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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Tristan Corbière
Les Amours jaunes
 


 






 



R a c c r o c s

________________________

Laisser-courre
À ma jument souris
À la douce amie
À mon chien Pope
À un Juvénal de lait
À une demoiselle
Décourageux
Rapsodie du sourd
Frère et soeur jumeaux
Litanie du sommeil
Idylle coupée
Le convoi du pauvre
Déjeuner de soleil
Veder Napoli poi mori
Vésuves et Cie
Soneto a Napoli
À l'Etna
Le fils de Lamartine et de Graziella
Libertà
Hidalgo!
Paria

________________________

 
LAISSER-COURRE
Musique de
Isaac Laquedem.


J'ai laissé la potence
Après tous les pendus,
Andouilles de naissance,
Maigres fruits défendus;
5
Les plumes aux canards
Et la queue aux renards...

Au Diable aussi sa queue
Et ses cornes aussi,
Au ciel sa chose bleue
10
Et la Planète - ici -
Et puis tout: n'importe où
Dans le désert au clou.

J'ai laissé dans l'Espagne
Le reste et mon château;
15
Ailleurs, à la campagne,
Ma tête et son chapeau;
J'ai laissé mes souliers,
Sirènes, à vos pieds!

J'ai laissé par les mondes,
20
Parmi tous les frisons
Des chauves, brunes, blondes
Et rousses... mes toisons.
Mon épée aux vaincus,
Ma maîtresse aux cocus...

25
Aux portes les portières,
La portière au portier,
Le bouton aux rosières,
Les roses au rosier,
À l'huys les huissiers,
30
Créance aux créanciers...

Dans mes veines ma veine,
Mon rayon au soleil,
Ma dégaine en sa gaine,
Mon lézard au sommeil;
35
J'ai laissé mes amours
Dans les tours, dans les fours...

Et ma cotte de maille
Aux artichauts de fer
Qui sont à la muraille
40
Des jardins de l'Enfer;
Après chaque oripeau
J'ai laissé de ma peau.

J'ai laissé toute chose
Me retirer du nez
45
Des vers, en vers, en prose...
Aux bornes, les bornés;
À tous les jeux partout,
Des rois et de l'atout.

J'ai laissé la police
50
Captive en liberté,
J'ai laissé La Palisse
Dire la vérité...
Laissé courre le sort
Et ce qui court encor.

55
J'ai laissé l'Espérance,
Vieillissant doucement,
Retomber en enfance,
Vierge folle sans dent.
J'ai laissé tous les Dieux,
60
J'ai laissé pire et mieux.

J'ai laissé bien tranquilles
Ceux qui ne l'étaient pas;
Aux pattes imbéciles
J'ai laissé tous les plats;
65
Aux poètes la foi...
Puis me suis laissé moi.

Sous le temps, sans égides
M'a mal mené fort bien
La vie à grandes guides...
70
Au bout des guides - rien -
... Laissé, blasé, passé,
Rien ne m'a rien laissé...

 
À MA JUMENT SOURIS

Pas d'éperon ni de cravache,
N'est-ce pas, Maîtresse à poil gris...
C'est bon à pousser une vache,
Pas une petite Souris.

5
Pas de mors à ta pauvre bouche:
Je t'aime, et ma cuisse te touche.
Pas de selle, pas d'étrier:
J'agace, du bout de ma botte,
Ta patte d'acier fin qui trotte.
10
Va: je ne suis pas cavalier...

- Hurrah! c'est à nous la poussière!
J'ai la tête dans ta crinière,
Mes deux bras te font un collier.
- Hurrah! c'est à nous le hallier!

15
- Hurrah! c'est à nous la barrière!
- Je suis emballé: tu me tiens -
Hurrah!... et le fossé derrière...
Et la culbute! - Femme tiens!!

 
À LA DOUCE AMIE

Çà: badinons - J'ai ma cravache -
Prends ce mors, bijou d'acier gris;
- Tiens: ta dent joueuse le mâche...
En serrant un peu: tu souris...

5
- Han!... C'est pour te faire la bouche...
- V'lan!... C'est pour chasser une mouche...
Veux-tu sentir te chatouiller
L'éperon, honneur de ma botte?...
- Et la Folle-du-logis trotte... -
10
Jouons à l'Amour-cavalier!.

Porte-beau ta tête altière,
Laisse mes doigts dans ta crinière...
J'aime voir ton beau col ployer
Demain: je te donne un collier.

15
- Pourquoi regarder en arrière?...
Ce n'est rien: c'est une étrivière...
Une étrivière... et - je te tiens!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et tu m'as aimé... - rosse, tiens!

 
À MON CHIEN POPE
- Gentleman-dog from New-Land -
mort d'une balle.


Toi: ne pas suivre en domestique,
Ni lécher en fille publique!
- Maître-philosophe cynique:
N'être pas traité comme un chien,
5
Chien! tu le veux - et tu fais bien.

- Toi: rester toi; ne pas connaître
Ton écuelle ni ton maître.
Ne jamais marcher sur les mains,
Chien! - c'est bon pour les humains.

10
... Pour l'amour - qu'à cela ne tienne:
Viole des chiens - Gare la Chienne!

Mords - Chien - et nul ne te mordra.
Emporte le morceau - Hurrah! -

Mais après, ne fais pas la bête;
15
S'il faut payer - paye - Et fais tête
Aux fouets qu'on te montrera.

- Pur ton sang! pur ton chic sauvage!
- Hurler, nager -
Et si l'on te fait enrager...
20
      Enrage!

Île de Batz. - Octobre.

 
À UN JUVÉNAL DE LAIT

Incipe, parve puer, risu cognoscere...

À grands coups d'avirons de douze pieds, tu rames
En vers... et contre tout - Hommes, auvergnats, femmes. -

Tu n'as pas vu l'endroit et tu cherches l'envers.
Jeune renard en chasse... Ils sont trop verts - tes vers.

5
C'est le vers solitaire. - On le purge. - Ces Dames
Sont le remède. Après tu feras de tes nerfs
Des cordes-à-boyau; quand, guitares sans âmes,
Les vers te reviendront déchantés et soufferts.

