BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Charles Cros

1842 -1888

 

Le Collier de griffes

 

posthume 1908

 

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VISIONS

 

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Inscription

 

Mon âme est comme un ciel sans bornes;

Elle a des immensités mornes

Et d'innombrables soleils clairs;

Aussi, malgré le mal, ma vie

De tant de diamants ravie

Se mire au ruisseau de mes vers.

 

Je dirai donc en ces paroles

Mes visions qu'on croyait folles,

Ma réponse aux mondes lointains

Qui nous adressaient leurs messages,

Éclairs incompris de nos sages

Et qui, lassés, se sont éteints.

 

Dans ma recherche coutumière

Tous les secrets de la lumière,

Tous les mystères du cerveau,

J'ai tout fouillé, j'ai su tout dire,

Faire pleurer et faire rire

Et montrer le monde nouveau.

 

J'ai voulu que les tons, la grâce,

Tout ce que reflète une glace,

L'ivresse d'un bal d'opéra,

Les soirs de rubis, l'ombre verte

Se fixent sur la plaque inerte.

Je l'ai voulu, cela sera.

 

Comme les traits dans les camées

J'ai voulu que les voix aimées

Soient un bien, qu'on garde à jamais,

Et puissent répéter le rêve

Musical de l'heure trop brève;

Le temps veut fuir, je le soumets.

 

Et les hommes, sans ironie,

Diront que j'avais du génie

Et, dans les siècles apaisés,

Les femmes diront que mes lèvres,

Malgré les luttes et les fièvres,

Savaient les suprêmes baisers.

 

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Déserteuses

 

Un temple ambré, le ciel bleu, des cariatides.

Des bois mystérieux; un peu plus loin, la mer…

Une cariatide eut un regard amer

Et dit: C'est ennuyeux de vivre en ces temps vides.

 

La seconde tourna ses grands yeux froids, avides,

Vers Lui, le bien-aimé, l'homme vivant et fier

Qui, venu de Paris, peignait d'un pinceau clair

Ces pierres, et ce ciel, et ces lointains limpides.

 

Puis la troisième et la quatrième: «Comment

Retirer nos cheveux de cet entablement?

Allons! nous avons trop longtemps gardé nos poses!»

 

Et toutes, par les prés et les sentiers fleuris,

Elles coururent vers des amants, vers Paris;

Et le temple croula parmi les lauriers roses.

 

―――――

 

Conquérant

 

J'ai balayé tout le pays

En une fière cavalcade;

Partout les gens se sont soumis,

Ils viennent me chanter l'aubade.

 

Ce cérémonial est fade;

Aux murs mes ordres sont écrits.

Amenez-moi (mais pas de cris)

Des filles pour la rigolade.

 

L'une sanglote, l'autre a peur,

La troisième a le sein trompeur

Et l'autre s'habille en insecte.

 

Mais la plus belle ne dit rien;

Elle a le rire aérien

Et ne craint pas qu'on la respecte.

 

―――――

 

Phantasma

 

J'ai rêvé l'archipel parfumé, montagneux,

Perdu dans une mer inconnue et profonde

Où le naufrage nous a jetés tous les deux

Oubliés loin des lois qui régissent le monde.

 

Sur le sable étendue en l'or de tes cheveux,

Des cheveux qui te font comme une tombe blonde,

Je te ranime au son nouveau de mes aveux

Que ne répéteront ni la plage ni l'onde.

 

C'est un rêve. Ton âme est un oiseau qui fuit

Vers les horizons clairs de rubis, d'émeraudes,

Et mon âme abattue est un oiseau de nuit.

 

Pour te soumettre, proie exquise, à mon ennui

Et pour te dompter, blanche, en mes étreintes chaudes,

Tous les pays sont trop habités aujourd'hui.

 

―――――

 

Chanson des peintres

 

Laques aux teintes de groseilles

Avec vous on fait des merveilles,

On fait des lèvres sans pareilles.

 

Ocres jaunes, rouges et bruns

Vous avez comme les parfums

Et les tons des pays défunts.

 

Toi, blanc de céruse moderne

Sur la toile tu luis, lanterne

Chassant la nuit et l'ennui terne.

 

Outremers, Cobalts, Vermillons,

Cadmium qui vaux des millions,

De vous nous nous émerveillons.

 

Et l'on met tout ça sur des toiles

Et l'on peint des femmes sans voiles

Et le soleil et les étoiles.

 

Et l'on gagne très peu d'argent,

L'acheteur en ce temps changeant

N'étant pas très intelligent.

