BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Charles Cros

1842 -1888

 

Le Coffret de santal

 

1879

 

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GRAINS DE SEL

 

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Le Hareng saur

 

À Guy

 

Il était un grand mur blanc – nu, nu, nu,

Contre le mur une échelle – haute, haute, haute,

Et, par terre, un hareng saur – sec, sec, sec.

 

Il vient, tenant dans ses mains – sales, sales, sales,

Un marteau lourd, un grand clou – pointu, pointu, pointu,

Un peloton de ficelle – gros, gros, gros.

 

Alors il monte à l'échelle – haute, haute, haute,

Et plante le clou pointu – toc, toc, toc,

Tout en haut du grand mur nu – nu, nu, nu.

 

Il laisse aller le marteau – qui tombe, qui tombe, qui tombe,

Attache au clou la ficelle – longue, longue, longue,

Et, au bout, le hareng saur – sec, sec, sec.

 

Il redescend de l'échelle – haute, haute, haute,

L'emporte avec le marteau – lourd, lourd, lourd,

Et puis, il s'en va ailleurs – loin, loin, loin.

 

Et, depuis, le hareng saur – sec, sec, sec,

Au bout de cette ficelle – longue, longue, longue,

Très lentement se balance – toujours, toujours, toujours.

 

J'ai composé cette histoire – simple, simple, simple,

Pour mettre en fureur les gens – graves, graves, graves,

Et amuser les enfants – petits, petits, petits.

 

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Intérieur

 

«Joujou, pipi, caca, dodo.»

«Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do.»

Le moutard gueule, et sa soeur tape

Sur un vieux clavecin de Pape,

Le père se rase au carreau

Avant de se rendre au bureau.

La mère émiette une panade

Qui mijote, gluante et fade,

Dans les cendres. Le fils aîné

Cire, avec un air étonné,

Les souliers de toute la troupe,

Car, ce soir même, après la soupe,

Ils iront autour de Musard

Et ne rentrerons pas trop tard;

Afin que demain l'on s'éveille

Pour une existence pareille.

«Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do.»

«Joujou, pipi, caca, dodo.»

 

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Chanson de la côte

 

Voici rentrer l'officier de marine,

Il a de noirs favoris.

Le vent de mer a gonflé sa narine,

Il dit combien de vaisseaux il a pris.

 

Voici rentrer l'officier de marine,

Il a deux beaux galons d'or.

Il veut surprendre, au logis, Mathurine

Sa femme, son plus précieux trésor.

 

Voici rentrer l'officier de marine,

Il veut revoir sa maison,

Son lard qui sèche et ses sacs de farine,

Ses pommiers lourds de pommes à foison.

 

Repars bien vite, officier de marine,

Tes pommiers on a coupé,

Tes sacs vidés, ton lard frit. Mathurine

Avec des gens de terre t'a trompé.

 

Repars bien vite, officier de marine,

Pour un voyage bien long.

Tes favoris seront blancs, ta narine

Sera ridée au troisième galon.

 

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Chanson des sculpteurs

 

Proclamons les princip's de l'art!

Que tout l'mond' s'épanche!

Le marbre est un' matière à part,

Y en n'a pas d'plus blanche.

 

Proclamons les princip's de l'art!

Que personn' ne bouge!

La terr' glais', c'est comm' le homard;

Quand c'est cuit, c'est rouge.

 

Proclamons les princip's de l'art!

Que tout l'mond' s'amuse!

Le bronz' dure, à moins qu' par hasard,

Pour des cloch's on n' l'use.

 

Proclamons les princip's de l'art!

Que tout l'mond' se soûle!

Quoique l'plâtr' soit un peu blafard,

Il coul' bien dans l'moule.

 

Proclamons les princip's de l'art!

Que tout l'mond' s'entende!

Les contours des femm's, c'est du lard,

La chair, c'est d' la viande.

 

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Vocation

 

À Étienne Carjat

 

Jeune fille du caboulot,

De quel pays es-tu venue

Pour étaler ta gorge nue

Aux yeux du public idiot?

 

Jeune fille du caboulot,

Il te déplaisait au village

De voir meurtrir, dans le bel âge

Ton pied mignon par un sabot.

 

Jeune fille du caboulot,

Tu ne pouvais souffrir Nicaise

Ni les canards qu'encor niaise

Tu menais barboter dans l'eau.

 

Jeune fille du caboulot,

Ne penses-tu plus à ta mère,

À la charrue, à ta chaumière?...

Tu ne ris pas à ce tableau.

 

Jeune fille du caboulot,

Tu préfères à la charrue

Écouter les bruits de la rue

Et nous verser l'absinthe à flot.

 

Jeune fille du caboulot,

Ta mine rougeaude était sotte,

Je t'aime mieux ainsi, pâlotte,

Les yeux cernés d'un bleu halo.

 

Jeune fille du caboulot,

Dit un sermonneur qui t'en blâme,

Tu t'ornes le corps plus que l'âme,

Vers l'enfer tu cours au galop.

 

Jeune fille du caboulot,

Que dire à cet homme qui plaide

Qu'il faut, pour bien vivre, être laide,

Lessiver et se coucher tôt?

