d'humeur bouffonne,

Pincer au lit le diable et ses suppôts.

Allez, enfants; mais n'éveillez personne:

Mon médecin m'ordonne le repos.

 

25

Vous passerez près d'une ruche pleine,

D'abeilles, non; mais de guêpes, je crois.

Ne soufflez mot, retenez votre haleine;

Tremblez, enfants, vous qui jurez parfois!

Le dard caché qu'à ces guêpes Dieu donne

30

A fait périr des bergers, des troupeaux.

Allez, enfants; mais n'éveillez personne:

Mon médecin m'ordonne le repos.

 

Petits poucets de la littérature,

S'il vient un ogre, évitez bien sa dent,

35

Ou, s'il s'endort, dérobez sa chaussure;

De s'en servir on peut juger prudent.

Non: qu'ai-je dit? Ah! La peur déraisonne;

Tous les partis rapprochent leurs drapeaux.

Allez, enfants; mais n'éveillez personne:

40

Mon médecin m'ordonne le repos.

 

 

LA  MUSE  EN  FUITE

Chanson faite à l'occasion

des premières poursuites judiciaires

exercées contre moi pour la

publication de mon recueil.

 

Quittez la lyre, ô ma muse!

Et déchiffrez ce mandat.

Vous voyez qu'on vous accuse

De plusieurs crimes d'état.

5

Pour un interrogatoire

Au palais comparaissons.

Plus de chansons pour la gloire!

Pour l'amour plus de chansons!

Suivez-moi!

10

C'est la loi.

Suivez-moi, de par le roi.

 

Nous marchons, et je découvre

L'asile des souverains.

Muse, la fronde en ce louvre

15

Vit pénétrer ses refrains.

Au qui vive d'ordonnance

Alors, prompte à s'avancer,

La chanson répondait: France!

Les gardes laissaient passer.

20

Suivez-moi!

C'est la loi.

Suivez-moi, de par le roi.

 

La justice nous appelle

De l'autre côté de l'eau.

25

Voici la sainte-chapelle

Où l'on pria pour Boileau.

S'il renaissait ce grand maître,

Le clergé, remis en train,

En prison ferait peut-être

30

Fourrer l'auteur du lutrin.

Suivez-moi!

C'est la loi.

Suivez-moi, de par le roi.

 

Là, devant ce péristyle,

35

Un tribunal impuissant

Au bûcher livra l'émile,

Phénix toujours renaissant.

Muse, de vos chansonnettes

Aujourd'hui l'on va tâcher

40

De faire des allumettes

Pour ranimer ce bûcher.

Suivez-moi!

C'est la loi.

Suivez-moi, de par le roi.

 

45

Muse, voici la grand'salle...

Hé quoi! Vous fuyez devant

Des gens en robe un peu sale,

Par vous piqués trop souvent.

Revenez donc, pauvre sotte,

50

Voir prendre à vos ennemis,

Pour peser une marotte,

Les balances de Thémis.

Suivez-moi!

C'est la loi.

55

Suivez-moi, de par le roi.

 

Elle fuit, et chez le juge

J'entre, et puis enfin je sors.

Mais devinez quel refuge

Ma muse avait pris alors.

60

Gaîment avec la grisette

D'un président, bon humain,

Cette folle, à la buvette,

Répétait le verre en main:

Suivez-moi!

65

C'est la loi.

Suivez-moi, de par le roi.

 

 

DENONCIATION

À propos de couplets qui m'ont été

envoyés pendant mon procès.

 

On m'a dénoncé, je dénonce;

Oui, je dénonce des couplets.

La gaîté de l'auteur annonce

Qu'il peut figurer au palais;

5

On voit, à l'air dont il vous traite,

Que cent fois il vous persifla.

Messieurs les juges, qu'on arrête,

Qu'on arrête cet homme-là.

 

Il prétend rire des entraves

10

Qu'à la presse l'on veut donner.

Il croit à la gloire des braves;

Pourriez-vous le lui pardonner?

Il ose vanter la musette

Qui dans leurs maux les consola.

15

Messieurs les juges, qu'on arrête,

Qu'on arrête cet homme-là.

 

Il prodigue la flatterie

À ceux qui sont persécutés;

Il pourrait chanter la patrie,

20

C'est un grand tort, vous le sentez.

De l'esprit qu'à ma muse il prête,

Vengez-vous sur l'esprit qu'il a.

Messieurs les juges, qu'on arrête,

Qu'on arrête cet homme-là.

 

 

ADIEUX  A  LA

CAMPAGNE

(1821)

Cette chanson, faite dans le mois

de novembre 1821, fut copiée et

distribuée au tribunal le jour

de ma première condamnation.

 

Soleil si doux au déclin de l'automne,

Arbres jaunis, je viens vous voir encor.

N'espérons plus que la haine pardonne

À mes chansons leur trop rapide essor.

5

Dans cet asile, où reviendra zéphire,

J'ai tout rêvé, même un nom glorieux.

Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire;

Échos des bois, répétez mes adieux.

 

Comme l'oiseau, libre sous la feuillée,

10

Que n'ai-je ici laissé mourir mes chants!

Mais de grandeurs la France dépouillée

Courbait son front sous le joug des méchants.

Je leur lançai les traits de la satire;

Pour mon bonheur l'amour m'inspirait mieux.

15

Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire;

Échos des bois, répétez mes adieux.

 

Déjà leur rage atteint mon indigence;

Au tribunal ils traînent ma gaîté;

D'un masque saint ils couvrent leur vengeance:

20

Rougiraient-ils devant ma probité?

Ah! Dieu n'a point leur coeur pour me maudire:

L'intolérance est fille des faux dieux.

Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire;

Échos des bois, répétez mes adieux.

 

25

Sur des tombeaux si j'évoque la gloire,

Si j'ai prié pour d'illustres soldats,

Ai-je à prix d'or, aux pieds de la victoire,

Encouragé le meurtre des états?

Ce n'était point le soleil de l'empire

30

Qu'à son lever je chantais dans ces lieux.

Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire;

Échos des bois, répétez mes adieux.

 

Que, dans l'espoir d'humilier ma vie,

B s'amuse à mesurer mes vers;

35

Même aux regards de la France asservie

Un noir cachot peut illustrer mes vers.

À ses barreaux je suspendrai ma lyre;

La renommée y jettera les yeux.

Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire;

40

Échos des bois, répétez mes adieux.

 

Sur ma prison vienne au moins Philomèle!

Jadis un roi causa tous ses malheurs.

Partons: j'entends le geôlier qui m'appelle.

Adieu les champs, les eaux, les prés, les fleurs.

45

Mes fers sont prêts: la liberté m'inspire;

Je vais chanter son hymne glorieux.

Ciel vaste et pur, daigne encor me sourire;

Échos des bois, répétez mes adieux.

 

 

LA  LIBERTE  1822

Première chanson faite à

Sainte-Pélagie en Janvier 1822.

 

D'un petit bout de chaîne

Depuis que j'ai tâté,

Mon coeur en belle haine

A pris la liberté.

5

Fi de la liberté!

À bas la liberté!

 

M, ce vrai sage,

M'a fait par charité

Sentir de l'esclavage

10

La légitimité.

Fi de la liberté!

À bas la liberté!

 

Plus de vaines louanges

Pour cette déité,

15

Qui laisse en de vieux langes

Le monde emmailloté!

Fi de la liberté!

À bas la liberté!