Hystérique à rebours, ta Muse est trop superbe,
10
Petit cochon de lait, qui n'as goûté qu'en herbe,
L'âcre saveur du fruit encore défendu.

Plus tard, tu colleras sur papier tes pensées,
Fleurs d'herboriste, mais, autrefois ramassées...
Quand il faisait beau temps au paradis perdu.

 
À UNE DEMOISELLE
Pour piano et chant.

La dent de ton Erard, râtelier osanore,
Et scie et broie à cru, sous son tic-tac nerveux,
La gamme de tes dents, autre clavier sonore...
Touches qui ne vont pas aux cordes des cheveux!

5
- Cauchemar de meunier, ta: Rêverie agile!
- Grattage, ton: Premier amour à quatre mains!
Ô femme transposée en Morceau difficile,
Tes croches sans douleur n'ont pas d'accents humains!

Déchiffre au clavecin cet accord de ma lyre;
10
Télégraphe à musique, il pourra le traduire:
Cri d'os, dur, sec, qui plaque et casse - Plangorer...

Jamais! - La clef-de-Sol n'est pas la clef de l'âme,
La clef-de-Fa n'est pas la syllabe de Femme,
Et deux demi-soupirs... ce n'est pas soupirer.

 
DÉCOURAGEUX

Ce fut un vrai poète: Il n'avait pas de chant.
Mort, il aimait le jour et dédaigna de geindre.
Peintre: il aimait son art - Il oublia de peindre...
Il voyait trop - Et voir est un aveuglement.

5
- Songe-creux: bien profond il resta dans son rêve;
Sans lui donner la forme en baudruche qui crève,
Sans ouvrir le bonhomme, et se chercher dedans.

- Pur héros de roman: il adorait la brune,
Sans voir s'elle était blonde... Il adorait la lune;
10
Mais il n'aima jamais - Il n'avait pas le temps. -

- Chercheur infatigable: Ici-bas où l'on rame,
Il regardait ramer, du haut de sa grande âme,
Fatigué de pitié pour ceux qui ramaient bien...

Mineur de la pensée: il touchait son front blême,
15
Pour gratter un bouton ou gratter le problème
      Qui travaillait là - Faire rien. -

- Il parlait: «Oui, la Muse est stérile! elle est fille
D'amour, d'oisiveté, de prostitution;
Ne la déformez pas en ventre de famille
20
Que couvre un étalon pour la production!

«Ô vous tous qui gâchez, maçons de la pensée!
Vous tous que son caprice a touchés en amants,
- Vanité, vanité - La folle nuit passée,
Vous l'affichez en charge aux yeux ronds des manants!

25
«Elle vous effleurait, vous, comme chats qu'on noie,
Vous avez accroché son aile ou son réseau,
Fiers d'avoir dans vos mains un bout de plume d'oie,
Ou des poils à gratter, en façon de pinceau!»

- Il disait: «Ô naïf Océan! Ô fleurettes,
30
Ne sommes-nous pas là, sans peintres, ni poètes!...
Quel vitrier a peint! quel aveugle a chanté!...
Et quel vitrier chante en raclant sa palette,

«Ou quel aveugle a peint avec sa clarinette!
- Est-ce l'art?...»
            - Lui resta dans le Sublime Bête
35
Noyer son orgueil vide et sa virginité.

Méditerranée.

 
RAPSODIE DU SOURD

À Madame D***.

L'homme de l'art lui dit: - Fort bien, restons-en là.
Le traitement est fait: vous êtes sourd. Voilà
Comme quoi vous avez l'organe bien perdu. -
Et lui comprit trop bien, n'ayant pas entendu.

5
- «Eh bien, merci Monsieur, vous qui daignez me rendre
La tête comme un bon cercueil.
Désormais, à crédit, je pourrai tout entendre
Avec un légitime orgueil...

À l'oeil - Mais gare à l'oeil jaloux, gardant la place
10
De l'oreille au clou!... - Non - À quoi sert de braver?
... Si j'ai sifflé trop haut le ridicule en face,
En face, et bassement, il pourra me baver!...

Moi, mannequin muet, à fil banal! - Demain,
Dans la rue, un ami peut me prendre la main,
15
En me disant: vieux pot..., ou rien, en radouci;
Et je lui répondrai - Pas mal et vous, merci! -

Si l'un me corne un mot, j'enrage de l'entendre;
Si quelqu'autre se tait: serait-ce par pitié?...
Toujours, comme un rebus, je travaille à surprendre
20
Un mot de travers... - Non - On m'a donc oublié!

- Ou bien - autre guitare - un officieux être
Dont la lippe me fait le mouvement de paître,
Croit me parler... Et moi je tire, en me rongeant,
Un sourire idiot - d'un air intelligent!

25
- Bonnet de laine grise enfoncé sur mon âme!
Et - coup de pied de l'âne... Hue! - Une bonne-femme
Vieille Limonadière, aussi, de la Passion!
Peut venir saliver sa sainte compassion
Dans ma trompe-d'Eustache, à pleins cris, à plein cor,
30
Sans que je puisse au moins lui marcher sur un cor!

- Bête comme une vierge et fier comme un lépreux,
Je suis là, mais absent... On dit: Est-ce un gâteux,
Poète muselé, hérisson à rebours?...
Un haussement d'épaule, et ça veut dire: un sourd.

35
- Hystérique tourment d'un Tantale acoustique!
Je vois voler des mots que je ne puis happer;
Gobe-mouche impuissant, mangé par un moustique,
Tête-de-turc gratis où chacun peut taper.

Ô musique céleste: entendre, sur du plâtre,
40
Gratter un coquillage! un rasoir, un couteau
Grinçant dans un bouchon!... un couplet de théâtre!
Un os vivant qu'on scie! un monsieur! un rondeau!...

- Rien - Je parle sous moi... Des mots qu'à l'air je jette
De chic, et sans savoir si je parle en indou...
45
Ou peut-être en canard, comme la clarinette
D'un aveugle bouché qui se trompe de trou.

- Va donc, balancier soûl affolé dans ma tête!
Bats en branle ce bon tam-tam, chaudron fêlé
Qui rend la voix de femme ainsi qu'une sonnette,
50
Qu'un coucou!... quelquefois: un moucheron ailé...