 

Jeune fille du caboulot,

Laisse crier et continue

À charmer de ta gorge nue

Les yeux du public idiot.

 

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Brave homme

 

En attendant qu'on m'enterre,

Aujourd'hui, j'veux êtr' très gai.

Flon, flon flon, lariradondaire,

Gai, gai, gai, lariradondé.

 

Je n'fais pas beaucoup d'affaires;

L'verr' cassé n'est pas d'mandé.

Flon, flon, etc.

 

Ma pauvr' femm' non plus n'gagn' guère;

Lui faut trop d'litr's dans l'gésier.

Flon, flon, etc.

 

Sa hott', son croc d'chiffonnière,

Ell' vend tout pour un d'mi-s'tier.

Flon, flon, etc.

 

Ell' n'est pas belle, au contraire.

Il m' sembl' bien qu' j'en ai assez.

Flon, flon, etc.

 

J'vas y emplir la gueule d'terre

Et lui mettre un' corde aux pieds.

Flon, flon, etc.

 

J'vas la foutr' dans la rivière

Et puis boire à sa santé.

Flon, flon, etc.

 

Il pleure.

 

Mais contr' qui cogner mon verre?

Quoiqu' laid' c'est un' société!...

Flon, flon, etc.

 

J'la gard'! J'ai du temps à faire.

Ell' soign'ra ma vétusté.

Flon, flon flon, lariradondaire,

Gai, gai, gai, lariradondé.

 

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Gagne-Petit

 

Il a tout fait, tous les métiers. Sa simple vie

Se passe loin du bruit, loin des cris de l'envie

Et des ambitions vaines du boulevard.

Pour ce jour attendu, qui s'annonce blafard,

Les savants ont prédit, avant l'heure où se couche

Le soleil, une éclipse. Et sa maîtresse accouche,

Apportant un enfant parmi tant de soucis!

Il compte, pour dîner, sur ses verres noircis.

Carrières de Montmartre, en vos antres de gypse,

Abritez le marchand de verres pour éclipse!

 

 

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Noceur

 

Après avoir vidé toutes les coupes, toutes!

Il faut enfin rentrer; car mes fibres dissoutes,

Dans les cafés criards, hantés par les catins,

Ont froid dans la nuit lourde et les douteux matins.

Marchons. Voici grouiller déjà les gens des halles.

Je rougis, maraîchers, à voir vos blouses sales,

Que rafraîchit l'odeur lointaine des labours.

Travailleurs, ignorants des malsaines amours,

Vous entassez des choux sur le trottoir, sans même

Vous douter de l'horreur qui suit le passant blême.

 

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Croquis de dos

 

Il travaille, le jour, dans un bazar tout neuf,

Criant: «Tout est à treize, et là, tout à vingt-neuf!»

Sa casquette est la plus superbe des casquettes,

En soie, et fait valoir ses courbes rouflaquettes.

Un foulard jaune tourne autour de son cou gras

Et rouge, que font voir ses cheveux tondus ras.

Comme sa connaissance a, ce soir, de l'ouvrage,

Il est libre et content. Car jamais il ne rage,

À moins qu'elle ne flâne. Aussi c'est d'un air grand

Qu'il s'écrie au café: «Garçon! un mazagran!»

 

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Songe d'été

 

À d'autres les ciels bleus ou les ciels tourmentés,

La neige des hivers, le parfum des étés,

Les monts où vous grimpez, fiertés aventurières

Des Anglaises. Mes yeux aiment mieux les clairières

Où la charcuterie a laissé ses papiers,

Les sentiers où l'on sent encor l'odeur des pieds

Des soldats avec leurs payses, la presqu'île

De Gennevilliers, où croît l'asperge tranquille

Sous l'irrigation puante des égouts...

On ne dispute pas des couleurs ni des goûts.

 

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Pituite

 

Ayant tout essayé, blême, je ne crois plus

Aux amoureux musclés, soupeurs et chevelus;

Car moi, qui suis mourant à toutes les minutes,

Tué par la recherche inquiète et les luttes

Littéraires, je crains l'épuisante douceur

Des chauds oaristys. Je voudrais une soeur,

Une femme rêvant avec moi, côte à côte,

Frissonnante, croyant qu'elle fait une faute,

Et nous nous aimerions d'un amour immortel,

Sans stores de voiture et sans chambre d'hôtel.

 

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Résipiscence

 

Celle qui m'apparaît, quand j'ai clos mes yeux las,

Tricote un bas de laine. Elle a des bandeaux plats,

Elle a passé la fleur de ses jeunes années

Dans des salons proprets, aux couleurs surannées,

Et rêve d'épouser un substitut grivois.

Elle chante, avec un petit filet de voix:

«Le départ d'Alcindor, les pleurs de son amante.»

Son corsage montant et sa petite mante,

Cachent probablement un corps grêle et fiévreux:

Il n'est pas étonnant que j'en sois amoureux.