 

De son arbre civique

20

Que nous est-il resté?

Un bâton despotique,

Sceptre sans majesté.

Fi de la liberté!

À bas la liberté!

 

25

Interrogeons le Tibre;

Lui seul a bien goûté

Sueur de peuple libre,

Crasse de papauté.

Fi de la liberté!

30

À bas la liberté!

 

Du bon sens qui nous gagne

Quand l'homme est infecté,

Il n'est plus dans son bagne

Qu'un forçat révolté.

35

Fi de la liberté!

À bas la liberté!

 

Bons porte-clefs que j'aime,

Geôliers pleins de gaîté,

Par vous au louvre même

40

Que ce voeu soit porté:

Fi de la liberté!

À bas la liberté!

 

 

LA  CHASSE

Chanson de remerciement à des

chasseurs du Département d'îlle-Et-Vilaine

qui m'envoyèrent une bourriche

garnie d'excellent gibier.

Sainte-Pélagie.

 

Grace à votre bourriche pleine

De gibier digne d'un glouton,

Tonton, tonton, tontaine, tonton,

Joyeux chasseurs d'Ille-Et-Vilaine,

5

De votre cor je prends le ton,

Tonton, tontaine, tonton.

 

Chassez, morbleu! Chassez encore:

Quittez Rosette et Jeanneton,

Tonton, tonton, tontaine, tonton;

10

Ou, pour rabattre, dès l'aurore

Que les amours soient de planton,

Tonton, tontaine, tonton.

 

Si le béarnais a fait mettre

Maint chasseur au fond d'un ponton,

15

Tonton, tonton, tontaine, tonton,

Gabrielle daignait permettre

Qu'on braconnât dans son canton,

Tonton, tontaine, tonton.

 

Jadis nul n'osait en province

20

Porter aux champs son mousqueton,

Tonton, tonton, tontaine, tonton.

On gardait la perdrix du prince;

Le loup dévorait le mouton,

Tonton, tontaine, tonton.

 

25

Vous qui consolez ma disgrace,

Pour nos droits vous tremblez, dit-on,

Tonton, tonton, tontaine, tonton.

Sauvez au moins le droit de chasse,

Pour l'honneur du pays breton,

30

Tonton, tontaine, tonton.

 

 

MA  GUERISON

Réponse à des semurois qui,

pour faire passer la folie que j'ai eue

d'essayer de guérir des gens incurables,

m'ont envoyé du vin de Chambertin

et de Romanée en m'ordonnant des douches

intérieures pendant mon séjour en prison.

Sainte-Pélagie.

 

J'espère

Que le vin opère;

Oui, tout est bien, même en prison:

Le vin m'a rendu la raison.

 

5

Après un coup de romanée

La douche ayant calmé mes sens,

J'ai maudit ma muse obstinée

À railler les hommes puissants.

Un accès pouvait me reprendre;

10

Mais, du topique effet certain!

J'avais de l'encens à leur vendre

Après un coup de chambertin.

 

J'espère

Que le vin opère;

15

Oui, tout est bien, même en prison:

Le vin m'a rendu la raison.

 

Après deux coups de romanée

Rougissant de tous mes forfaits,

Je vois ma chambre environnée

20

D'heureux que le pouvoir a faits.

De mes juges l'arrêt suprême

Touche mon esprit libertin;

J'admire M lui-même

Après deux coups de chambertin.

 

25

J'espère

Que le vin opère;

Oui, tout est bien, même en prison:

Le vin m'a rendu la raison.

 

Après trois coups de romanée

30

Je n'aperçois plus d'oppresseurs.

La presse n'est plus enchaînée;

Le budget seul a des censeurs.

La tolérance par la ville

Court en habit de sacristain;

35

Je vois pratiquer l'évangile

Après trois coups de chambertin.

 

J'espère

Que le vin opère;

Oui, tout est bien, même en prison:

40

Le vin m'a rendu la raison.

 

Au dernier coup de romanée

Mon oeil, mouillé de joyeux pleurs,

Voit la liberté couronnée

D'olivier, d'épis et de fleurs.

45

Les douces lois sont les plus fortes;

L'avenir n'est plus incertain:

J'entends tomber verrous et portes

Au dernier coup de chambertin.

 

J'espère

50

Que le vin opère;

Oui, tout est bien, même en prison:

Le vin m'a rendu la raison.

 

Ô chambertin! ô romanée!

Avec l'aurore d'un beau jour

55

L'illusion chez vous est née

De l'espérance et de l'amour.

Cette fée, aux humains donnée,

Pour baguette tient du destin

Tantôt un cep de romanée,

60

Tantôt un cep de chambertin.

 

J'espère

Que le vin opère;

Oui, tout est bien, même en prison:

Le vin m'a rendu la raison.

 

 

L'AGENT  PROVOCATEUR

Remerciement à d'autres bourguignons

qui m'avaient envoyé du vin

des différents crus les

plus renommés.

Sainte-Pélagie.

 

Avec son habit un peu mince,

Avec son chapeau goudronné,

Comme l'honneur de la province

Ce bourguignon nous est donné.

5

Quoiqu'il soit d'âge respectable,

Que d'un beau nom il soit porteur,

Chut! Mes amis; il fait jaser à table:

C'est un agent provocateur.

 

Il est ami de l'infortune,

10

M'ont dit ceux qui l'ont annoncé;

Pourtant un soupçon m'importune:

Par la police il a passé...

Plus d'un personnage notable,

Là, souvent devient délateur.

15

Chut! Mes amis; il fait jaser à table:

C'est un agent provocateur.

 

Mais il circule, et de la France

Déja nous vantons les héros;

À nos yeux déja l'espérance

20

Sourit à travers les barreaux.

Enfin son charme inévitable

Sollicite un malin chanteur.

Chut! Mes amis; il fait jaser à table:

C'est un agent provocateur.

 

25

Il nous ferait chanter la gloire

D'un sol fertile en joyeux ceps,

Et l'empereur dont la mémoire

Reste en honneur chez les français...

Oui, sur Probus, prince équitable,

30

Il nous souffle un chorus flatteur.

Chut! Mes amis; il fait jaser à table:

C'est un agent provocateur.

 

De ce traître faisons justice;

Exprès prolongeons le dîner.

35

S'il a passé par la police,

Qu'il passe pour y retourner.

Passe donc, ô vin délectable!

Retourne à ce lieu corrupteur.

Chut! Mes amis; il fait jaser à table:

40

C'est un agent provocateur.

 

 

MON  CARNAVAL

Sainte-Pélagie.

 

Amis, voici la riante semaine

Que tous les ans je fêtais avec vous.

Marotte en main, dans le char qu'il promène,

Momus au bal conduit sages et fous.

5

Sur ma prison, dans l'ombre ensevelie,

Il m'a semblé voir passer les amours.

J'entends au loin l'archet de la folie:

Ô mes amis, prolongez d'heureux jours!

 

Oui, je les vois ces danses amoureuses

10

Où la beauté triomphe à chaque pas.

De vingt danseurs je vois les mains heureuses

Saisir, quitter, ressaisir mille appas.

Dans ces plaisirs que votre coeur m'oublie:

Un seul mot triste en peut troubler le cours.

15

J'entends au loin l'archet de la folie:

Ô mes amis, prolongez d'heureux jours!

 

Combien de fois, auprès de la plus belle,

Dans vos banquets j'ai présidé chez vous!