- Va te coucher, mon coeur! et ne bats plus de l'aile.
Dans la lanterne sourde étouffons la chandelle,
Et tout ce qui vibrait là - je ne sais plus où -
Oubliette où l'on vient de tirer le verrou.

55
- Soyez muette pour moi, contemplative Idole,
Tous les deux, l'un par l'autre, oubliant la parole,
Vous ne me direz mot: je ne répondrai rien...
Et rien ne pourra dédorer l'entretien.

Le silence est d'or (Saint Jean Chrysostome)

 
FRÈRE ET SOEUR JUMEAUX

Ils étaient tous deux seuls, oubliés là par l'âge...
Ils promenaient toujours tous les deux, à longs pas,
Obliquant de travers, l'air piteux et sauvage...
Et deux pauvres regards qui ne regardaient pas.

5
Ils allaient devant eux, essuyant les risées,
- Leur parapluie aussi, vert, avec un grand bec -
Serrés l'un contre l'autre et roides, sans pensées...
Eh bien, je les aimais - leur parapluie avec! -

Ils avaient tous les deux servi dans les gendarmes:
10
La Soeur à la popote, et l'Autre sous les armes;
Ils gardaient l'uniforme encor - veuf de galon:
Elle avait la barbiche, et lui le pantalon.

Un dimanche de Mai que tout avait une âme,
Depuis le champignon jusqu'au paradis bleu,
15
Je flânais aux bois, seul - à deux aussi: la femme
Que j'aimais comme l'air... m'en doutant assez peu.

- Soudain, au coin d'un champ, sous l'ombre verdoyante
Du parapluie éclos, nichés dans un fossé,
Mes Vieux Jumeaux, tous deux, à l'aube souriante,
20
Souriaient rayonnants.... quand nous avons passé.

Contre un arbre, le vieux jouait de la musette,
Comme un sourd aveugle, et sa soeur dans un sillon,
Grelottant au soleil, écoutait un grillon
Et remerciait Dieu de son beau jour de fête.

25
- Avez-vous remarqué l'humaine créature
Qui végète loin du vulgaire intelligent,
Et dont l'âme d'instinct, au trait de la figure,
Se lit... - N'avez-vous pas aimé de chien couchant?...

Ils avaient de cela - De retour dans l'enfance,
30
Tenant chaud l'un à l'autre, ils attendaient le jour
Ensemble pour la mort comme pour la naissance...
- Et je les regardais en pensant à l'amour...

Mais l'Amour que j'avais près de moi voulut rire;
Et moi, pauvre honteux de mon émotion,
35
J'eus le coeur de crier au vieux duo: Tityre! -

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et j'ai fait ces vieux vers en expiation.

 
LITANIE DU SOMMEIL

J'ai scié le sommeil!
MACBETH.


Vous qui ronflez au coin d'une épouse endormie,
RUMINANT! savez-vous ce soupir: L'INSOMNIE?
- Avez-vous vu la Nuit, et le Sommeil ailé,
Papillon de minuit dans la nuit envolé,
5
Sans un coup d'aile ami, vous laissant sur le seuil,
Seul, dans le pot-au-noir au couvercle sans oeil?
- Avez-vous navigué?... La pensée est la houle
Ressassant le galet: ma tête... votre boule.
- Vous êtes-vous laissé voyager en ballon?
10
- Non? - bien, c'est l'insomnie. - Un grand coup de talon
Là! - Vous voyez cligner des chandelles étranges:
Une femme, une Gloire en soleil, des archanges...
Et, la nuit s'éteignant dans le jour à demi,
Vous vous réveillez coi, sans vous être endormi.

      *

15
SOMMEIL! écoute-moi: je parlerai bien bas:
Sommeil. - Ciel-de-lit de ceux qui n'en ont pas!

Toi qui planes avec l'Albatros des tempêtes,
Et qui t'assieds sur les casques-à-mèche honnêtes!
SOMMEIL! - Oreiller blanc des vierges assez bêtes!
20
Et Soupape à secret des vierges assez faites!
- Moelleux Matelas de l'échine en arête!
Sac noir où les chassés s'en vont cacher leur tête!
Rôdeur de boulevard extérieur! Proxénète!
Pays où le muet se réveille prophète!
25
Césure du vers long, et Rime du poète!

SOMMEIL. - Loup-garou gris! Sommeil Noir de fumée!
SOMMEIL! - Loup de velours, de dentelle embaumée!
Baiser de l'Inconnue, et Baiser de l'Aimée!
- SOMMEIL! Voleur de nuit! Folle-brise pâmée!
30
Parfum qui monte au ciel des tombes parfumées!
Carrosse à Cendrillon ramassant les Traînées!
Obscène Confesseur des dévotes mort-nées!

TOI qui viens, comme un chien, lécher la vieille plaie
Du martyr que la mort tiraille sur sa claie!
35
Ô sourire forcé de la crise tuée!
SOMMEIL! Brise alizée! Aurorale buée!

TROP-PLEIN de l'existence, et Torchon neuf qu'on passe
Au CAFÉ DE LA VIE, à chaque assiette grasse!
Grain d'ennui qui nous pleut de l'ennui des espaces!

40
Chose qui court encor, sans sillage et sans traces!
Pont-levis des fossés! Passage des impasses!

SOMMEIL! - Caméléon tout pailleté d'étoiles!
Vaisseau-fantôme errant tout seul à pleines voiles!
Femme du rendez-vous, s'enveloppant d'un voile!
45
SOMMEIL! - Triste Araignée, étends sur moi ta toile!

SOMMEIL auréolé! féerique Apothéose,
Exaltant le grabat du déclassé qui pose!
Patient Auditeur de l'incompris qui cause!
Refuge du pécheur, de l'innocent qui n'ose!
50
Domino! Diable-bleus! Ange-gardien rose!

VOIX mortelle qui vibre aux immortelles ondes!
Réveil des échos morts et des choses profondes,
- Journal du soir: TEMPS, SIÈCLE et REVUE DES DEUX MONDES!

FONTAINE de Jouvence et Borne de l'envie!
55
- Toi qui viens assouvir la faim inassouvie!
Toi qui viens délier la pauvre âme ravie,
Pour la noyer d'air pur au large de la vie!