 

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Vue sur la cour

 

La cuisine est très propre et le pot-au-feu bout

Sur le fourneau. La bonne, attendant son troubade,

Épluche en bougonnant légumes et salade,

Ses doigts rouges et gras, avec du noir au bout,

Trouvent les vers de terre entre les feuilles vertes.

On bat des traversins aux fenêtres ouvertes.

Mais voici le pays. Après un gros bonjour,

On lui donne la fleur du bouillon, leur amour

S'abrite à la vapeur du pot, chaud crépuscule...

Et je ne trouve pas cela si ridicule.

 

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Bénédiction

 

Des femmes en peignoir, portant la boîte au lait,

Craignaient de se crotter et montraient leur mollet.

Ils étaient trois, vêtus d'ulsters garnis de martre.

Ils rentraient, ce matin, d'une orgie à Montmartre,

Et ces trois débauchés riaient du doux café

Que l'épouse, à l'époux au lit, sert bien chauffé.

Un prêtre, qui passait, rougit de ce blasphème.

Ils narguèrent le prêtre. Et l'un sifflota même

Quelque chanson obscène, apprise aux Délass-Com.

Le prêtre simplement, leur dit: Pax vobiscum!

 

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Coeur simple

 

Dans les douces tiédeurs des chambres d'accouchées

Quand à peine, à travers les fenêtres bouchées,

Entre un filet de jour, j'aime, humble visiteur,

Le bruit de l'eau qu'on verse en un irrigateur,

Et les cuvettes à l'odeur de cataplasme.

Puis la garde-malade avec son accès d'asthme,

Les couches, où s'étend l'or des déjections,

Qui sèchent en fumant devant les clairs tisons,

Me rappellent ma mère aux jours de mon enfance;

Et je bénis ma mère, et le ciel, et la France!

 

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Tableau

 

Enclavé dans les rails, engraissé de scories,

Leur petit potager plaît à mes rêveries.

Le père est aiguilleur à la gare de Lyon.

Il fait honnêtement et sans rébellion

Son dur métier. Sa femme, hélas! qui serait blonde,

Sans le sombre glacis du charbon, le seconde.

Leur enfant, ange rose éclos dans cet enfer

Fait des petits châteaux avec du mâchefer.

À quinze ans il vendra des journaux, des cigares:

Peut-être le bonheur n'est-il que dans les gares!

 

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Jours d'épreuve

 

Jadis je logeais haut, tout contre la gouttière:

Tapi souvent à ma fenêtre en tabatière,

Rêvant à ma misère, à tant d'affronts subis,

J'écoutais les marchands de légumes, d'habits:

Et les tuyaux des toits, chefs-d'oeuvre des fumistes,

Rayaient de noir le fond de mes grands yeux si tristes,

J'entendais quelquefois un doux bruit de grelots,

Et me penchant, j'aimais ce gros homme en sabots

Qui se hâtait pour vendre aux phthysiques jeunesses

La consolation du tiède lait d'ânesses.

 

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Toute la semaine

 

Voici: la fin de la demi-journée approche;

Et l'on travaille bien en attendant la cloche.

Onze heures. On déserte en foule l'atelier.

L'ouvrier va manger, et peut-être lier

Connaissance avec cette enfant, frêle ouvrière,

Chez le traiteur fumeux où l'on sert l'ordinaire.

Mais l'apprenti n'a pas de ces luxes. Avec

Une saucisse plate et deux sous de pain sec

Il déjeune; pourvu qu'il trouve sur la place

Votre eau limpide à boire, ô fontaines Wallace!

 

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Fiat Lux

 

Il marche à l'heure vague où le jour tombe. Il marche,

Portant ses hauts bâtons. Et, double ogive, l'arche

Du pont encadre l'eau, couleur plume de coq.

Il a chaud et n'a pas le sou pour prendre un bock.

Mais partout où ses pas résonnent, la lumière

Brille. C'est l'allumeur humble de réverbère

Qui, rentrant pour la soupe, avec sa femme assis,

L'embrasse, éclairé par la chandelle des six,

Sans se douter – aucune ignorance n'est vile

Qu'il a diamanté, simple, la grande ville.

 

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Paysage

 

Versailles où l'éclat des roses s'échelonne,

Les jardins suspendus jadis à Babylone,

Et les fruits de rubis des Mille et une Nuits,

Ont charmé longuement mes innocents ennuis,

Mais, à présent, mûri par notre époque triste,

Je fuis ces visions qui poursuivent l'artiste,

Et mon regard rêveur s'abaisse volontiers

Vers la loge, où, contents végètent mes portiers:

Près du carreau poudreux où l'homme fait sa barbe

J'aime le petit pot où croupit la joubarbe.

 

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Morale

 

Sur des chevaux de bois enfiler des anneaux,

Regarder un caniche expert aux dominos,

Essayer de gagner une oie avec des boules,

Respirer la poussière et la sueur des foules,

Boire du coco tiède au gobelet d'étain

De ce marchand miteux qui fait ter lin tin tin,

Rentrer se coucher seul, à la fin de la foire,

Dormir tranquillement en attendant la gloire

Dans un lit frais l'été, mais, l'hiver, bien chauffé,

Tout cela vaut bien mieux que d'aller au café.