Là de mon coeur jaillissait l'étincelle

20

Dont la gaîté vous électrisait tous.

De joyeux chants ma coupe était remplie;

Je la vidais, mais vous versiez toujours.

J'entends au loin l'archet de la folie:

Ô mes amis, prolongez d'heureux jours!

 

25

Des jours charmants la perte est seule à craindre;

Fêtez-les bien, c'est un ordre des cieux.

Moi je vieillis, et parfois laisse éteindre

Le grain d'encens dont je nourris mes dieux.

Quand la plus tendre était la plus jolie,

30

Des fers alors m'auraient paru bien lourds.

J'entends au loin l'archet de la folie:

Ô mes amis, prolongez d'heureux jours!

 

Mais accourez, dès qu'une longue ivresse

Du calme enfin vous impose la loi.

35

Dernier rayon, qu'un reste d'alégresse

Brille en vos yeux et vienne jusqu'à moi.

Dans vos plaisirs ainsi je me replie;

Je suis vos pas, je chante vos amours.

J'entends au loin l'archet de la folie:

40

Ô mes amis, prolongez d'heureux jours!

 

 

L'OMBRE  D'ANACREON

Sainte-Pélagie.

 

Un jeune grec sourit à des tombeaux:

Victoire! Il dit; l'écho redit: victoire!

Ô demi-dieux! Vous nos premiers flambeaux,

Trompez le styx, revoyez votre gloire!

5

Soudain sous un ciel enchanté

Une ombre apparaît et s'écrie:

«Doux enfant de la liberté,

Le plaisir veut une patrie!

Une patrie!

 

10

Ô peuple grec! C'est moi dont les destins

Furent si doux chez tes aïeux si braves;

Quand ils chantaient l'amour dans leurs festins,

Anacréon en chassait les esclaves.

Jamais la tendre volupté

15

N'approcha d'une ame flétrie.

Doux enfant de la liberté,

Le plaisir veut une patrie!

Une patrie!

 

De l'aigle encor l'aile rase les cieux,

20

Du rossignol les chants sont toujours tendres;

Toi, peuple grec, tes arts, tes lois, tes dieux,

Qu'en as-tu fait? Qu'as-tu fait de nos cendres?

Tes fêtes passent sans gaîté

Sur une rive encor fleurie.

25

Doux enfant de la liberté,

Le plaisir veut une patrie!

Une patrie!

 

Déja vainqueur, chante et vole au danger;

Brise tes fers: tu le peux, si tu l'oses.

30

Sur nos débris, quoi! Le vil étranger

Dort enivré du parfum de tes roses.

Quoi! Payer avec la beauté

Un tribut à la barbarie!

Doux enfant de la liberté,

35

Le plaisir veut une patrie!

Une patrie!

 

C'est trop rougir aux yeux du voyageur

Qui d'Olympie évoque la mémoire.

Frappe! Et ces bords, au gré d'un ciel vengeur,

40

Reverdiront d'abondance et de gloire.

Des tyrans le sang détesté

Réchauffe une terre appauvrie.

Doux enfant de la liberté,

Le plaisir veut une patrie!

45

Une patrie!

 

À tes voisins n'emprunte que du fer:

Tout peuple esclave est allié perfide.

Mars va t'armer des feux de Jupiter;

Cher à Vénus, son étoile te guide:

50

Bacchus, dieu toujours indompté,

Remplira ta coupe tarie.

Doux enfant de la liberté,

Le plaisir veut une patrie!

Une patrie!»

 

55

Il se rendort le sage de Téos.

La Grèce enfin suspend ses funérailles.

Thèbes, Corinthe, Athènes, Sparte, Argos,

Ivres d'espoir, exhumez vos murailles!

Vos vierges même ont répété

60

Ces mots d'une voix attendrie:

«Doux enfant de la liberté,

Le plaisir veut une patrie!

Une patrie!»

 

 

L'EPITAPHE

DE  MA  MUSE

Sainte-Pélagie.

 

Venez tous, passants, venez lire

L'épitaphe que je me fais.

J'ai chanté l'amoureux délire,

Le vin, la France et ses hauts faits.

5

J'ai plaint les peuples qu'on abuse;

J'ai chansonné les gens du roi:

Béranger m'appelait sa muse.

Pauvres pécheurs, priez pour moi!

Priez pour moi, priez pour moi!

 

10

Grace à moi, qu'il rendit moins folle,

D'être gueux il se consolait,

Lui qui des muses de l'école

N'avait jamais sucé le lait.

Il grelottait dans sa coquille

15

Quand d'un luth je lui fis l'octroi.

De fleurs j'ai garni sa mandille.

Pauvres pécheurs, priez pour moi!

Priez pour moi, priez pour moi!

 

Je l'ai rendu cher au courage,

20

Dont il adoucit le malheur.

En amour il fut mon ouvrage;

J'ai pipé pour cet oiseleur.

À lui plus d'un coeur vint se rendre,

Mais les oiseaux en feront foi:

25

J'ai fourni la glu pour les prendre.

Pauvres pécheurs, priez pour moi!

Priez pour moi, priez pour moi!

 

Un serpent... (dieu! Ce mot rappelle

M qui rampa vingt ans! )

30

Un serpent, qui fait peau nouvelle

Dès que brille un nouveau printemps,

Fond sur nous, triomphe et nous livre

Aux fers dont on pare la loi.

Sans liberté je ne peux vivre.

35

Pauvres pécheurs, priez pour moi!

Priez pour moi, priez pour moi!

 

Malgré l'éloquence sublime

De Dupin, qui pour nous parla,

N'ayant pu mordre sur la lime,

40

Le hideux serpent l'avala.

Or je trépasse, et, mieux instruite,

Je vois l'enfer avec effroi:

Hier Satan s'est fait jésuite.

Pauvres pécheurs, priez pour moi!

45

Priez pour moi, priez pour moi!

 

 

LA SYLPHIDE

 

La raison a son ignorance;

Son flambeau n'est pas toujours clair.

Elle niait votre existence,

Sylphes charmants, peuples de l'air;

5

Mais, écartant sa lourde égide

Qui gênait mon oeil curieux,

J'ai vu naguère une sylphide.

Sylphes légers, soyez mes dieux.

 

Oui, vous naissez au sein des roses,

10

Fils de l'aurore et des zéphyrs;

Vos brillantes métamorphoses

Sont le secret de nos plaisirs.

D'un souffle vous séchez nos larmes;

Vous épurez l'azur des cieux:

15

J'en crois ma sylphide et ses charmes.

Sylphes légers, soyez mes dieux.

 

J'ai deviné son origine

Lorsqu'au bal, ou dans un banquet,

J'ai vu sa parure enfantine

20

Plaire par ce qui lui manquait.

Ruban perdu, boucle défaite;

Elle était bien, la voilà mieux.

C'est de vos soeurs la plus parfaite.

Sylphes légers, soyez mes dieux.

 

25

Que de grace en elle font naître

Vos caprices toujours si doux!

C'est un enfant gâté peut-être,

Mais un enfant gâté par vous.

J'ai vu, sous un air de paresse,

30

L'amour rêveur peint dans ses yeux.

Vous qui protégez la tendresse,

Sylphes légers, soyez mes dieux.

 

Mais son aimable enfantillage

Cache un esprit aussi brillant

35

Que tous les songes qu'au bel âge

Vous nous apportez en riant.