TOI qui, le rideau bas, viens lâcher la ficelle
Du Chat, du Commissaire, et de Polichinelle,
60
Du violoncelliste et de son violoncelle,
Et la lyre de ceux dont la Muse est pucelle!

GRAND Dieu, Maître de tout! Maître de ma Maîtresse
Qui me trompe avec toi - l'amoureuse Paresse -
Ô Bain de voluptés! Eventail de caresse!

65
SOMMEIL! Honnêteté des voleurs! Clair de lune
Des yeux crevés! - SOMMEIL! Roulette de fortune
De tout infortuné! Balayeur de rancune!

Ô corde-de-pendu de la Planète lourde!
Accord éolien hantant l'oreille sourde
70
- Beau Conteur à dormir debout: conte ta bourde?...
SOMMEIL! - Foyer de ceux dont morte est la falourde!

SOMMEIL - Foyer de ceux dont la falourde est morte!
Passe-partout de ceux qui sont mis à la porte!
Face-de-bois pour les créanciers et leur sorte!
75
Paravent du mari contre la femme-forte!

SURFACE des profonds! Profondeur des jocrisses!
Nourrice du soldat et Soldat des nourrices!
Paix des juges-de-paix! Police des polices!
SOMMEIL! - Belle-de-nuit entr'ouvrant son calice!
80
Larve, Ver-luisant et nocturne Cilice!
Puits de vérité de monsieur La Palisse!

SOUPIRAIL d'en haut! Rais de poussière impalpable,
Qui viens rayer du jour la lanterne implacable!

      *

SOMMEIL - Écoute-moi, je parlerai bien. bas:
85
Crépuscule flottant de l'Être ou n'Être pas!...

SOMBRE lucidité! Clair-obscur! Souvenir
De l'Inouï! Marée! Horizon! Avenir!
Conte des Mille-et-une-nuits doux à ouïr!
Lampiste d'Aladin qui sais nous éblouir!
90
Eunuque noir! muet blanc! Derviche! Djinn! Fakir!
Conte de Fée où le Roi se laisse assoupir!
Forêt-vierge où Peau d'Âne en pleurs va s'accroupir!
Garde-manger où l'Qgre encor va s'assouvir!
Tourelle où ma soeur Anne allait voir rien venir!
95
Tour où dame Malbrouck voyait page courir...
Femme Barbe-Bleue oyait l'heure mourir!...
Où Belle-au-Bois-Dormant dormait dans un soupir!

CUIRASSE du petit! Camisole du fort!
Lampion des éteints! Éteignoir du remord!
100
Conscience du juste, et du pochard qui dort!
Contre-poids des poids faux de l'épicier de Sort!
Portrait enluminé de la livide Mort!

GRAND fleuve où Cupidon va retremper ses dards
SOMMEIL! - Corne de Diane, et corne du cornard!
105
Couveur de magistrats et Couveur de lézards!
Marmite d'Arlequin! - bout de cuir, lard, homard -
SOMMEIL! - Noce de ceux qui sont dans les beaux-arts.

BOULET des forcenés, Liberté des captifs!
Sabbat du somnambule et Relais des poussifs -
110
SOMME! Actif du passif et Passif de l'actif!
Pavillon de la Folle et Folle du poncif!...
- Ô viens changer de patte au cormoran pensif!

Ô brun Amant de l'Ombre! Amant honteux du jour!
Bal de nuit où Psyché veut démasquer l'Amour!
115
Grosse Nudité du chanoine en jupon court!
Panier-à-salade idéal! Banal four!
Omnibus où, dans l'Orbe, on fait pour rien un tour!

SOMMEIL! Drame hagard! Sommeil, molle Langueur!
Bouche d'or du silence et Bâillon du blagueur!
120
Berceuse des vaincus! Perchoir des coqs vainqueurs!
Alinéa du livre où dorment les longueurs!

Du jeune homme rêveur Singulier Féminin!
De la femme rêvant pluriel masculin!

SOMMEIL! - Râtelier du Pégase fringant!
125
SOMMEIL! - Petite pluie abattant l'ouragan!
SOMMEIL! - Dédale vague où vient le revenant!
SOMMEIL! - Long corridor où plangore le vent!

NÉANT du fainéant! Lazzarone infini!
Aurore boréale au sein du jour terni!

130
SOMMEIL! - Autant de pris sur notre éternité!
Tour du cadran à blanc! Clou du Mont-de-Piété!
Héritage en Espagne à tout déshérité!
Coup de rapière dans l'eau du fleuve Léthé!
Génie au nimbe d'or des grands hallucinés!
135
Nid des petits hiboux! Aile des déplumés!

IMMENSE Vache à lait dont nous sommes les veaux!
Arche où le hère et le boa changent de peaux!
Arc-en-ciel miroitant! Faux du vrai! Vrai du faux!
Ivresse que la brute appelle le repos!
140
Sorcière de Bohème à sayon d'oripeaux!
Tityre sous l'ombrage essayant des pipeaux!
Temps qui porte un chibouck à la place de faux!
Parque qui met un peu d'huile à ses ciseaux!
Parque qui met un peu de chanvre à ses fuseaux!
145
Chat qui joue avec le peloton d'Atropos!.

SOMMEIL! - Manne de grâce au coeur disgracié!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

LE SOMMEIL S'ÉVEILLANT ME DIT: TU M'A SCIÉ.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

TOI qui souffles dessus une épouse enrayée,
RUMINANT! dilatant ta pupille éraillée;
150
Sais-tu? Ne sais-tu pas ce soupir - LE REVEIL! -
Qui bâille au ciel, parmi les crins d'or du soleil
Et les crins fous de ta Déesse ardente et blonde?...
- Non?... - Sais-tu le réveil du philosophe immonde
- Le Porc - rognonnant sa prière du matin;
155
Ou le réveil, extrait-d'âge de la catin?...
As-tu jamais sonné le réveil de la meute;
As-tu jamais senti l'éveil sourd de l'émeute,
Ou le réveil de plomb du malade fini?...
As-tu vu s'étirer l'oeil des Lazzaroni?...
160
Sais-tu?... ne sais-tu pas le chant de l'alouette?
- Non - Gluants sont tes cils, pâteuse est ta luette,
Ruminant! Tu n'as pas L'INSOMNIE, éveillé;
Tu n'as pas LE SOMMEIL, ô Sac ensommeillé!

