BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Benjamin Constant

1767 -1830

 

Wallstein

 

1809

 

__________________________________________________

 

 

 

Acte quatrième.

 

Scène I.

 

Thécla, Élise.

 

Thécla.

Nul ne vient. Chaque instant accroît mon épouvante.

J'erre dans ce palais, solitaire et tremblante.

Des soldats, disait-on, les transports sont calmés.

Ces transports tout à coup seraient-ils rallumés?

Retenue en ces lieux par un ordre sévère,

Je frémis pour Alfred, je frémis pour mon père.

C'est pour m'accabler mieux du poids de la douleur

Que le sort me berça d'un rêve de bonheur.

Comme il nous a trompés! Quels lugubres présages

Président à ces noeuds, formés dans les orages!

Les plus doux sentimens sont des piéges cruels

Que tend la destinée aux malheureux mortels.

De l'âpre ambition les décrets redoutables

Sur nos voeux innocens frappent impitoyables.

Son pouvoir ennemi se nourrit de nos pleurs.

Le monde est sans amour et sans pitié les coeurs.

Il faut fuir cette terre où l'ame est opprimée.

J'ai connu le bonheur: j'aimais, je fus aimée.

C'est assez. Dieu clément, termine mon destin,

Et rappelle bientôt ton enfant dans ton sein!

Illo paraît avec des soldats.

Illo!... c'est vous...

 

 

 

Scène II.

 

Les précédens, Illo.

 

Illo,

à ses soldats.

Soldats, veillez à cette porte.

Et que nul étranger n'y pénètre ou n'en sorte.

 

Thécla.

Illo! Que fait mon père?

 

Illo.

Il parlait aux mutins.

On voyait s'adoucir leurs esprits incertains,

Madame; mais remplis d'un imprudent courage,

Les soldats de Buttler ont rallumé leur rage:

Ils ont, de l'Empereur déchirant les drapeaux,

Arboré de Wallstein les étendards nouveaux

Que nous tenions cachés, et qui devaient paraître

Quand, dans les murs d'Égra, le duc serait le maître.

De colère, aussitôt les coeurs se sont émus;

Nos cris, nos désavoeux ont été superflus.

Une troupe d'amis, près du duc rassemblée,

Soutient des factieux l'attaque redoublée.

Craignant que leur fureur ne pénètre en ces murs,

Wallstein envoie ici ses guerriers les plus sûrs,

Dont le zèle, écartant la horde conjurée,

De ce dernier asile au moins garde l'entrée.

J'exécute son ordre et retourne à l'instant

Vers ce héros trahi...

 

Tersky paraît avec Isolan, Buttler et d'autres Officiers.

 

 

 

Scène III.

 

Les précédens, Tersky.

 

Tersky.

Wallstein est triomphant.

De quelques insensés l'imprudence funeste

Contre lui des soldats avait armé le reste.

Au sein de la mêlée il s'est précipité.

La colère brillait sur son front redouté.

Il force à s'entr'ouvrir la foule qui l'obsède:

Aux cris des révoltés le silence succède.

Les coeurs, à son aspect, s'émeuvent tour-à-tour

De doute, de frayeur, de respect et d'amour.

Un corps seul lui résiste, et d'un sombre murmure

Répète encor les mots de serment, de parjure,

Du nom de Ferdinand fait retentir les cieux.

Wallstein veut appaiser ces cris séditieux.

Il s'avance. D'un traître on voit briller l'épée:

Du sang de votre père elle eût été trempée,

Sur lui le fer coupable était déjà levé.

Soudain paraît Alfred: Alfred seul l'a sauvé.

Alfred que de Gallas nous croyions le complice!

 

Thécla.

Alfred! Alfred! Mon coeur t'avait rendu justice.

 

Tersky.

Il saisit d'un bras sûr le perfide assassin:

Il s'empare du glaive échappé de sa main.

Buttler, de nos dangers la cause involontaire,

Lui vient prêter alors un secours salutaire.

Nous perçons au milieu des mutins effrayés.

Ils abjurent leur crime, ils tombent à nos pieds.

Wallstein n'est entouré que de bandes loyales,

Qui, le servant d'un zèle et d'une ardeur égales,

Jusqu'au sein du palais dans leurs bras l'ont porté,

Avec des cris de joie et de fidélité.