Du sein de vives étincelles

Son vol m'élevait jusqu'aux cieux;

Vous dont elle empruntait les ailes,

40

Sylphes légers, soyez mes dieux.

 

Hélas! Rapide météore,

Trop vite elle a fui loin de nous.

Doit-elle m'apparaître encore?

Quelque sylphe est-il son époux?

45

Non, comme l'abeille elle est reine

D'un empire mystérieux;

Vers son trône un de vous m'entraîne.

Sylphes légers, soyez mes dieux.

 

 

LES  CONSEILS

DE  LISE  1822

Chanson adressée à M. J. Laffitte,

qui m'avait proposé un emploi

dans ses bureaux pour réparer la perte

de ma place à l'université.

 

Lise à l'oreille

Me conseille;

Cet oracle me dit tout bas:

Chantez, monsieur, n'écrivez pas.

 

5

Un doux emploi pourrait vous plaire,

Me dit Lise; mais songez bien,

Songez bien au poids du salaire,

Même chez un vrai citoyen.

Rester pauvre vous est facile,

10

Quand l'amour, afin de l'user,

Vient remonter ce luth fragile

Que Thémis a voulu briser.

 

Lise à l'oreille

Me conseille;

15

Cet oracle me dit tout bas:

Chantez, monsieur, n'écrivez pas.

 

Dans l'emploi qu'un ami vous offre,

Vous n'oseriez plus, vieil enfant,

Célébrer au bruit de son coffre

20

Les droits que sa vertu défend.

Vous croiriez voir à chaque rime

Les sots, doublement satisfaits,

De vos chansons lui faire un crime,

Vous en faire un de ses bienfaits.

 

25

Lise à l'oreille

Me conseille;

Cet oracle me dit tout bas:

Chantez, monsieur, n'écrivez pas.

 

Craignant alors la malveillance,

30

Vous ririez moins de ce baron,

Courtier de la sainte-alliance,

Qui des rois s'est fait le patron.

Dans les fonds de peur d'une crise,

Il veut que les grecs soient déçus;

35

Pour avoir l'endos de Moïse,

On fait banqueroute à Jésus.

 

Lise à l'oreille

Me conseille;

Cet oracle me dit tout bas:

40

Chantez, monsieur, n'écrivez pas.

 

Votre muse en deviendrait folle,

Et croirait flatter en disant

Que sur la droite du pactole

Intrigue et ruse vont puisant;

45

Tandis qu'une noble industrie

Puise à gauche, et de toute part

Reverse à flots sur la patrie

Un or dont le pauvre a sa part.

 

Lise à l'oreille

50

Me conseille;

Cet oracle me dit tout bas:

Chantez, monsieur, n'écrivez pas.

 

Ainsi mon oracle m'inspire,

Puis ajoute ce dernier point:

55

Des distances l'amour peut rire;

L'amitié n'en supporte point.

Riche de votre indépendance,

Chez Laffitte toujours fêté,

En trinquant avec l'opulence

60

Vous boirez à l'égalité.

 

Lise à l'oreille

Me conseille;

Cet oracle me dit tout bas:

Chantez, monsieur, n'écrivez pas.

 

 

LE  PIGEON

MESSAGER  1822

 

L'aï brillait, et ma jeune maîtresse

Chantait les dieux dans la Grèce oubliés.

Nous comparions notre France à la Grèce,

Quand un pigeon vient s'abattre à nos pieds.

5

Noeris découvre un billet sous son aile:

Il le portait vers des foyers chéris.

Bois dans ma coupe, ô messager fidèle!

Et dors en paix sur le sein de Noeris.

 

Il est tombé, las d'un trop long voyage;

10

Rendons-lui vite et force et liberté.

D'un trafiquant remplit-il le message?

Va-t-il d'amour parler à la beauté?

Peut-être il porte au nid qui le rappelle

Les derniers voeux d'infortunés proscrits.

15

Bois dans ma coupe, ô messager fidèle!

Et dors en paix sur le sein de Noeris.

 

Mais du billet quelques mots me font croire

Qu'il est en France à des grecs apporté.

Il vient d'Athène; il doit parler de gloire:

20

Lisons-le donc par droit de parenté.

Athène est libre! Amis! Quelle nouvelle!

Que de lauriers tout-à-coup refleuris!

Bois dans ma coupe, ô messager fidèle!

Et dors en paix sur le sein de Noeris.

 

25

Athène est libre! Ah! Buvons à la Grèce:

Noeris, voici de nouveaux demi-dieux.

L'Europe en vain, tremblante de vieillesse,

Déshéritait ces aînés glorieux.

Ils sont vainqueurs; Athènes, toujours belle,

30

N'est plus vouée au culte des débris.

Bois dans ma coupe, ô messager fidèle!

Et dors en paix sur le sein de Noeris.

 

Athène est libre! ô muse des pindares!

Reprends ton sceptre, et ta lyre, et ta voix.

35

Athène est libre en dépit des barbares;

Athène est libre en dépit de nos rois.

Que l'univers, toujours instruit par elle,

Retrouve encore Athènes dans Paris!

Bois dans ma coupe, ô messager fidèle!

40

Et dors en paix sur le sein de Noeris.

 

Beau voyageur, au pays des hellènes

Repose-toi, puis vole à tes amours;

Vole, et, bientôt reporté dans Athènes,

Reviens braver et tyrans et vautours.

45

À tant de rois dont le trône chancelle,

D'un peuple libre apporte encor les cris.

Bois dans ma coupe, ô messager fidèle!

Et dors en paix sur le sein de Noeris.

 

 

L'EAU  BENITE

Couplets pour le mariage à l'église

de deux époux mariés depuis

long-temps sans cérémonie.

 

Ces deux époux ont mis enfin

De l'eau bénite dans leur vin.

 

À l'autel ce couple s'engage;

Voilà de quoi nous récrier.

5

Après vingt ans de mariage

Oser encor se marier!

 

Ces deux époux ont mis enfin

De l'eau bénite dans leur vin.

 

Grand dieu, des torts que tu nous passes,

10

Le moindre, aux yeux de ta bonté,

Est celui d'avoir dit les graces

Avant le bénédicité.

 

Ces deux époux ont mis enfin

De l'eau bénite dans leur vin.

 

15

Madame, de fleurs ennuyée...

Chut! Taisons-nous; mais puisse un jour

Du chapeau de la mariée

Sa fille aussi coiffer l'amour!

 

Ces deux époux ont mis enfin

20

De l'eau bénite dans leur vin.

 

Pour que l'hymen fasse merveilles,

Versez d'un bordeaux réchauffant,

Reste du vin mis en bouteilles

Au baptême de votre enfant.

 

25

Ces deux époux ont mis enfin

De l'eau bénite dans leur vin.

 

Toujours heureux, quoiqu'on en glose,

Prouvez au diable, et prouvez bien,

Que, parfois prise à faible dose,

30

L'eau bénite ne gâte rien.

 

Ces deux époux ont mis enfin

De l'eau bénite dans leur vin.

 

 

L'AMITIE

Couplets chantés à mes amis

le 8 décembre 1822, jour anniversaire

de ma condamnation par la cour d'assises.

 

Sur des roses l'amour sommeille;

Mais, quand s'obscurcit l'horizon,

Célébrons l'amitié qui veille

À la porte d'une prison.

 

5

Tyran aussi, l'amour nous coûte

Des pleurs qu'elle sait arrêter.

Au poids de nos fers il ajoute,

Elle nous aide à les porter.