(Lits divers - Une nuit de jour)

 
IDYLLE COUPÉE

Avril.

C'est très parisien dans les rues
Quand l'Aurore fait le trottoir,
De voir sortir toutes les Grues
Du violon, ou de leur boudoir...

5
Chanson pitoyable et gaillarde:
Chiffons fanés papillotants,
Fausse note rauque et criarde
Et petits traits crus, turlutants:

Velours ratissant la chaussée;
10
Grande-duchesse mal chaussée,
Cocotte qui court becqueter
Et qui dit bonjour pour chanter...

J'aime les voir, tout plein légères,
Et, comme en façon de prières,
15
Entrer dire - Bonjour, gros chien -
Au merlan, puis au pharmacien,

J'aime les voir, chauves, déteintes,
Vierges de seize à soixante ans,
Rossignoler pas mal d'absinthes,
20
Perruches de tout leur printemps;

Et puis payer le mannezingue,
Au Polyte qui sert d'Arthur,
Bon jeune homme né brandezingue,
Dos-bleu sous la blouse d'azur.

25
- C'est au boulevard excentrique
Au -BON RETOUR DU CHAMP DU NORD -
Là: toujours vert le jus de trique,
Rose le nez des Croque-mort...

Moitié panaches, moitié cire,
30
Nez croqués vifs au demeurant,
Et gais comme un enterrement..
- Toujours le petit mort pour rire! -

Le voyou siffle - vilain merle -
Et le poète de charnier
35
Dans ce fumier cherche la perle,
Avec le peintre chiffonnier.

Tous les deux fouillant la pâture
De leur art... à coups de groins;
Sûrs toujours de trouver l'ordure.
40
- C'est le fonds qui manque le moins.

C'est toujours un fond chaud qui fume,
Et, par le soleil, lardé d'or...
Le rapin nomme ça: bitume;
Et le marchand de lyre: accord.

45
- Ajoutez une pipe en terre
Dont la spirale fait les cieux...
Allez: je plains votre misère,
Vous qui trouvez qu'on trouve mieux!

C est le Persil des gueux sans poses,
50
Et des riches sans un radis...
- Mais ce n'est pas pour vous, ces choses,
Ô provinciaux de Paris!...

Ni pour vous, essayeurs de sauces,
Pour qui l'azur est un ragoût!
55
Grands empâteurs d'emplâtres fausses,
Ne fesant rien, fesant partout!

- Rembranesque! Raphaélique!
- Manet et Courbet au milieu -
... Ils donnent des noms de fabrique
60
 la pochade du bon Dieu!

Ces Galimard cherchant la ligne,
Et ces Ducornet-né-sans-bras,
Dont la blague, de chic, vous signe
N'importe quoi... qu'on ne peint pas.

65
Dieu garde encor l'homme qui glane
Sur le soleil du promenoir,
De flairer jamais la soutane
De la vieille dame au bas noir!

... On dégèle, animal nocturne,
70
Et l'on se détache en vigueur;
On veut, aveugle taciturne,
À soi tout seul être blagueur.

Savates et chapeau grotesque
Deviennent de l'antique pur;
75
On se colle comme une fresque
Enrayonnée au pied d'un mur.

Il coule une divine flamme,
Sous la peau; l'on se sent avoir
Je ne sais quoi qui fleure l'âme...
80
Je ne sais - mais ne veux savoir.

La Muse malade s'étire...
Il semble que l'huissier sursoit...
Soi-même on cherche à se sourire,
Soi-même on a pitié de soi.

85
Volez, mouches et demoiselles!...
Le gouapeur aussi vole un peu
D'idéal... Tout n'a pas des ailes...
Et chacun vole comme il peut

- Un grand pendard, cocasse, triste,
90
Jouissait de tout ça, comme moi,
Point ne lui demandais pourquoi...
Du reste - une gueule d'artiste -

Il reluquait surtout la tête
Et moi je reluquais le pié.
95
- Jaloux... pourquoi? c'eut été bête,
Ayant chacun notre moitié. -

Ma béatitude nagée
Jamais, jamais n'avait bravé
Sa silhouette ravagée
100
Plantée au milieu du pavé...

- Mais il fut un Dieu pour ce drille:
Au soleil loupant comme ça,
Dessinant des yeux une fille...
- Un omnibus vert l'écrasa

 
LE CONVOI DU PAUVRE

Paris, le 30 avril 1873,
Rue Notre-Dame-de-Lorette.


Ça monte et c'est lourd - Allons, Hue!
- Frères de renfort, votre main?...
C'est trop!... et je fais le gamin;
C'est mon Calvaire cette rue!

5
Depuis Notre-Dame-Lorette...
- Allons! la Cayenne est au bout,
Frère! du coeur! encor un coup!...
- Mais mon âme est dans la charrette:

Corbillard dur à fendre l'âme.
10
Vers en bas l'attire un aimant;
Et du piteux enterrement
Rit la Lorette notre dame...

C'est bien ça - Splendeur et misère! -
Sous le voile en trous a brillé
15
Un bout du tréteau funéraire;
Cadre d'or riche... et pas payé.

La pente est âpre, tout de même,
Et les stations sont des fours,
Au tableau remontant le cours
20
De l'Élysée à la Bohème...

- Oui, camarade, il faut qu'on sue
Après son harnais et son art!...
Après les ailes: le brancard!
Vivre notre métier - ça tue...

25
Tués l'idéal et le râble!
Hue!... Et le coeur dans le talon!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Salut au convoi misérable
Du peintre écrémé du Salon!

- Parmi les martyrs ça te range;
30
C'est prononcé comme l'arrêt
De Rafaël, peintre au nom d'ange,
Par le Peintre au nom de... courbet!

 
DÉJEUNER DE SOLEIL

Bois de Boulogne, 1er mai.

Au Bois, les lauriers sont coupés,
Mais le Persil verdit encore;
Au Serpolet, petits coupés
Vertueux vont lever l'Aurore...