 

Thécla.

Courons au-devant d'eux: grâce au destin prospère,

Je verrai dans Alfred le sauveur de mon père.

 

Thécla sort avec Tersky et tous les autres, excepté Buttler et Isolan.

 

 

 

Scène IV.

 

Isolan, Buttler.

 

Isolan.

Hé bien! De tes efforts voilà donc tout le fruit!

 

Buttler.

De Wallstein, jusqu'au bout, l'ascendant nous poursuit.

Je croyais, que par moi la révolte allumée

À sa cause coupable arracherait l'armée,

Et qu'à tous les regards ses drapeaux arborés

Dessilleraient des yeux sur son crime éclairés.

 

Isolan.

Qui l'eût prévu qu'Alfred aurait pris sa défense?

 

Buttler.

La fortune inconstante a trompé ma prudence:

J'ai dû servir Wallstein contre les révoltés,

Et calmer les transports par moi-même excités.

 

Isolan.

Demain, de nos complots la trame est découverte.

Demain, l'aurore vient éclairer notre perte.

 

Buttler.

Nous la devancerons.

 

Isolan.

Quels projets sont les tiens?

Réponds.

 

Buttler.

Pour perdre un traître il est mille moyens.

 

Isolan.

Quels sont-ils?

 

Buttler.

Maintenant je ne puis t'en instruire.

Mais le rebelle en vain pense atteindre à l'Empire.

Déjà le précipice est creusé sous ses pas.

 

Isolan.

Que prétends-tu?

 

Buttler.

Ce soir, ici, tu l'apprendras.

Silence; le voici.

 

 

 

Scène V.

 

Les précédens, Wallstein, Alfred, Thécla, Élise, Illo, Tersky, officiers, soldats, peuple.

 

Wallstein en entrant tient Alfred et Thécla par la main. Thécla se place avec Élise d'un côté du théâtre, Alfred de l'autre, mais séparé du reste des officiers.

 

Wallstein

aux officiers de sa suite.

La révolte est calmée.

Sous la loi du devoir j'ai fait rentrer l'armée.

Guerriers, de votre erreur perdons le souvenir.

J'aspire à vous défendre au lieu de vous punir.

Ainsi que moi, jouets d'un monarque parjure

Hâtez-vous de venger notre commune injure.

Ce peuple, que l'Autriche opprima trop long-tems,

Délivrons-le des fers qu'ont forgés ses tyrans.

J'ai servi malgré moi leur fureur sanguinaire;

À force de succès j'ai cru finir la guerre;

J'ai cru que l'Empereur, raffermi par mon bras,

En vainqueur indulgent régirait ses états.

Vain espoir! Dans sa cour, d'insolence enivrée,

Je l'ai vu déchirer votre chartre sacrée, *)

Prodiguer vos trésors à de vils favoris,

Jusqu'au sein de l'exil poursuivre les proscrits,

Et du prêtre de Rome esclave inexorable,

Désignant tour-à-tour, dans son zèle implacable,

Le père pour victime et le fils pour soldat,

Traîner l'un à la mort, traîner l'autre au combat. **)

J'ai vu de ce tyran l'aveugle intolérance

Ravir à ses sujets jusqu'au droit du silence,

Et ce peuple, au mépris des traités solennels,

Par des chiens écumans chassé jusqu'aux autels. ***)

Ce joug sera brisé, j'en atteste ma gloire.

Et vous que j'ai cent fois conduits à la victoire,

Vous, soldats, pour quel maître avons-nous combattu?

Pour un prince énervé, sans force et sans vertu,

Qui, tremblant dans le cloître où languit sa faiblesse,

D'un oeil sombre et jaloux nous contemple sans cesse.

Où sont les ennemis que mon bras n'ait domptés?

Est-il quelque torrent qui nous ait arrêtés,

Quelque roc escarpé, quelque forêt obscure,

Quelqu'obstacle, créé par l'art ou la nature,

Que nos hardis efforts n'aient contraint à fléchir?

Et c'est nous maintenant qu'on parle de punir!

Nous, dont rien n'a lassé la longue obéissance!

Contre nous, tout-à-coup on feint la défiance,

Et sur l'Empire entier l'on nous veut disperser,

Pour se mieux affranchir de nous récompenser.