 

Sur des roses l'amour sommeille;

10

Mais, quand s'obscurcit l'horizon,

Célébrons l'amitié qui veille

À la porte d'une prison.

 

Dans l'une de nos cent bastilles

Lorsque ma muse emménagea,

15

À peine on refermait les grilles

Que l'amitié frappait déja.

 

Sur des roses l'amour sommeille;

Mais, quand s'obscurcit l'horizon,

Célébrons l'amitié qui veille

20

À la porte d'une prison.

 

Heureux qui, libre de ses chaînes,

Bravant la haine et la pitié,

Joint au souvenir de ses peines

Celui des soins de l'amitié!

 

25

Sur des roses l'amour sommeille,

Mais, quand s'obscurcit l'horizon,

Célébrons l'amitié qui veille

À la porte d'une prison.

 

Que fait la gloire à qui succombe?

30

Amis, renonçons à briller;

Donnons les marbres d'une tombe

Pour les plumes d'un oreiller.

 

Sur des roses l'amour sommeille;

Mais, quand s'obscurcit l'horizon,

35

Célébrons l'amitié qui veille

À la porte d'une prison.

 

Sans bruit, ensemble, ô vous que j'aime!

Trompons les hivers meurtriers.

On peut braver le temps lui-même

40

Quand on a bravé les geôliers.

 

Sur des roses l'amour sommeille;

Mais, quand s'obscurcit l'horizon,

Célébrons l'amitié qui veille

À la porte d'une prison.

 

 

LE  CENSEUR  1822

 

On me disait: il est temps d'être sage;

Au pinde aussi l'on change de drapeaux.

Tentez la gloire, et, dans un grand ouvrage,

Pour le théâtre abdiquez les pipeaux.

5

De mes refrains j'ai repoussé le livre;

Mais, quand j'invoque et Thalie et sa soeur,

Leur voix me crie: ah! Que Dieu nous délivre,

Nous délivre au moins du censeur.

 

La liberté, nourrice du génie,

10

Voit les beaux-arts pleurant sur son cercueil:

Qui va d'un joug subir l'ignominie

A de son vers d'avance éteint l'orgueil.

Réponds, Corneille, oserais-tu revivre?

Et toi, Molière, admirable penseur?

15

Non, dites-vous; ou que Dieu vous délivre,

Vous délivre au moins du censeur.

 

Tu veux encor ravir le feu céleste,

Jeune homme épris des lauriers les plus beaux,

Quand la censure, à son rocher funeste,

20

De ton génie a promis les lambeaux!

D'affreux vautours, que leur pâture enivre,

Vont mutiler le noble ravisseur.

Fils de Japet, ah! Que Dieu te délivre,

Te délivre au moins du censeur.

 

25

Avec Thalie, en satires féconde,

Peignons nos grands, leurs valets, leurs rimeurs,

Les vils ressorts qui font mouvoir le monde,

Et la cour même envenimant nos moeurs.

Délateur, tremble! En scène il faut me suivre.

30

Jeffrys en vain t'a pris pour assesseur.

Quoi! Tu souris!. . . ah! Que Dieu nous délivre,

Nous délivre au moins du censeur.

 

De Louis Onze évoquons les victimes;

Que, dévoré d'un sanguinaire ennui,

35

Ce roi bigot, pour se soûler de crimes,

Mette sa vierge entre le diable et lui.

Mais, tout sanglants, nos Tristans vont poursuivre

Ce voeu formé contre un lâche oppresseur.

Morts! Taisez-vous! Ou que Dieu nous délivre,

40

Nous délivre au moins du censeur.

 

Je laisse donc Thalie et Melpomène

Pour la chanson, libre en dépit des rois.

Sans le régir j'agrandis son domaine;

D'autres un jour lui traceront des lois.

45

Qu'en république on puisse y toujours vivre:

C'est un état qui n'est pas sans douceur.

Pauvres français, ah! Que Dieu vous délivre,

Vous délivre au moins du censeur.

 

 

LE  MAUVAIS  VIN,

OU  LES  CAR

 

Béni sois-tu, vin détestable!

Pour moi tu n'es point redoutable,

Bien qu'au maître de ce banquet

Des flatteurs vantent ton bouquet.

5

Arrose donc, fade piquette,

Les fleurs peintes sur mon assiette.

Vive le vin qui ne vaut rien!

Notre santé s'en trouve bien.

 

Car si tu m'invitais à boire,

10

Bientôt je perdrais la mémoire

Du docteur, qui me dit toujours:

«Pour vous c'est assez des amours.

Chantez Bacchus ainsi qu'un prêtre

Parle de Dieu sans le connaître.»

15

Vive le vin qui ne vaut rien!

Notre belle s'en trouve bien.

 

Car si tu portais à l'ivresse,

Certaine espagnole en détresse,

Ce soir, pourrait bien, je le sens,

20

Mettre à sec ma bourse et mes sens;

Et Lisette, qui tient ma caisse,

Aurait à souffrir de la baisse.

Vive le vin qui ne vaut rien!

Notre raison s'en trouve bien.

 

25

Car si tu réchauffais ma veine,

Armé de vers forgés sans peine,

Tout en chantant je tomberais

Peut-être au milieu d'un congrès;

Puis j'irais, pour démagogie,

30

En prison terminer l'orgie.

Vive le vin qui ne vaut rien!

Notre gaîté s'en trouve bien.

 

Car en prison l'on ne rit guère.

Mais, vin à qui je fais la guerre,

35

Tu disparais, et sous mes yeux

Mousse un nectar digne des dieux.

Au risque d'une catastrophe,

Versez-m'en, je suis philosophe.

Versez! Versez! Je ne crains rien;

40

Du bon vin je me trouve bien.

 

 

LA  CANTHARIDE,

OU  LE  PHILTRE

 

 

Meurs, il le faut; meurs, ô toi qui recèles

Des dons puissants, à la volupté chers!

Rends à l'amour tous les feux que tes ailes

Ont à ce dieu dérobés dans les airs.

 

5

«Clara,» m'a dit cette femme si vieille

Qui chaque jour pleure encor son printemps,

«Quoi! Votre joue est déja moins vermeille!

Vous languissez, et n'avez que vingt ans!

 

Un père altier, que seul l'intérêt touche,

10

Vous a jetée au lit d'un vieil époux.

L'espoir en vain sourit sur votre bouche;

L'hymen l'effleure, et s'endort près de vous.

 

À votre abord naît la froide risée.

L'amour se dit: on m'a fait un larcin;

15

Mais cette terre a des nuits sans rosée,

Et d'aucun fruit ne parera son sein.

 

Trompez l'amour, croyez-en ma sagesse;

Qu'un philtre heureux, par vos mains préparé,

De votre époux rallumant la jeunesse,

20

Donne à la vôtre un fils tant desiré.»

 

La vieille alors, baissant sa voix tremblante,

M'enseigne l'art de ce philtre charmant.

J'allais, sans elle, en ma fièvre brûlante,

Maudire époux, père, autel et serment.

 

25

Mais, vers ce frêne accourant dès l'aurore,

Dans ses rameaux j'ai su glisser ma main.

La cantharide y reposait encore:

Heureuse aussi, je dormirai demain.

 

Meurs, il le faut; meurs, ô toi qui recèles

30

Des dons puissants, à la volupté chers!

Rends à l'amour tous les feux que tes ailes

Ont à ce dieu dérobés dans les airs.