5
L'Aurore brossant sa palette:
Kh'ol, carmin et poudre de riz;
Pour faire dire - la coquette -
Qu'on fait bien les ciels à Paris.

Par ce petit-lever de Mai,
10
Le Bois se croit à la campagne:
Et, fraîchement trait, le champagne
Semble de la mousse de lait.

Là, j'ai vu les Chère Madame
S'encanailler avec le frais...
15
Malgré tout prendre un vrai bain d'âme!
- Vous vous engommerez: après. -

... La voix à la note expansive:
- Vous comprenez; voici mon truc:
Je vends mes Memphis, et j'arrive...
20
- Cent louis!... - Eh, Eh! Bibi... - Mon duc?...

On presse de petites mains:
- Tiens... assez pour cet attelage. -
Même les cochers, au dressage,
Redeviennent simples humains.

25
- Encor toi! vieille Belle-Impure!
Toujours, les pieds au plat, tu sors,
Dans ce déjeuner de nature,
Fondre un souper à huit ressorts... -

Voici l'école buissonnière
30
Quelques maris jaunes de teint,
Et qui rentrent dans la carrière
D'assez bonne heure... le matin.

Le lapin inquiet s'arrête,
Un sergent-de-ville s'assied,
35
Le sportsman promène sa bête,
Et le rêveur la sienne - à pied. -

Arthur même a presque une tête,
Son faux-col s'ouvre matinal...
Peut-être se sent-il poète,
40
Tout comme Byron - son cheval.

Diane au petit galop de chasse
Fait galoper les papillons
Et caracoler sur sa trace,
Son Tigre et les vieux beaux Lions.

45
Naseaux fumants, grand oeil en flamme,
Crins d'étalon: cheval et femme
Saillent de l'avant!...
                        - Peu poli.
Pardon: maritime... et joli.

 
VEDER NAPOLI POI MORI

Voir Naples et... - Fort bien, merci, j'en viens. - Patrie
D'Anglais en vrai mal peints sur fond bleu-perruquier!
Dans l'indigo l'artiste en tous genres oublie
Ce Ne-m'oubliez-pas d'outremer: le douanier.

5
- Ô Corinne!... ils sont là déclamant sur ma malle...
Lasciate speranza, mes cigares dedans!
- Ô Mignon!... ils ont tout éclos mon linge sale
Pour le passer au bleu de l'éternel printemps.

Ils demandent la main... et moi je la leur serre!
10
Le portrait de ma Belle, avec morbidezza
Passe de mains en mains.: l'inspecteur sanitaire
L'ausculte, et me sourit... trouvant que c'est bien ça!

Je venais pour chanter leur illustre guenille,
Et leur chantage a fait de moi-même un haillon!
15
Effeuillant mes faux-cols, l'un d'eux m'offre sa fille...
Effeuillant le faux-col de mon illusion!

- Naples! panier percé des Seigneurs Lazzarones
            Riches d'un doux ventre au soleil!
Polichinelle-Dieux, Rois pouilleux sur leurs trônes,
20
Clyso-pompant l'azur qui bâille leur sommeil!...

Ô Grands en rang d'oignons! Plantes de pieds en lignes!
Vous dont la parure est un sac, un aviron!
Fils réchauffés du vieux Phoebus! Et toujours dignes
Des chansons de Musset, du mépris de Byron!...

25
- Choeurs de Mazanielli, Torses de mandolines!
Vous dont le métier est d'être toujours dorés
De rayons et d'amour... et d'ouvrir les narines,
Poètes de plein air! Ô frères adorés!

Dolce farniente!... - Non! c'est mon sac!... il nage
30
Parmi ces asticots, comme un chien crevé;
Et ma malle est hantée aussi... comme un fromage!
Inerte, ô Galilée! et... e pur si muove...

- Ne ruolze plus ça, toi, grand Astre stupide!
Tas de pâles voyous grouillant à se nourrir;
35
Ce n'est plus le lézard, c'est la sangsue à vide...
- Dernier lazzarone à moi la [sic!] bon Dormir!

Napoli. - Dogana del porto.

 
VÉSUVES ET CIE

Pompeïa-station - Vésuve, est-ce encor toi?
Toi qui fis mon bonheur, tout petit, en Bretagne,
- Don temps où la foi transportait la montagne -
Sur un bel abat-jour, chez une tante à moi:

5
Tu te détachais noir, sur un fond transparent,
Et la lampe grillait les feux de ton cratère.
C'était le confesseur, dit-on, de ma grand'mère
Qui t'avait rapporté de Rome tout flambant...

Plus grand je te revis à l'Opéra-Comique.
10
- Rôle jadis créé par toi: Le Dernier Jour
De Pompéï. - Ton feu s'en allait en musique,
On te soufflait ton rôle, et... tu ne fis qu'un four.

- Nous nous sommes revus: devant-de-cheminée,
À Marseille, en congé, sans musique, et sans feu:
15
Bleu sur fond rose avec ta Méditerranée
Te renvoyant pendu, rose sur un champ bleu.

- Souvent tu vins à moi la première, ô Montagne!
Je te rends ta visite exprès à la campagne.
Le Vrai vésuve est toi, puisqu'on m'a fait cent francs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

20
Mais les autres petits étaient plus ressemblants.

Pompeï, aprile.

 
SONETO A NAPOLI
All'sole, all'luna
All'sabato, all'canonico
E tutti quanti

Con pulcinella


Il n'est pas de Samedi
Qui n'ait soleil à midi;
Femme ou fille soleillant,
Qui n'ait midi sans amant!...

5
Lune, Bouc, Curé cafard
Qui n'ait tricorne cornard!
- Corne au front et corne au seuil
Préserve du mauvais oeil. -

... L'Ombilic du jour filant
10
Son macaroni brûlant,
Avec la tarentela:

Lucia, Maz'Aniello,
Santa-Pia, Diavolo,
- CON PULCINELLA. -

Mergelina-venerdi, aprile 15.

 
À L'ETNA

Sicelides Musae, paulo majora canamus.
VIRGILE.


Etna - j'ai monté le Vésuve...
Le Vésuve a beaucoup baissé:
J'étais plus chaud que son effluve,
Plus que sa crête hérissés...

