BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Charles Cros

1842 -1888

 

Le Coffret de santal

 

1873

 

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DÉBRIS

 

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Trois quatrains

 

À Madame M.

 

Au milieu du sang, au milieu du feu,

Votre âme limpide, ainsi qu'un ciel bleu,

Répand sa rosée en fraîches paroles

Sur nos coeurs troublés, mourantes corolles.

 

Et nous oublions, à vos clairs regards,

L'incendie et ses rouges étendards

Flottant dans la nuit. Votre voix perlée

Couvre le canon sombre et la mêlée.

 

Vous nous faites voir, fier ange de paix,

Que l'horreur n'est pas sur terre à jamais,

Et qu'il nous faut croire au bon vent qu'apporte

L'avenir, que la grâce n'est pas morte.

 

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Paroles perdues

 

À Stéphane Mallarmé

 

Après le bain, la chambrière

Vous coiffe. Le peignoir ruché

Tombe un peu. Vous écoutez, fière,

Les madrigaux de la psyché.

 

Mais la psyché pourtant, Madame,

Vous dit: «Ce corps vainement beau,

Caduc abri d'un semblant d'âme

Ne peut éviter le tombeau.

 

Alors cette masse charnelle

Quittera les os, et les vers

Fourmillant en chaque prunelle

Y mettront de vagues éclairs.

 

Plus de blanc, mais la terre brune

Sur la face osseuse. Le soir,

Plus de lustres flambants: La lune.»

C'est ce que dit votre miroir.

 

Vous écoutez sa prophétie

D'un air bestialement fier.

Car la femme ne se soucie

Pas plus de demain que d'hier.

 

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Bonne fortune

 

À Théodore de Banville

 

Tête penchée,

Œil battu,

Ainsi couchée

Qu'attends-tu?

 

Sein qui tressaille,

Pleurs nerveux,

Fauve broussaille

De cheveux,

 

Frissons de cygnes

Sur tes flancs,

Voilà des signes

Trop parlants.

 

Tu n'es que folle

De ton corps.

Ton âme vole

Au dehors.

 

Qu'un autre vienne,

Tu feras

La même chaîne

De tes bras.

 

Je hais le doute,

Et, plus fier,

Je te veux toute,

Âme et chair.

 

C'est moi (pas l'autre!)

Qui t'étreins

Et qui me vautre

Sur tes seins.

 

Connais, panthère,

Ton vainqueur

Ou je fais taire

Ta langueur.

 

Attache et sangle

Ton esprit,

Ou je t'étrangle

Dans ton lit.

 

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Vocation

 

À Étienne Carjat

 

Jeune fille du caboulot,

De quel pays es-tu venue

Pour étaler ta gorge nue

Aux yeux du public idiot?

 

Jeune fille du caboulot,

Il te déplaisait au village

De voir meurtrir, dans le bel âge

Ton pied mignon par un sabot.

 

Jeune fille du caboulot,

Tu ne pouvais souffrir Nicaise

Ni les canards qu'encor niaise

Tu menais barboter dans l'eau.

 

Jeune fille du caboulot,

Ne penses-tu plus à ta mère,

À la charrue, à ta chaumière?...

Tu ne ris pas à ce tableau.

 

Jeune fille du caboulot,

Tu préfères à la charrue

Écouter les bruits de la rue

Et nous verser l'absinthe à flot.

 

Jeune fille du caboulot,

Ta mine rougeaude était sotte,

Je t'aime mieux ainsi, pâlotte,

Les yeux cernés d'un bleu halo.

 

Jeune fille du caboulot,

Dit un sermonneur qui t'en blâme,

Tu t'ornes le corps plus que l'âme,

Vers l'enfer tu cours au galop.

 

Jeune fille du caboulot,

Que dire à cet homme qui plaide

Qu'il faut, pour bien vivre, être laide,

Lessiver et se coucher tôt?

 

Jeune fille du caboulot,

Laisse crier et continue

À charmer de ta gorge nue

Les yeux du public idiot.

 

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Promenade

 

À Emmanuel des Essarts

 

Ce n'est pas d'hier que d'exquises poses

Me l'ont révélée, un jour qu'en rêvant

J'allais écouter les chansons du vent.

 

Ce n'est pas d'hier que les teintes roses

Qui passent parfois sur sa joue en fleur

M'ont parlé matin, aurore, fraîcheur,

 

Que ses clairs yeux bleus et sa chevelure

Noire, sur la nuque et sur le front blancs,

Ont fait naître en moi les désirs troublants,

 

Que, dans ses repos et dans son allure,

Un charme absolu, chaste, impérieux,

Pour toute autre qu'Elle a voilé mes yeux.

 

Ce n'est pas d'hier. Puis le cours des choses

S'assombrit. Je crus à jamais les roses

Mortes au brutal labour du canon.

 

Alors j'aurais pu tomber sous les balles

Sans que son nom vînt sur mes lèvres pâles

– Car je ne sais pas encore son nom.

 

Puis l'étude austère aux heures inertes,

L'ennui de l'été dans les ombres vertes,

M'ont fait oublier d'y penser souvent.

 

Voici refleurir, comme avant ces drames,

Les bleuets, les lys, les roses, les femmes,

Et puis Elle avec sa beauté d'avant.

 

 

Dans le grand jardin, quand je vous retrouve,

Si je ralentis, pour vous voir, mes pas,

Peureuse ou moqueuse, oh! ne fuyez pas!

 

Me craindre?... Depuis que cet amour couve

En mon coeur, je n'ai même pas osé

Rêver votre bras sur le mien posé.

 

Qu'est-ce que je viens faire en votre vie,

Intrus désoeuvré? Voilà votre enfant

Qui joue à vos pieds et qui vous défend.

 

Aussi, j'ai compris, vous ayant suivie,

Ce qu'ont demandé vos yeux bleus et doux:

«Mon destin est fait, que me voulez-vous?»

 

Mais, c'est bien assez, pour qu'en moi frissonne

L'ancien idéal et sa floraison

De vous voir passer sur mon horizon!

 

Car l'âme, à l'étroit dans votre personne,

Dépasse la chair et rayonne autour,

– Aurore où s'abreuve et croît mon amour.

 

Diamants tremblant aux bords des corolles,

Fleur des pêches, nacre, or des papillons

S'effacent pour peu que nous les froissions.

 

Ne craignez donc pas d'entreprises folles,

Car je resterai, si cela vous plaît,

Esclave lointain, inconnu, muet.