 

Mes jours, mes nuits, ma vie, étaient sans charmes;

Je répugnais à d'innocents plaisirs.

35

Tout bas ma bouche, insultant à mes larmes,

Osait donner un nom à mes desirs.

 

Mon coeur brûlait; hélas! Il brûle encore.

Jamais breuvage aura-t-il cette ardeur

Qui dans mon sang circule, me dévore,

40

Et d'un long trouble accable ma pudeur?

 

Père cruel! Il fallait de ta fille

Aux murs d'un cloître ensevelir les jours.

Là Dieu du moins nous crée une famille,

Là son amour éteint tous les amours.

 

45

Où donc est-il l'époux que ma jeunesse

Avait rêvé jeune, beau, caressant?

Entre ses bras ma pudique tendresse

Eût été seule un philtre assez puissant.

 

De mon hymen, oui, la froideur me tue.

50

D'un plaisir chaste allumons le flambeau;

Ah! Cessons d'être une vaine statue,

Dont un mari décore son tombeau.»

 

La tendre vieille a dit: «Soyez docile,

Et dès demain renaîtront vos couleurs;

55

Demain moi-même au seuil de votre asile

Je suspendrai deux couronnes de fleurs.»

 

Meurs, il le faut; meurs, ô toi qui recèles

Des dons puissants, à la volupté chers!

Rends à l'amour tous les feux que tes ailes

60

Ont à ce dieu dérobés dans les airs.

 

 

LE  TOURNE-BROCHE

 

Du dîner j'aime fort la cloche,

Mais on la sonne en peu d'endroits;

Plus qu'elle aussi le tourne-broche

À nos hommages a des droits.

5

Combien d'ennemis il rapproche

Chez le prince et chez le bourgeois!

À son doux tic tac un jour les partis

Signeront la paix entre deux rôtis.

 

Qu'on reprenne sur la musique

10

Les querelles du temps passé,

Que par l'Amphion italique

Le grand Mozart soit terrassé,

Je ne tiens qu'au refrain bachique

Par le tourne-broche annoncé.

15

À son doux tic tac un jour les partis

Signeront la paix entre deux rôtis.

 

Lorsque la fortune à sa roue

Attache mille ambitieux,

Les précipite dans la boue

20

Ou les élève jusqu'aux cieux,

C'est la broche, moi je l'avoue,

Dont la roue attire mes yeux.

À son doux tic tac un jour les partis

Signeront la paix entre deux rôtis.

 

25

Une montre, admirable ouvrage,

Des heures décrivant le cours,

Règle, sans en charmer l'usage,

Le cercle borné de nos jours;

Le tourne-broche a l'avantage

30

D'embellir des instants trop courts.

À son doux tic tac un jour les partis

Signeront la paix entre deux rôtis.

 

Ce meuble, suivant maint vieux conte,

A manqué seul à l'âge d'or;

35

C'est l'amitié qui, pour son compte,

Dut en inventer le ressort.

Vivent ceux que sa main remonte!

Mais gloire à celui du trésor!

À son doux tic tac un jour les partis

40

Signeront la paix entre deux rôtis.

 

 

LE  TAILLEUR  ET  LA  FEE

Chanson chantée à mes amis

le 19 août, jour anniversaire de ma naissance.

 

 

Dans ce Paris plein d'or et de misère,

En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt,

Chez un tailleur, mon pauvre et vieux grand-père,

Moi nouveau-né, sachez ce qui m'advint.

5

Rien ne prédit la gloire d'un Orphée

À mon berceau, qui n'était pas de fleurs:

Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs,

Me trouve un jour dans les bras d'une fée;

Et cette fée, avec de gais refrains,

10

Calmait le cri de mes premiers chagrins.

 

Le bon vieillard lui dit, l'ame inquiète:

«À cet enfant quel destin est promis?»

Elle répond: «Vois-le, sous ma baguette,

Garçon d'auberge, imprimeur et commis.

15

Un coup de foudre ajoute à mes présages:

Ton fils atteint va périr consumé;

Dieu le regarde, et l'oiseau ranimé

Vole en chantant braver d'autres orages.»

Et puis la fée, avec de gais refrains,

20

Calmait le cri de mes premiers chagrins.

 

«Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse,

Éveilleront sa lyre au sein des nuits.

Au toit du pauvre il répand l'alégresse;

À l'opulence il sauve des ennuis.

25

Mais quel spectacle attriste son langage?

Tout s'engloutit, et gloire et liberté:

Comme un pêcheur qui rentre épouvanté,

Il vient au port raconter leur naufrage.»

Et puis la fée, avec de gais refrains,

30

Calmait le cri de mes premiers chagrins.

 

Le vieux tailleur s'écrie: «Eh quoi! Ma fille

Ne m'a donné qu'un faiseur de chansons!

Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille

Que, faible écho, mourir en de vains sons.»

35

«Va, dit la fée, à tort tu t'en alarmes;

De grands talents ont de moins beaux succès.

Ses chants légers seront chers aux français,

Et du proscrit adouciront les larmes.»

Et puis la fée, avec de gais refrains,

40

Calmait le cri de mes premiers chagrins.

 

Amis, hier, j'étais faible et morose,

L'aimable fée apparaît à mes yeux.

Ses doigts distraits effeuillent une rose;

Elle me dit: «Tu te vois déja vieux.

45

Tel qu'aux déserts parfois brille un mirage,

Aux coeurs vieillis s'offre un doux souvenir.

Pour te fêter tes amis vont s'unir:

Long-temps près d'eux revis dans un autre âge.»

Et puis la fée, avec ses gais refrains,

50

Comme autrefois dissipa mes chagrins.

 

 

LES SCIENCES

 

Fatigué des clartés confuses

Qui m'ont égaré bien souvent,

J'allais bannir amours et muses;

J'allais vouloir être savant.

5

Mais quoi! Pour une ame incertaine

La science est d'un vain secours.

Gardons Lisette et La Fontaine:

Muses, restez; restez, amours.

 

La nature était mon Armide;

10

Dans ses jardins j'errais surpris:

Mais un chimiste moins timide

Règne en vainqueur sur leurs débris.

Dans son fourneau rien qu'il ne jette;

Des gaz il poursuit le concours.

15

Ma fée y perdrait sa baguette:

Muses, restez; restez, amours.

 

J'ai regret aux contes de vieille

Quand un docteur dit qu'à sa voix

Les morts lui viennent à l'oreille

20

De la vie expliquer les lois.

De la lampe il voit la matière,

Les ressorts, le fond, les contours;

Je n'en veux voir que la lumière.

Muses, restez; restez, amours.

 

25

Enfin aux calculs qu'on entasse

Si les cieux n'obéissaient pas:

Plus d'une erreur passe et repasse

Entre les branches d'un compas.

Un siècle a changé la physique;

30

Nos temps sont féconds en retours.

Je crains que le soleil n'abdique:

Muses, restez; restez, amours.

 

Enivrons-nous de poésie,

Nos coeurs n'en aimeront que mieux;

35

Elle est un reste d'ambroisie

Qu'aux mortels ont laissé les dieux.

Quel est sur moi le froid qui tombe?

C'est le froid du soir de mes jours.

Promettez un rêve à ma tombe:

40

Muses, restez; restez, amours.

 

 

LA DEESSE

Sur une personne à qui l'auteur

a vu représenter la liberté

dans une des fêtes de la révolution.