5
- Toi que l'on compare à la femme...
- Pourquoi? - Pour ton âge? ou ton âme
De caillou cuit?... - Ça fait rêver...
- Et tu t'en fais rire à crever! -

- Tu ris jaune et tousses: sans doute,
10
Crachant un vieil amour malsain;
La lave coule sous la croûte
De ton vieux cancer au sein.

- Couchons ensemble, Camarade!
Là - mon flanc sur ton flanc malade:
15
Nous sommes frères, par Vénus,
Volcan!...
                  Un peu moins... un peu plus...

Palerme. - Août.

 
LE FILS DE LAMARTINE ET DE GRAZIELLA

C'est ainsi que j'expiai par ces larmes écrites la dureté et l'ingratitude de mon coeur de dix-huit ans. Je ne puis jamais relire ces vers sans adorer cette fraîche image que rouleront éternellement pour moi les vagues transparentes et plaintives du golfe de Naples... et sans me haïr moi-même; mais les âmes pardonnent là-haut. La sienne m'a pardonné. Pardonnez-moi aussi, vous!!! J'ai pleuré.
LAMARTINE, Graziella. (1 fr. 25 c. le vol.)


À l'île de Procide, où la mer de Sorrente
Scande un flot hexamètre à la fleur d'oranger,
Un Naturel se fait une petite rente
En Graziellant l'Étranger...

5
L'Étrangère surtout, confite en Lamartine,
Qui paye pour fluer, vers à vers, sur les lieux...
- Du Cygne-de-Saint-Point l'Homme a si bien la mine,
Qu'on croirait qu'il va rendre un vers... harmonieux.

C'est un peintre inspiré qui lui trouva sa balle,
10
Sa balle de profil: - Oh mais! dit-il, voilà!
Je te baptise, au nom de la couleur locale:
- LE FILS DE LAMARTlNE ET DE GRAZIELLA! -

Vrai portrait du portrait du Rafaël fort triste *),...
Fort triste, pressentant qu'il serait décollé
15
De sa toile, pour vivre en la peau du Harpiste
Ainsi que de son fils, rafaël raffalé.

- Raphaël-Lamartine et fils! - Ô Fornarine-
Graziella! Vos noms font de petits profits;
L'écho dit pour deux sous: Le Fils de Lamartine!
20
Si Lamartine eût pu jamais avoir un fils!

- Et toi, Graziella.. Toi, Lesbienne Vierge!
Nom d'amour, que, sopran' il a tant déchanté!...
Nom de joie!... et qu'il a pleuré - Jaune cierge -
Tu n'étais vierge que de sa virginité!

25
- Dis: moins éoliens étaient, ô Grazielle,
Tes Mâles d'Ischia?... que ce pieux Jocelyn
Qui tenait, à côté, la lyre et la chandelle!...
Et, de loin, l'enterrait en chants de sacristain...

Ces souvenirs sont loin... Dors, va! Dors sous les pierres
30
            Que voit, n'importe où, l'étranger,
Où fait paître ton Fils des familles entières
- Citron prématuré de ta Fleur d'Oranger -

Dors - l'Oranger fleurit encor... encor se fane;
Et la rosée et le soleil ont eu ses fleurs...
35
Le Poète-apothicaire en a fait sa tisane:
            Remède à vers! remède à pleurs!

- Dors - L'Oranger fleurit encor... et la mémoire
Des jeunes d'autrefois dont l'ombre est encor là,
Qui ne t'ont pas pêchée au fond d'une écritoire...
40
Et n'en péchaient que mieux! - dis, ô picciola!

- Mère de l'Antechrist de Lamartine-Père,
Aurore qui mourus sous un coup d'éteignoir,
Ton Orphelin, posthume et de père et de mère,
Allait - quand tu naquis - déjà comme un vieux Soir.

45
Graziella! - Conception trois fois immaculée...
D'un platonique amour, Messie et Souvenir,
Ce Fils avait vingt ans quand, Mère inoculée,
Tu mourus à seize ans!... C'est bien tôt pour nourrir!

- Pour toi: c'est ta seule oeuvre mâle, ô Lamartine,
50
Saint-Joseph de la Muse, avec elle couché,
Et l'aidant à vêler... par la grâce divine:
Ton fils avant la lettre est conçu sans péché!...

- LUI se souvient très peu de ces scènes passées...
Mais il laisse le vent et le flot murmurer,
55
Et l'Étranger, plongeant dans ses tristes pensées...
            En tirer un franc - pour pleurer!

Et, tout bas il vous dit, de murmure en murmures:
Que sa fille ressemble à L'AUTRE... et qu'elle est la,
Qu'on peut pleurer, à l'heure, avec des rimes pures,
60
Et... - pour cent sous, Signor - nommer Graziella!

Isola di Capri. - Gennaio.
 
*)
Lamartine avoue quelque part qu'un seul portrait lui ressemblait alors: celui de Raphaël peint par lui-même.

 
LIBERTÀ **)
À la cellule IV bis
(Prison royale de Gênes)


Lasciate ogni...
DANTE.


Ô belle hospitalière
Qui ne me connais pas,
Vierge publique et fière
Qui m'as ouvert les bras!...
5
Rompant ma longue chaîne,
L'eunuque m'a jeté.
Sur ton sein royal, Reine!..
- Vanité, vanité! -

Comme la Vénus nue,
10
D'un bain de lait de chaux
Tu sors, blanche Inconnue,
Fille des noirs cachots
Où l'on pleure, d'usage,..
- Moi: jamais n'ai chanté
15
Que pour toi, dans ta cage,
Cage de la gaîté!

La misère parée.
Est dans le grand égout;
Dépouillons la livrée
20
Et la chemise et tout!
Que tout mon baiser couvre
Ta franche nudité...
Vraie ou fausse, se rouvre
Une virginité!

25
- Plus ce ciel louche et rose
Ni ce soleil d'enfer!...
- Ta paupière mi-close
Tes cils, barreaux de fer!
Ta ceinture-dorée,
30
De fer! - Fidélité -
Et ta couche encastrée
Tombeau de volupté!