Eh quoi donc! Aux dangers livrant notre jeunesse,

Nous avons combattu, souffert, lutté sans cesse,

De nos yeux fatigués repoussé le repos,

Bravé mille périls, supporté mille maux,

Par le fer, par le feu, marqué notre carrière,

Veillé dans le carnage et dormi sur la pierre,

Et lorsqu'enfin la paix, fruit de notre valeur,

Fait briller en ces lieux l'aurore du bonheur,

Amis, de ses bienfaits on prétend nous exclure!

Seuls, nous serions privés du repos qu'elle assure!

On veut que sans relâche, en d'éternels combats,

Serviles instrumens, nous cherchions le trépas!

Lorsque loin des hasards ses prêtres l'applaudissent,

Qu'importe à Ferdinand que ses soldats périssent?

À tout prix, l'un de l'autre, il faut nous éloigner.

La cour, sans crainte alors, nous pourra dédaigner.

L'un recevra du glaive une mort inutile;

L'autre, pauvre, isolé, mendiant un asile,

Peut-être ira mourir, de misère accablé,

Au lieu même où son sang pour son prince a coulé.

 

Un soldat.

Sauvez-nous, guidez-nous, prenez notre défense,

Nous vous jurons respect, amour, obéissance.

 

Un autre soldat.

Meurent vos ennemis! Nous les poursuivrons tous.

 

Un troisième.

Nous ne reconnaissons d'autre maître que vous.

 

Wallstein.

Et moi, je jure ici qu'ardent à vous défendre,

Wallstein, dès cet instant, saura tout entreprendre.

Le destin des héros qui m'ont donné leur foi

Ne dépend désormais que du ciel et de moi.

Peuple, je détruirai votre indigne esclavage;

Vous aurez les honneurs dus à votre courage,

Guerriers; retirez-vous; laissez-moi méditer

Les desseins généreux prêts à s'exécuter.

À Illo et à Tersky.

Vous, demeurez tous deux, amis.

Tout le monde sort, excepté Illo, Tersky, Thécla, Élise et Alfred.

À Illo et à Tersky.

Ma confiance

S'en repose à présent sur votre vigilance.

À Illo.

Il faut rendre des chefs aux corps abandonnés.

Que ces chefs, au plutôt, soient par toi désignés.

C'est dans les rangs obscurs, Illo, qu'il les faut prendre.

Jusqu'au simple soldat ne crains pas de descendre:

Consulte en les nommant leur courage et leur foi:

Lorsqu'ils me devront tout, ils seront plus à moi:

Fais surveiller aussi ces cuirassiers rebelles,

Qui, seuls de mes guerriers, sont restés infidèles.

Dans les murs de la ville ils sont encor épars.

Va.

Illo sort.

À Tersky.

Tu sais qu'aujourd'hui j'attends sous nos remparts

D'Arnim et des saxons l'importante assistance; 38)

Au-devant de leurs pas qu'un messager s'avance,

Et dès qu'ils paraîtront, que j'en sois averti.

 

Tersky sort.

 

 

 

Scène VI.

 

Wallstein, Alfred, Thécla, Élise.

 

Wallstein,

en prenant Alfred par la main.

Alfred, avec Gallas je t'avais cru parti:

J'ai méconnu ta foi. Tu m'as sauvé la vie:

Sois mon fils, à ton sort que Thécla soit unie.

 

Alfred.

Un bonheur aussi grand ne m'est pas destiné:

À l'horreur des regrets pour jamais condamné,

Permettez, qu'expiant le crime de mon père,

Je cherche loin de vous la fin de ma misère.

 

Thécla.

Ciel!

 

Alfred.

Gallas avec lui prétendait m'entraîner,

Il vous avait trahi, j'ai dû l'abandonner.

Par d'indignes complots il croyait vous surprendre.

Contre ces attentats mon bras dut vous défendre,

Je l'ai fait. Maintenant, je dois vous fuir tous deux.

Entre mon père et vous, doublement malheureux,

Dans l'un je vois un traître, et dans l'autre un rebelle.

Pardonnez ma franchise, à moi-même cruelle,

Et...

 

Wallstein.