 

Qu'importe! on vit de la rosée,

En te surprenant irisée,

Belle nature, bien posée.

 

―――――

 

Pluriel féminin

 

Je suis encombré des amours perdues,

Je suis effaré des amours offertes.

Vous voici pointer, jeunes feuilles vertes.

Il faut vous payer, noces qui sont dues.

 

La neige descend, plumes assidues.

Hiver en retard, tu me déconcertes.

Froideur des amis, tu m'étonnes, certes.

Et mes routes sont désertes, ardues.

 

Amours neuves, et vous amours passées,

Vous vous emmêlez trop dans mes pensées

En des discordances éoliennes.

 

Printemps, viens donc vite et de tes poussées

D'un balai d'églantines insensées

Chasse de mon coeur les amours anciennes!

 

―――――

 

Maussaderie

 

À Albert Tinchant

 

À notre époque froide, on ne fait plus l'amour.

Loin des bois endormeurs et loin des femmes nues

Les pauvres vont, cherchant ces sommes inconnues

Que cachent les banquiers, inquiets nuit et jour.

 

C'était bien bon l'odeur des pains sortant du four,

C'était bien beau, dans l'ouest, l'éclat doré des nues,

Quand les brumes d'automne étaient déjà venues,

Alors qu'on ramenait les boeufs las du labour!

 

Les aspirations n'étaient pas étouffées,

Et dans la ville heureuse on voyait des trophées,

On entendait sonner la victoire au tambour.

 

On rêvait d'or, d'azur, de fêtes à la cour,

Et du prince Charmant, filleul des belles fées.

À notre époque froide, on ne fait plus l'amour!

 

―――――

 

Évocation

 

J'ai longtemps écouté tes doux chuchotements,

Muse ou démon des jours actuels. Mais tu mens!

Venez Nymphes, avec vos longues chevelures;

Chantez, rossignols morts jadis dans les ramures,

Parfums d'avant, parfums des là-bas: mon ennui

Veut s'oublier, en vous, des odeurs d'aujourd'hui.

 

Venez Sylvains, venez Faunes, venez Dryades!

Nous avons tant souffert de vivre en ces temps fades.

Venez Dryades et Sylvains! dansez en ronds

Sur les pelouses! Viens, Bacchus, et nous rirons

Viens! Que fais-tu là-bas, dans le fond de l'Asie?

Tes femmes soûles, et tes tigres? … fantaisie

De vétyver, de musc, de bétel, de santal;

Ces femmes avec leurs parures de métal,

Ces rubis, ces saphirs, ces fleurs, poison qui berce,

Ne valent pas l'Europe impassible et perverse.

 

Viens! Voici se dresser le grand chêne, le pin;

Viens au pays heureux du vin frais, du bon pain.

 

Voici l'Hellade! Nous allons avoir des fêtes

Plus claires que les plus beaux rêves des prophètes.

Viens donc voir ces ruisseaux, ce ciel, ces oliviers,

Ces monts où l'on a pris les marbres enviés.

 

Promenons-nous. Vois donc ces hommes et ces femmes

Dont resteront toujours les formes et les âmes;

Les femmes, à travers le rideau des roseaux,

Qui nagent, en jasant plus haut que les oiseaux;

Les hommes, récitant des vers sous les portiques,

S'interrompent avec des riantes critiques.

Ils suivent le chemin que bordent les tombeaux,

Car dans ce pays-ci, les morts même sont beaux;

 

Et Platon, à travers sa barbe aux ondes blondes,

Mélodieusement, dit la chanson des mondes.

Praxitèle s'en va, là-bas, avec Vénus

Qu'il a sculptée et qui lui doit bien ses seins nus…

Au marché, coloré de citrons, de tomates,

Vois ces marchandes au nez droit, aux pâleurs mates;

Aristophane rit et se querelle avec

Ces fruitières sans honte au plus pur accent grec.

Assez de vos sachets, filles de Thessalie!

Allons plus loin, passons la ruelle salie

Par les trognons de choux et les cosses de pois.

Allons plus loin encore, allons dans les endroits

Où la flûte soupire, où la harpe résonne.

Oh! ce n'est pas Orphée, Homère ni personne

Qu'on va nous faire entendre ici, mais des chansons

Qu'on oublie et toujours qu'on refera. Passons.

 

Et ces temples et ces monuments de victoire

Inespérée, à qui la raison n'eût pu croire!

Sur ces marbres ambrés, quels mots rouges lit-on?

Morts à Platée, à Salamine, à Marathon!