À nos coeurs plus d'alarmes:
Libres et bien à nous!...
35
Sens planer les gendarmes,
Pigeons du rendez-vous;
Et Cupidon-Cerbère
À qui la sûreté
De nos amours est chère...
40
Quatre murs! - Liberté!

Ho! l'Espérance folle
- Ce crampon - est au clou.
L'existence qui colle
Est collée à l'écrou.
45
Le souvenir qui hante
À l'huys est resté;
L'huys n'a pas de fente...
- Oh le carcan ôté! -

Laissons venir la Muse,
50
Elle osera chanter;
Et, si le jeu t'amuse,
Je veux te la prêter...
Ton petit lit de sangle,
Pour nous a rajouté
55
Les trois bouts du triangle:
Triple amour! - Trinité!

Plus d'huissiers aux mains sales!
Ni mains de chers amis!
Ni menottes banales!...
60
- Mon nom est Quatre-Bis. -
Hors la terrestre croûte,
Désert mal habité,
Loin des mortels je goûte
Un peu d'éternité.

65
- Prison, sûre conquête
Où le poète est roi!
Et boudoir plus qu'honnête
Où le sage est chez soi,
Cruche, au moins ingénue,
70
Puits de la vérité!
Vide, quand on l'a bue...
- Vase de pureté! -

- Seule est ta solitude,
Et béats tes ennuis
75
Sans pose et sans étude...
Plus de jours, plus de nuits!
C'est tout le temps dimanche,
Et le far-niente
Dort pour moi sur la planche
80
De l'idéalité...

... Jusqu'au jour de misère
Où, condamné, je sors
Seul, ramer ma galère...
Là, n'importe où,... dehors,
85
Laissant emprisonnée
À perpétuité
Cette fleur cloisonnée,
Qui fut ma liberté...

- Va: reprends, froide et dure,
90
Pour le captif oison,
Ton masque, ta figure
De porte de prison...
Que d'autres, basse race
Dont le dos est voûté,
95
Pour eux te trouvent basse,
Altière déité!

Cellule 4 bis. - Genova-la-superba.
 
**)
Libertà. Cet mot se lit au fronton de la prison de Gênes (?)

 
HIDALGO!

Ils sont fiers ceux-là!... comme poux sur la gale!
C'est à la don-juan qu'ils vous font votre malle.
Ils ne sentent pas bon, mais ils fleurent le preux:
Valeureux vauriens, crétins chevalereux!
5
Prenant sans demander - toujours suant la race, -
Et demandant un sol, - mais toujours pleins de grâce...

Là, j'ai fait le croquis d'un mendiant à cheval:
- Le Cid... un cid par un été de carnaval:

- Je cheminais - à pied - traînant une compagne;
10
Le soleil craquelait la route en blanc-d'Espagne;
Et le cid fut sur nous en un temps de galop...
Là, me pressant entre le mur et le garrot:

- Ah! seigneur Cavalier, d'honneur! sur ma parole!
Je mendie à genoux: un oignon... une obole?... -
15
(Et son cheval paissait mon col.) - Pauvre animal,
Il vous aime déjà! Ne prenez pas à mal...
-Au large! - Oh! mais: au moins votre bout de cigare?...
La Vierge vous le rende. - Allons: au large! ou: gare!...
(Son pied nu prenait ma poche en étrier.)
20
- Pitié pour un infirme, ô seigneur-cavalier...
- Tiens donc un sou... - Señor, que jamais je n'oublie
Votre Grâce! Pardon, je vous ai retardé...
Señora: Merci, toi! pour être si jolie...
Ma Jolie, et: Merci pour m'avoir regardé!

(Cosas de Espana.)

 
PARIA

Qu'ils se payent des républiques,
Hommes libres! - carcan au cou -
Qu'ils peuplent leurs nids domestiques!...
- Moi je suis le maigre coucou.

5
- Moi, - coeur eunuque, dératé
De ce qui mouille et ce qui vibre...
Que me chante leur Liberté,
À moi? toujours seul. Toujours libre.

- Ma Patrie... elle est par le monde;
10
Et, puisque la planète est ronde,
Je ne crains pas d'en voir le bout...
Ma patrie est où je la plante:
Terre ou mer, elle est sous la plante
De mes pieds - quand je suis debout.

15
- Quand je suis couché: ma patrie
C'est la couche seule et meurtrie
Où je vais forcer dans mes bras
Ma moitié, comme moi sans âme;
Et ma moitié: c'est une femme...
20
Une femme que je n'ai pas.

- L'idéal à moi: c'est un songe
Creux; mon horizon - l'imprévu -
Et le mal du pays me ronge...
Du pays que je n'ai pas vu.

25
Que les moutons suivent leur route,
De Carcassonne à Tombouctou...
- Moi, ma route me suit. Sans doute
Elle me suivra n'importe où.

Mon pavillon sur moi frissonne,
30
Il a le ciel pour couronne:
C'est la brise dans mes cheveux...
Et, dans n'importe quelle langue;
Je puis subir une harangue;
Je puis me taire si je veux.

35
Ma pensée est un souffle aride:
C'est l'air. L'air est à moi partout.
Et ma parole est l'écho vide
Qui ne dit rien - et c'est tout.

Mon passé: c'est ce que j'oublie.
40
La seule chose qui me lie
C'est ma main dans mon autre main.
Mon souvenir - Rien - C'est ma trace.
Mon présent, c'est tout ce qui passe
Mon avenir - Demain... demain

45
Je ne connais pas mon semblable;
Moi, je suis ce que je me fais.
- Le Moi humain est haïssable...
- Je ne m'aime ni ne me hais.

- Allons! la vie est une fille
50
Qui m'a pris à son bon plaisir...
Le mien, c'est: la mettre en guenille,
La prostituer sans désir.

- Des dieux?... - Par hasard j'ai pu naître;
Peut-être en est-il - par hasard...
55
Ceux-là, s'ils veulent me connaître,
Me trouveront bien quelque part.

- Où que je meure: ma patrie
S'ouvrira bien, sans qu'on l'en prie,
Assez grande pour mon linceul...
60
Un linceul encor: pour que faire?...
Puisque ma patrie est en terre
Mon os ira bien là tout seul...
 
 
 
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