Je t'excuse encor, Alfred, écoute-moi,

Je conçois quel scrupule ébranle ici ta foi.

Ton sort, jusqu'à ce jour, indulgent et tranquille

Traçait à tes vertus une route facile.

Sous l'abri du devoir paisiblement rangé,

Tu marchais d'un pas sûr, d'un coeur non partagé:

Il n'en est plus ainsi. La route se divise.

Le doute a pénétré dans ton ame indécise.

Tu vois lutter entr'eux, sous des noms différens,

Devoirs contre devoirs, penchans contre penchans.

Le destin, désormais juste envers le courage,

Des antiques grandeurs veut un nouveau partage.

Le monde est ébranlé sur ses vieux fondemens.

Le tems vient renverser les ouvrages du tems.

D'un pouvoir passager, faibles dépositaires,

Les rois vantent en vain leurs droits héréditaires.

Les trônes écroulés tombent de toutes parts.

Sur ces trônes brisés plantons nos étendarts.

À ce noble dessein la fortune conspire.

Weymar au bord du Mein, fonde un nouvel Empire. 39)

Mansfeld 40) eut échangé, sans un destin fatal,

Le casque du guerrier contre un bandeau royal.

L'étranger, qu'attiraient nos guerres intestines,

Jette au milieu de nous de profondes racines.

L'Empire est déchiré. Notre fidélité

Retarde en vain l'arrêt de la fatalité.

Je marche donc au trône où son ordre m'entraîne.

J'ai dirigé toujours ta jeunesse incertaine,

Alfred...

 

Alfred.

Tout est changé. Pour la première fois,

Sans être convaincu, j'écoute votre voix,

Seigneur; que répondrai-je à ce nouveau langage?

Ne tournez pas vers moi votre auguste visage,

Ces traits nobles et purs, ces regards pleins de feu,

Semblent me déclarer la volonté d'un Dieu.

Et comment tout-à-coup secouer leur puissance!

Tout mon être est encor dans votre dépendance,

Quand mon coeur déchiré la brise avec effort.

Seigneur, entendez-moi. Par quel soudain transport,

Souillant de vos exploits l'antique renommée,

Voulez-vous vers le crime entraîner votre armée,

Fonder votre pouvoir sur la rebellion,

Démentir votre gloire et flétrir votre nom?

Wallstein finir ainsi son illustre carrière!

 

Wallstein.

J'ai retardé long-tems un parti nécessaire,

Cher Alfred, et Wallstein, lent à se révolter,

A de la cour long-tems voulu tout supporter.

Mais rien de Ferdinand ne fléchit la vengeance.

 

Alfred.

Laissez-moi lui porter, seigneur, votre défense.

Permettez qu'à l'instant, volant auprès de lui,

Alfred, l'heureux Alfred devienne votre appui.

Je saurai, j'en suis sûr, le forcer à m'entendre.

 

Wallstein.

Il n'est plus tems.

 

Alfred.

Eh bien! Seigneur, osez descendre

D'un rang où désormais vous ne pouvez rester,

Puisque par un forfait il le faut acheter.

Innocent, vertueux, environné de gloire,

Léguez à l'avenir une illustre mémoire.

Inscrit par la victoire aux fastes des héros,

Wallstein a-t-il encor besoin d'exploits nouveaux?

Le plus grand des mortels, soyez-en le plus juste.

Laissez-moi partager votre retraite auguste,

Thécla vous y suivra. Couronnez notre amour,

Oublions et l'envie et la haine et la cour.

Étendez sur nous deux votre main paternelle;

Ah! Nous vous chérirons d'une ardeur si fidèle.

Vous verrez vos enfans, heureux de vos bienfaits,

Ne vivant que pour vous, ne vous quitter jamais.

J'ai trop vu de combats, de meurtre et de carnage.

Cette gloire sanglante a lassé mon courage,

Et mon coeur a besoin de plus doux sentimens.

Venez.

 

Wallstein.

Je te l'ai dit, Alfred, il n'est plus tems.

Wallstein a déjà fait le pas irréparable

Et doit vivre en monarque ou périr en coupable.

 

Alfred.

Eh bien! Puisqu'il le faut, suivez votre courroux.

Vous êtes offensé, je le veux, vengez-vous.