 

Ce sont les souvenirs immortels des batailles

Où dix mille Athéniens - soit dix mille canailles,

Tuèrent par hasard cent mille bons Persans

Bien armés, bien nourris, bien rangés, bien pesants.

 

L'Agora! comme on s'y dispute, on s'y démène!

Mais je connais trop bien cette marée humaine;

Ai-je rêvé, Bacchus? Ces paroles, ces cris,

Ces gens d'affaires, ça me rappelle Paris.

 

Venez Sylvains, venez Faunes, venez Dryades!

Venez! Les jours présents ne seront plus si fades.

Cravatez-vous, Sylvains; Faunes, mettez des gants;

Dryades, montrez-nous vos chapeaux arrogants,

Allons souper, Bacchus! Paris vaut bien Athènes.

Je quitte sans regrets mes visions lointaines.

 

Oh! Berce-moi toujours de tes chuchotements,

Muse ou démon des jours actuels et charmants.

 

―――――

 

Valse

 

I

 

Loin du bal, dans le parc humide

Déjà fleurissaient les lilas;

Il m'a pressée entre ses bras.

Qu'on est folle à l'âge timide!

 

Par un soir triomphal

Dans le parc, loin du bal,

Il me dit ce blasphème:

«Je vous aime!»

 

Puis j'allai chaque soir,

Blanche dans le bois noir,

Pour le revoir

Lui mon espoir, mon espoir

Suprême.

 

Loin du bal dans le parc humide

Qu'on est folle à l'âge timide!

 

 

II

 

Dans la valse ardente il t'emporte

Blonde fiancée aux yeux verts;

Il mourra du regard pervers,

Moi, de son amour je suis morte.

 

Par un soir triomphal

Dans le parc, loin du bal

Il me dit ce blasphème:

«Je vous aime!»

 

Ne jamais plus le voir…

À présent tout est noir;

Mourir ce soir

Est mon espoir, mon espoir

Suprême.

 

Dans la valse ardente il l'emporte

Moi, je suis oubliée et morte.

 

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Époque perpétuelle

 

Inscriptions cunéiformes,

Vous conteniez la vérité;

On se promenait sous des ormes,

En riant aux parfums d'été;

 

Sardanapale avait d'énormes

Richesses, un peuple dompté,

Des femmes aux plus belles formes,

Et son empire est emporté!

 

Emporté par le vent vulgaire

Qu'amenaient pourvoyeurs, marchands,

Pour trouver de l'or à la guerre.

 

La gloire en or ne dure guère;

Le poète sème des chants

Qui renaîtront toujours sur terre.

 

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Sonnet

 

La robe de laine a des tons d'ivoire

Encadrant le buste, et puis, les guipures

Ornent le teint clair et les lignes pures,

Le rire à qui tout sceptique doit croire.

 

Oh! je ne veux pas fouiller dans l'histoire

Pour trouver les criminelles obscures

Ou les délicieuses créatures

Comme vous, plus tard, couvertes de gloire

 

Cléopâtre, Hélène et Laure. Ça prouve

Que, perpétuel, un orage couve

Sous votre aspect clair, fatal, plein de charmes.

 

Vous riez pour vous moquer de mes rimes;

Vous croyez que j'ai commis tous les crimes!

Je suis votre esclave et vous rends les armes.

 

―――――

 

Sonnet

 

À Ulysse Rocq, peintre

 

Vent d'été, tu fais les femmes plus belles

En corsage clair, que les seins rebelles

Gonflent. Vent d'été, vent des fleurs, doux rêve

Caresse un tissu qu'un beau sein soulève.

 

Dans les bois, les champs, corolles, ombelles

Entourent la femme; en haut, les querelles

Des oiseaux, dont la romance est trop brève,

Tombent dans l'air chaud. Un moment de trêve.

 

Et l'épine rose a des odeurs vagues,

La rose de mai tombe de sa tige,

Tout frémit dans l'air, chant d'un doux vertige.

 

Quittez votre robe et mettez des bagues;

Et montrez vos seins, éternel prodige.

Baisons-nous, avant que mon sang se fige.

 

―――――

 

Vision

 

À Puvis de Chavannes

 

I

 

Au matin, bien reposée,

Tu fuis, rieuse, et tu cueilles

Les muguets blancs, dont les feuilles

Ont des perles de rosée.

 

Les vertes pousses des chênes

Dans ta blonde chevelure

Empêchent ta libre allure

Vers les clairières prochaines.

 

Mais tu romps, faisant la moue,

L'audace de chaque branche

Qu'attiraient ta nuque blanche

Et les roses de ta joue.