 

Est-ce bien vous, vous que je vis si belle

Quand tout un peuple, entourant votre char,

Vous saluait du nom de l'immortelle

Dont votre main brandissait l'étendard?

5

De nos respects, de nos cris d'alégresse,

De votre gloire et de votre beauté,

Vous marchiez fière: oui, vous étiez déesse,

Déesse de la liberté.

 

Vous traversiez des ruines gothiques;

10

Nos défenseurs se pressaient sur vos pas:

Les fleurs pleuvaient, et des vierges pudiques

Mêlaient leurs chants à l'hymne des combats.

Moi, pauvre enfant, dans une coupe amère,

En orphelin par le sort allaité,

15

Je m'écriais: «Tenez-moi lieu de mère,

Déesse de la liberté.»

 

De noms affreux cette époque est flétrie;

Mais, jeune alors, je n'ai rien pu juger:

En épelant le doux mot de patrie

20

Je tressaillais d'horreur pour l'étranger.

Tout s'agitait, s'armait pour la défense;

Tout était fier, sur-tout la pauvreté.

Ah! Rendez-moi les jours de mon enfance,

Déesse de la liberté.

 

25

Volcan éteint sous les cendres qu'il lance,

Après vingt ans ce peuple se rendort;

Et l'étranger, apportant sa balance,

Lui dit deux fois: «Gaulois, pesons ton or.»

Quand notre ivresse, au ciel rendant hommage,

30

Sur un autel élevait la beauté,

D'un rêve heureux vous n'étiez que l'image,

Déesse de la liberté.

 

Je vous revois, et le temps trop rapide

Ternit ces yeux où riaient les amours;

35

Je vous revois, et votre front qu'il ride

Semble à ma voix rougir de vos beaux jours.

Rassurez-vous: char, autels, fleurs, jeunesse,

Gloire, vertu, grandeur, espoir, fierté,

Tout a péri; vous n'êtes plus déesse,

40

Déesse de la liberté.

 

 

LE  MALADE  1823

 

Un mal cuisant déchire ma poitrine,

Ma faible voix s'éteint dans les douleurs;

Et tout renaît, et déja l'aubépine

A vu l'abeille accourir à ses fleurs.

5

Dieu d'un sourire a béni la nature,

Dans leur splendeur les cieux vont éclater.

Reviens, ma voix, faible, mais douce et pure:

Il est encor de beaux jours à chanter.

 

Mon Esculape a renversé mon verre,

10

Plus de gaîté! Mon front se rembrunit;

Mais vient l'amour et le mois qu'il préfère:

Déja l'oiseau butine pour son nid.

Des voluptés le torrent va s'épandre

Sur l'univers qui semblait végéter.

15

Reviens, ma voix, faible, mais toujours tendre:

Il est encor des plaisirs à chanter.

 

Pour mon pays que de chansons encore!

D'un lâche oubli vengeons les trois couleurs;

De nouveaux noms la France se décore;

20

À l'aigle éteint nous redevons des pleurs.

Que de périls la tribune orageuse

Offre aux vertus qui l'osent affronter!

Reviens, ma voix, faible, mais courageuse:

Il est encor des gloires à chanter.

 

25

Puis j'entrevois la liberté bannie;

Elle revient: despotes, à genoux!

Pour l'étouffer en vain la tyrannie

Fait signe au nord de déborder sur nous.

L'ours effrayé regagne sa tanière,

30

Loin du soleil qu'il voulait disputer.

Reviens, ma voix, faible, mais libre et fière:

Il est encore un triomphe à chanter.

 

Que dis-je? Hélas! Oui, la terre s'éveille,

Belle et parée, au souffle du printemps.

35

Mais dans nos coeurs le courage sommeille;

Chargé de fers, chacun se dit: j'attends!

La Grèce expire, et l'Europe est tremblante;

Seuls, nos pleurs seuls osent se révolter.

Reviens, ma voix, faible, mais consolante:

40

Il est encor des martyrs à chanter.

 

 

LA  COURONNE  DE  BLUETS

À Madame.

 

 

Du ciel j'arrive, et mon voyage

Nous épargne à tous bien des pleurs.

Beauté folâtre autant que sage,

Ne jouez plus avec des fleurs.

 

5

Sachez qu'hier, la panse ronde

Et l'oeil obscurci par Bacchus,

Jupin a cru dans notre monde

Voir une couronne de plus.

 

À la colère il s'abandonne:

10

«L'abus, dit-il, devient trop fort.

Encore un front que l'on couronne

Quand le faiseur de rois est mort!

 

Sur ce front lançons mon tonnerre;

Du faible enfin vengeons les droits.

15

Je veux voir un jour sur la terre

Les rois sujets, les sujets rois.»

 

Dans son conseil alors j'arrive;

(où les rimeurs n'entrent-ils pas? )

En joue il vous met sans qui vive!

20

Mais je l'aborde chapeau bas:

 

«Jupin, de ton arrêt j'appelle;

Ta balance et tes poids sont faux:

Ta cour de justice éternelle

A-t-elle eu ses gardes des sceaux?

 

25

Braque tes lunettes, vieux sire,

Sur le front couronné par nous;

De la candeur c'est le sourire,

De la bonté c'est l'oeil si doux.

 

Lorsque les carreaux de son foudre

30

Chez nos sourds passent pour muets,

Jupin ne mettrait-il en poudre

Qu'une couronne de bluets?»

 

«Oh! Oh! Dit-il, qu'allais-je faire?

Ailleurs frappons, mon foudre est chaud.»

35

– «Frappe; mais sur notre hémisphère

Vise donc plus bas ou plus haut.»

 

Heureux d'avoir su vous défendre,

J'accours des célestes donjons;

Quant à Jupin, je viens d'apprendre

40

Qu'il a foudroyé deux pigeons.

 

 

L'EPEE  DE  DAMOCLES

 

De Damoclès l'épée est bien connue;

En songe, à table, il m'a semblé la voir.

Sous cette épée et menaçante et nue

Denis l'ancien me forçait à m'asseoir.

5

Je m'écriais: que mon destin s'achève,

La coupe en main, au doux bruit des concerts!

Ô vieux Denis! Je me ris de ton glaive,

Je bois, je chante, et je siffle tes vers.

 

Servez, disais-je, à messieurs de la bouche;

10

Versez, versez, messieurs du gobelet.

Malheur d'autrui n'est point ce qui te touche,

Denis; sur moi fais donc vite un couplet.

Ton Apollon à nos larmes fait trève;

Il nous égaie au sein d'affreux revers.

15

Ô vieux Denis! Je me ris de ton glaive,

Je bois, je chante, et je siffle tes vers.

 

Puisqu'à rimer sans remords tu t'amuses,

De la patrie écoute un peu la voix:

Elle est, crois-moi, la première des muses;

20

Mais rarement elle inspire les rois.

Du frêle arbuste où bout sa noble sève

La moindre fleur parfume au loin les airs.

Ô vieux Denis! Je me ris de ton glaive,

Je bois, je chante, et je siffle tes vers.

 

25

Tu crois du Pinde avoir conquis la gloire,

Quand ses lauriers, de ta foudre encor chauds,

Vont à prix d'or te cacher à l'histoire,

Ou balayer la fange des cachots.

Mais, à ton nom, Clio, qui se soulève,

30

Sur ton cercueil viendra peser nos fers.

Ô vieux Denis! Je me ris de ton glaive,

Je bois, je chante, et je siffle tes vers.