Mais de la trahison repoussez l'assistance,

Tirez de l'Empereur une digne vengeance.

Proclamez vos projets, sortez de ses états.

Rendez-lui ses cités, ses trésors, ses soldats.

Fort de votre nom seul, déclarez-lui la guerre;

Assez de combattans suivront votre bannière,

Et moi-même à ce prix, seigneur, je vous suivrai:

Tout en vous condamnant je vous imiterai.

Même au sein de l'erreur l'ame peut rester pure;

Mais tromper, mais trahir, mais descendre au parjure...

 

Wallstein,

d'un air sombre, mais contenu.

La jeunesse, imprudente en ses éclats fougueux,

Distribue au hasard des noms injurieux,

Et ne réfléchit pas, légère en ses murmures,

Qu'elle fait dans les coeurs de profondes blessures.

Que tenté-je, après tout, que n'aîent fait les héros

Admirés des mortels en leurs heureux travaux?

Le sceptre, de tout tems, fut conquis par l'audace.

Albert ainsi lui-même a raffermi sa race. 41)

En détrônant Adolphe, il établit les droits

Qu'invoque Ferdinand pour nous donner des lois.

Pendant que nous parlons, franchissant la distance,

Mon nouvel allié vers nos remparts s'avance.

L'indulgente amitié t'a long-tems écouté.

Décide maintenant. Le sort en est jeté.

Après un silence, et d'un ton plus doux.

Alfred, profite encor de ma reconnaissance.

De tes premiers refus je pardonne l'offense.

Étouffe un vain regret qui m'enlève ta foi.

Ton chef, ton vieux ami, Wallstein revient à toi.

Mes soins et mon amour, dès ta première enfance,

De tes exploits naissans furent la récompense.

Alfred! Rappelle-toi cet hiver rigoureux,

Où sous Prague investi nous combattions tous deux,

Hélas! Ton père et moi! Ta faible main glacée

Tenait avec effort ton enseigne pressée,

Que ton instinct guerrier ne voulait point quitter.

Dans ma tente, aussitôt, Gallas te fit porter.

Je te pris dans mes bras; et ma main caressante

Rappela dans ton coeur ta chaleur expirante.

Pour toi, depuis ce tems, Wallstein a-t-il changé?

Je t'ai chéri toujours, accueilli, protégé.

Des milliers de guerriers comblés de mes largesses

Ont obtenu de moi des honneurs, des richesses.

Mais je te réservais, Alfred, un autre prix.

Tous m'étaient étrangers: toi seul étais mon fils.

Va, ne me quitte pas. Cet effort impossible...

 

Alfred.

Eh! Seigneur! Mes sermens, un devoir inflexible...

Plaignez-moi: vous voyez mes pleurs, mon désespoir...

 

Wallstein.

Ton coeur ne te dit point quel est ton vrai devoir!

À ce coeur qui se tait, je vais le faire entendre.

Nourrissant pour Gallas l'amitié la plus tendre,

Sur sa fidélité je m'étais confié;

Maître de mes secrets, il m'a sacrifié.

C'est lui, qui du devoir a brisé la barrière,

Lui, qui me poursuivant de sa main meurtrière

De l'erreur sur mes yeux a tissu le bandeau,

Dans un sein qui l'aimait a plongé le couteau,

Sous mes pas avec art a préparé l'abîme

Et, pour mieux l'entraîner, caressé sa victime.

C'est à toi maintenant d'expier ce forfait,

Alfred: viens réparer ce que Gallas a fait.

Reste ici. Loin d'un père et d'un ami parjure,

De mon coeur déchiré viens guérir la blessure.

 

Alfred.

Oui, mon père est coupable, et son fils malheureux

Voudrait l'absoudre en vain de son crime honteux.

Les forfaits dans ces murs s'entassent l'un sur l'autre.

Il prend la main de Thécla avec l'expression de la plus vive douleur.

Mais nous, Thécla, mais nous, quel crime est donc le nôtre?

Quels devoirs, quels sermens avons-nous outragés?

Quels attentats sur nous doivent être vengés?

D'aucun de ces forfaits notre coeur n'est complice.

Impitoyable sort! Quelle est donc ta justice?

Pourquoi ton bras sur nous vient-il s'appesantir?

Qu'avons-nous fait?