 

Ta robe est prise à cet arbre,

Et les griffes de la haie

Tracent parfois une raie

Rouge, sur ton cou de marbre.

 

 

II

 

Laisse déchirer tes voiles.

Qui es-tu, fraîche fillette,

Dont le regard clair reflète

Le soleil et les étoiles?

 

Maintenant te voilà nue.

Et tu vas, rieuse encore,

Vers l'endroit d'où vient l'aurore;

Et toi, d'où es-tu venue?

 

Mais tu ralentis ta course

Songeuse et flairant la brise.

Délicieuse surprise,

Entends le bruit de la source.

 

Alors frissonnante, heureuse

En te suspendant aux saules,

Tu glisses jusqu'aux épaules,

Dans l'eau caressante et creuse.

 

Là-bas, quelle fleur superbe!

On dirait comme un lys double;

Mais l'eau, tout autour est trouble

Pleine de joncs mous et d'herbe.

 

 

III

 

Je t'ai suivie en satyre,

Et caché, je te regarde,

Blanche, dans l'eau babillarde;

Mais ce nénuphar t'attire.

 

Tu prends ce faux lys, ce traître.

Et les joncs t'ont enlacée.

Oh! mon coeur et ma pensée

Avec toi vont disparaître!

 

Les roseaux, l'herbe, la boue

M'arrêtent contre la rive.

Faut-il que je te survive

Sans avoir baisé ta joue?

 

Alors, s'il faut que tu meures,

Dis-moi comment tu t'appelles,

Belle, plus que toutes belles!

Ton nom remplira mes heures.

 

«Ami, je suis l'Espérance.

Mes bras sur mon sein se glacent.»

 

Et les. grenouilles coassent

Dans l'étang d'indifférence.

 

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Hiéroglyphe

 

J'ai trois fenêtres à ma chambre

L'amour, la mer, la mort,

Sang vif, vert calme, violet.

 

Ô femme, doux et lourd trésor!

 

Froids vitraux, odeurs d'ambre.

La mer, la mort, l'amour,

Ne sentir que ce qui me plaît…

 

Femme, plus claire que le jour!

 

Par ce soir doré de septembre,

La mort, l'amour, la mer,

Me noyer dans l'oubli complet.

 

Femme! femme! cercueil de chair!

 

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Novembre

 

Je te rencontre un soir d'automne,

Un soir frais, rose et monotone.

Dans le parc oublié, personne.

 

Toutes les chansons se sont tues:

J'ai vu grelotter les statues,

Sous tant de feuilles abattues.

 

Tu es perverse. Mais qu'importe

La complainte pauvre qu'apporte

Le vent froid par-dessous la porte.

 

Fille d'automne tu t'étonnes

De mes paroles monotones…

Il nous reste à vider les tonnes.

 

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Quatorze vers

à Victor Hugo

 

Ayant tout dit ayant donné toutes les preuves,

Ayant tout remué, mers, monts, plaines et fleuves,

Dans ses rimes d'airain éternellement neuves

Ayant, toutes, subi les mortelles épreuves,

 

Le vieux Poète doit recevoir aujourd'hui,

Sans laisser deviner son olympique ennui,

Les lauriers, l'olivier qu'on a coupé pour lui

Dans notre douce France où son génie a lui.

 

Ne craignons pas, rameaux en mains, musique en tête,

De troubler son repos par la bruyante fête,

Puisque cet homme est bon, encor plus que poète.

 

Et comme, en souriant, toi seul tendais les bras

Aux vaincus poursuivis, traqués comme des rats,

Je crois, Victor Hugo, que tu nous souriras.

 

26 Février 1882

 

―――――

 

En cour d'assises

 

À Édouard Dubus

 

Je suis l'expulsé des vieilles pagodes

Ayant un peu ri pendant le Mystère;

Les anciens ont dit: Il fallait se taire

Quand nous récitions, solennels, nos odes.

 

Assis sur mon banc, j'écoute les codes

Et ce magistrat, sous sa toge, austère,

Qui guigne la dame aux yeux de panthère,

Au corsage orné comme les géodes.

 

Il y a du monde en cette audience,

Il y a des gens remplis de science,

Ça ne manque pas de l'élément femme.

 

Flétri, condamné, traité de poète,

Sous le couperet je mettrai ma tête

Que l'opinion publique réclame!

 

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Dans la clairière

 

À Adolphe Willette

 

Pour plus d'agilité, pour le loyal duel,

Les témoins ont jugé qu'Elles se battraient nues.