 

Que du mépris la haine au moins me sauve,

Dit ce bon roi, qui rompt un fil léger.

35

Le fer pesant tombe sur mon front chauve;

J'entends ces mots: Denis sait se venger.

Me voilà mort; et, poursuivant mon rêve,

La coupe en main, je répète aux enfers:

Ô vieux Denis! Je me ris de ton glaive,

40

Je bois, je chante, et je siffle tes vers.

 

 

LA  MAISON  DE  SANTE

À Madame G, pour la Saint-Jean,

jour de sa fête.

 

Naguère en un royal hospice

J'allai subir les soins de l'art;

Esculape me fut propice,

Je bénis cet heureux hasard.

5

Mais l'amitié, toujours craintive,

Me dit: «Point de sécurité!

Un quiproquo bien vite arrive.

Change de maison de santé.»

 

À R elle me transporte;

10

Je me sens mieux en avançant.

La bienfaisance est sur la porte,

Le malheur salue en passant.

Là Jeannette est supérieure,

Et le ciel fit de sa bonté

15

La lampe qui brûle à toute heure

Dans cette maison de santé.

 

Molière a terminé sa vie

Entre deux soeurs de charité.

Or, quand Jeanne fait oeuvre pie,

20

C'est un rendu pour un prêté.

De Thalie elle fut tourière

Avec talent, grace et beauté,

Et la suivante de Molière

Fonde une maison de santé.

 

25

L'amitié seule y donne place:

Moi, j'en ai fait mon hôtel-dieu.

Infirmiers, remplissez ma tasse;

C'est aujourd'hui le saint du lieu.

Quand il s'agit de fêter Jeanne,

30

Mon seul régime est la gaîté.

Je veux m'enivrer de tisane

Dans cette maison de santé.

 

 

LA  BONNE  MAMAN

Couplets à une dame de trente ans,

que l'auteur appelait sa grand'mère.

 

Au dire du proverbe ancien,

L'amitié ne remonte guère.

Bon petit-fils, je n'en crois rien

Quand je pense à vous, ma grand'mère:

5

Ces titres, quelquefois si doux,

Vous paraîtraient-ils insipides?

Bonne maman, consolez-vous;

Vous n'avez point encor de rides.

 

L'âge a-t-il éteint vos desirs?

10

Blâmez-vous les tendres chimères?

Censurer les plus doux plaisirs

Est le plaisir de nos grand'mères.

Les ans font-ils neiger sur nous,

À nos yeux tout se décolore.

15

Bonne maman, consolez-vous;

Vous ne blanchissez point encore.

 

L'amour a peur des grand'mamans;

Mais, à prix d'or, combien de vieilles

Ont à leurs gages des amants

20

Dont les missives font merveilles!

On sait, pour lire un billet doux,

Quel moyen prennent ces coquettes.

Bonne maman, consolez-vous;

Vous lisez encor sans lunettes.

 

25

Quoi! Sans rides, sans cheveux blancs,

Et sans lunettes à votre âge!

Voyons si vos genoux tremblants

Des ans n'attestent pas l'outrage.

Oui, je vois trembler vos genoux

30

Que l'amour tendrement caresse.

Bonne maman, consolez-vous;

Prenez un bâton de vieillesse.

 

 

LE  VIOLON  BRISE

 

 

Viens, mon chien, viens, ma pauvre bête;

Mange malgré mon désespoir.

Il me reste un gâteau de fête;

Demain nous aurons du pain noir.

 

5

Les étrangers, vainqueurs par ruse,

M'ont dit hier dans ce vallon:

«Fais-nous danser!» moi, je refuse;

L'un d'eux brise mon violon.

 

C'était l'orchestre du village.

10

Plus de fêtes! Plus d'heureux jours!

Qui fera danser sous l'ombrage?

Qui réveillera les amours?

 

Sa corde vivement pressée,

Dès l'aurore d'un jour bien doux,

15

Annonçait à la fiancée

Le cortège du jeune époux.

 

Aux curés qui l'osaient entendre

Nos danses causaient moins d'effroi;

La gaîté qu'il savait répandre

20

Eût déridé le front d'un roi.

 

S'il préluda, dans notre gloire,

Aux chants qu'elle nous inspirait,

Sur lui jamais pouvais-je croire

Que l'étranger se vengerait?

 

25

Viens, mon chien, viens, ma pauvre bête;

Mange malgré mon désespoir.

Il me reste un gâteau de fête;

Demain nous aurons du pain noir.

 

Combien sous l'orme ou dans la grange

30

Le dimanche va sembler long!

Dieu bénira-t-il la vendange

Qu'on ouvrira sans violon?

 

Il délassait des longs ouvrages,

Du pauvre étourdissait les maux;

35

Des grands, des impôts, des orages,

Lui seul consolait nos hameaux.

 

Les haines, il les faisait taire;

Les pleurs amers, il les séchait.

Jamais sceptre n'a fait sur terre

40

Autant de bien que mon archet.

 

Mais l'ennemi qu'il faut qu'on chasse

M'a rendu le courage aisé.

Qu'en mes mains un mousquet remplace

Le violon qu'il a brisé.

 

45

Tant d'amis dont je me sépare

Diront un jour, si je péris:

Il n'a point voulu qu'un barbare

Dansât gaîment sur nos débris.

 

Viens, mon chien, viens, ma pauvre bête;

50

Mange malgré mon désespoir.

Il me reste un gâteau de fête;

Demain nous aurons du pain noir.

 

 

LE  CONTRAT

DE  MARIAGE

 

«Sire, de grace, écoutez-moi!

(le prince courait chez sa dame)

Sire, vous êtes un grand roi;

Daignez me venger de ma femme.»

5

Le roi dit: «Qu'on tienne éloigné

Ce fou qui m'arrête au passage.»

– «Ah! Sire, vous avez signé

Mon contrat de mariage.»

 

Ces mots font sourire le roi:

10

«Gardes, je défends qu'on l'assomme.

Vilain, dit-il, explique-toi.»

– «Sire, j'ai fait le gentilhomme.

J'acquis d'un argent bien gagné

Château, blason, titre, équipage;

15

Et, sire, vous avez signé

Mon contrat de mariage.

 

J'ai pris femme noble aux doux yeux,

Aux mains blanches, au cou de cygne.

Son père a dit: par mes aïeux!

20

Mon gendre, il faut que le roi signe.

Votre nom fut accompagné

D'un pâté de mauvais présage,

Sire, quand vous avez signé

Mon contrat de mariage.

 

25

J'étais en habit de gala,

Sire; et, pour abréger l'histoire,

Rappelez-vous que ce jour-là

Un beau page tint l'écritoire.

Ma femme ici l'avait lorgné.

30

Hier je l'ai surpris... quel outrage

Pour vous dont la plume a signé

Mon contrat de mariage!»

 

Le roi dit: «Je n'ai qualité

Que pour guérir les écrouelles.

35

Un diable, cornard effronté,

Vilains, ici guette vos belles.

Sur les rois même il a régné,

Et met un sceau de vasselage

À tous les gens dont j'ai signé

40

Le contrat de mariage.»

 

Le livre où j'ai puisé ceci

Ajoute que l'époux morose

Faillit mourir de noir souci,

Et que d'un dicton il fut cause:

45

Dès qu'un mari peu résigné

Prêtait à rire au voisinage,

Le roi, disait-on, a signé

Son contrat de mariage.