 

Wallstein,

avec douceur.

Alfred!

 

Alfred.

Non, je ne puis partir.

Mon ame subjuguée a ressaisi le doute;

Mon oeil de la vertu n'aperçoit plus la route,

Je sens de ma raison s'éteindre le flambeau;

De tous ceux que j'aimais je deviens le bourreau.

Ma main brise un bonheur qu'un mot leur pourrait rendre.

Dans le fond de mon coeur deux voix se font entendre.

Tout est douteux, obscur. Suis-je un être odieux,

En refusant ce mot qui les rendrait heureux?

Oh qu'une voix du ciel descende sur la terre!

Fais briller devant moi cette pure lumière

Qui par la vérité conduit à la vertu,

Dieu puissant! Prens pitié d'un esprit éperdu!

Ou toi...

Il se jette aux pieds de Thécla.

Toi, que ce Dieu fit si pure et si belle,

C'est à ton noble coeur que mon coeur en appelle.

Thécla, de tout mon sort je m'en remets sur toi.

Au nom de notre amour, j'interroge ta foi.

Alfred, à ses sermens devenant infidèle,

Alfred, sur son pays levant sa main cruelle,

Et préparant la honte et peut-être la mort

D'un père criminel que son coeur plaint encor,

D'un monarque abusé trompant la confiance,

Dis! Pourras-tu l'aimer? Tu gardes le silence!

Thécla, songe qu'un mot va fixer mon destin.

Je n'interroge pas la fille de Wallstein,

J'interroge d'Alfred la compagne chérie.

Il s'agit du repos, de l'honneur de ma vie,

De l'honneur des guerriers qui marchant sur mes pas

Se croiront vertueux en ne me quittant pas.

 

Thécla.

Alfred! Hélas!

 

Alfred.

Arrête et suspends ta réponse.

Réfléchis bien, avant que ta bouche prononce.

Entre tous les devoirs ton coeur trop généreux

Verrait-il le plus saint dans le plus douloureux!

Ce n'est pas cet instinct, Thécla, qu'il faut en croire.

Ne cherchons point, séduits par une vaine gloire,

D'un gigantesque effort la barbare fierté,

Mais la simple vertu, mais la simple équité.

Rappelle-toi pour moi les bienfaits de ton père,

Combien à ce héros ma jeunesse fut chère:

L'habitude, l'amour, la longue intimité,

Et la reconnaissance et l'hospitalité,

D'un souvenir sacré les profondes empreintes,

Thécla, pour les mortels sont aussi des lois saintes.

Décide.

 

Thécla.

De ton coeur l'arrêt s'est échappé.

Ton premier mouvement ne peut t'avoir trompé.

Ce qui t'a fait rougir, Alfred, doit être un crime.

Va, quelque fût ton choix, injuste ou légitime,

Thécla te garderait son amour et sa foi.

Tu ne pourrais cesser d'être digne de moi,

Du monde avec Alfred je braverais le blâme,

Mais le remords jamais ne doit flétrir ton ame.

Pars.

 

Alfred.

Il faut te quitter!

 

Thécla.

Nos coeurs restent unis,

Ne me plains pas. Mes maux seront bientôt finis

D'une faute étrangère il faut porter la peine.

Pars, dérobe ta tête au sort qui nous entraîne.

Adieu.

 

Elle s'appuye sur Élise. Tersky entre et reste un moment dans l'enfoncement. Wallstein en l'apercevant, interrompt Thécla.

 

Wallstein,

à Alfred.

C'en est assez, je ne te retiens plus.

Wallstein a trop long-tems écouté tes refus.

Et puisqu'un vain scrupule ou ton ingratitude

De plaire à l'Empereur font ton unique étude,

Jouis d'avoir pour lui quitté ton bienfaiteur,

En montrant Thécla.

Repoussé ma tendresse et déchiré son coeur.

Mais, en partant, apprends encor à me connaître.

Alfred, prends tes guerriers, mène-les vers ton maître:

Désormais dans ces murs où tout doit m'obéir,

Je ne veux point avoir de rebelle à punir.

Je t'ai nommé leur chef. J'étais loin de me dire

Qu'un jour contre Wallstein Alfred les dût conduire.

À Tersky.

Les cuirassiers d'Alfred partiront avec lui,

Et des portes d'Égra sortiront aujourd'hui.

Sous les murs du palais qu'à l'instant ils se rendent.

Depuis assez long-tems mes généraux attendent.

Qu'ils entrent.

 

Tersky sort, et rentre un instant après avec Buttler,

Illo et d'autres généraux.

 

 

 

Scène VII.

 

Les précédens, Tersky, Illo, Buttler.

 

Wallstein

à Alfred.

Laissez-nous. Sortez.

 

Alfred.

Quoi, sans pitié,

Vous brisez les liens de l'antique amitié!

Oh! Daignez m'accorder un regard moins sévère!

Cette affreuse douleur, rendez-la moins amère!

Ne me repoussez pas; tournez vers moi les yeux:

Dites qu'Alfred n'est point un objet odieux.

Je pleure aussi sur vous. En ces lieux je vous laisse

Entouré de guerriers qui, faussant leur promesse...

Puissent-ils vous servir avec fidélité!

L'arrêt, l'arrêt terrible est contre vous porté.

Le salaire est promis. Votre tête sacrée

Au premier meurtrier par les lois est livrée.

C'est en ce jour fatal que vous auriez besoin

Qu'un ami redoublât et de zèle et de soin,

Que veillant sur vos jours, sa tendresse craintive,

Au plus léger péril fût toujours attentive,

Et ceux que j'aperçois...

Il promène ses regards de défiance successivement sur Buttler, Illo et Tersky, et s'adresse enfin à Buttler:

Vous restez près de lui,

Buttler; promettez-moi de lui servir d'appui,

De verser, s'il le faut, votre sang pour sa vie.

Alfred, en le quittant, Alfred vous le confie.

Engagez-moi pour lui votre honneur, votre foi.

Donnez-moi votre main, Buttler, donnez-la-moi.

Il tend la main à Buttler. Buttler retire sa main et fait un mouvement en arrière. On entend dans le lointain des trompettes qui annoncent l'approche des cuirassiers d'Alfred. Des officiers de son régiment paraissent au fond du théâtre.

Qu'entends-je, malheureux! ô douleur inouie!

Dieux! Que n'est-ce déjà la trompette ennemie!

En sortant de ces murs, pourquoi n'allons-nous pas

Au glaive étincelant demander le trépas?

Il se précipite vers Thécla.

Thécla, regarde-moi: Thécla, ne crains personne.

Regarde encor l'amant qui t'aime et t'abandonne.

Apprenne qui voudra notre amour, nos malheurs.

Devant mille témoins laisse couler tes pleurs.

Qu'avons-nous à cacher? à quoi bon le mystère?

Il ne sert qu'aux heureux. Nous, dans notre misère,

Sans espoir, sans ressource, à souffrir condamnés,

Qu'importe l'univers à deux infortunés!

On entend de nouveau plus fortement les trompettes. Alfred regarde avec désespoir les officiers qui sont au fond du théâtre.

Malheureux! Que prétend votre ardeur trop funeste!

Vous enviez encor le moment qui me reste:

Le dernier!... insensés qui d'un zèle égaré

Osez choisir pour guide un coeur désespéré...

On entend pour la troisième fois, et plus fortement encore, les trompettes.

Encor: soit. Le destin pèse sur moi, m'entraîne.

En se retournant avec désespoir vers les officiers qui sont dans l'enfoncement.

Je dévoue à la mort votre vie et la mienne.

Il ne sera plus tems de vous en repentir.

Venez donc: qui me suit doit s'attendre à périr.

 

Il se précipite au milieu des officiers qui l'entourent. Élise soutient Thécla et la conduit hors de la scène. Wallstein la suit. Illo, Tersky, Buttler suivent Wallstein.

 

Fin du quatrième acte.

 

――――――――

 

*) Ferdinand II, assis sur sou trône, coupa avec des ciseaux la Lettre de majesté qui garantissait les privilèges de la Bohême. 

**) On forçait les Bohémiens à s'enrôler dans les armées impériales, et à porter ainsi les armes contre leur propre croyance. 

***) On prétend que les seigneurs catholiques de Bohême lançaient des chiens après les paysans pour les envoyer à la messe. Guerre de 50 ans. I. 103.