Les causes du combat resteront inconnues;

Les deux ont dit: Motif tout individuel.

 

La blonde a le corps blanc, plantureux, sensuel;

Le sang rougit ses seins et ses lèvres charnues.

La brune a le corps d'ambre et des formes ténues;

Les cheveux noirs-bleus font ombre au regard cruel.

 

Cette haie où l'on a jeté chemise et robe,

Ce corps qui tour à tour s'avance ou se dérobe,

Ces seins dont la fureur fait se dresser les bouts,

 

Ces battements de fer, ces sifflantes caresses,

Tout paraît amuser ce jeune homme à l'oeil doux

Qui fume en regardant se tuer ses maîtresses.

 

―――――

 

À la plus belle

 

Nul ne l'a vue et, dans mon coeur,

Je garde sa beauté suprême;

(Arrière tout rire moqueur!)

Et morte, je l'aime, je l'aime.

 

J'ai consulté tous les devins,

Ils m'ont tous dit: «C'est la plus belle!»

Et depuis j'ai bu tous les vins

Contre la mémoire rebelle.

 

Oh! ses cheveux livrés au vent!

Ses yeux, crépuscule d'automne!

Sa parole qu'encor souvent

J'entends dans la nuit monotone.

 

C'était la plus belle, à jamais,

Parmi les filles de la terre…

Et je l'aimais, oh! je l'aimais

Tant, que ma bouche doit se taire.

 

J'ai honte de ce que je dis;

Car nul ne saura ni la femme,

Ni l'amour, ni le paradis

Que je garde au fond de mon âme.

 

Que ces mots restent enfouis,

Oubliés, (l'oubliance est douce)

Comme un coffret plein de louis

Au pied du mur couvert de mousse.

 

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À grand-papa

 

Il faut écouter, amis,

La parole des ancêtres.

– Ne soyons jamais soumis! –

Mais, d'où viennent tous les êtres?

 

Donc pour cela, puis-je oser,

À travers l'Imaginaire,

Vous envoyer un baiser

De tout mon coeur, mon grand-père?

 

Vous faisiez des vers très doux

D'après le doux Théocrite,

«L'Oaristys!» C'est de vous

Qu'en faisant ces vers, j'hérite.

 

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Rêve

 

Oh! la fleur de lys!

La noble fleur blanche,

La fleur qui se penche

Sur nos fronts pâlis!

 

Son parfum suave

Plus doux que le miel

Raconte le ciel,

Console l'esclave.

 

Son luxe éclatant

Dans la saison douce

Pousse, pousse, pousse.

Qui nous orne autant?

 

La rose est coquette;

Le glaïeul sanglant

Mais le lys est blanc

Pour la grande fête.

 

Oh! le temps des rois,

Des grands capitaines,

Des phrases hautaines

Aux étrangers froids!

 

Le printemps s'apprête;

Les lys vont fleurir.

Oh! ne pas mourir

Avant cette fête.

 

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À la mémoire de Gambetta

 

Le grand Lion est mort. Il reste les renards,

Les fouines, les chiens, les rats et les lézards.

Ces bêtes ne sont pas absolument impures

Elles savent manger nos plus sales ordures

Et peuvent nettoyer nos plus puants égouts;

Mais, Lui le grand Lion, n'avait pas de ces goûts,

Il allait à travers la Forêt séculaire,

Et sans souci d'ailleurs de plaire ou de déplaire

Posait sa bonne patte onglée entre les houx

Des clôtures, et sur les sages rangs de choux,

Que les Tranquilles, que les Lâches (trois ou quatre

En France) arrosent sans penser qu'on va se battre.

La patte onglée était belle, écrasant les choux;

Et vous lézards, vous chiens, rats, fouines et vous

Renards, qui vous rendra votre folle assurance?

 

Le grand Lion est mort, dans la Forêt de France.

 

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Nocturne

 

Elle

 

Le rossignol se plaint dans la ramure noire.

Je t'ai donné mon corps, et mon âme, et ma gloire.

 

Les arbres élancés sont noirs sur le ciel vert.

Vois cette fleur qui meurt dans mon corsage ouvert

 

Le vent est parfumé ce soir comme de l'ambre.

Tu sais qu'on a trouvé ton poignard dans ma chambre.

 

Embrasse-moi. La lune a des teintes de sang.

Mon père est mort, dit-on, hier en me maudissant.

 

Là-haut le rossignol pleure et se désespère.

La cloche qu'on entend, c'est le glas de mon père.

 

Les parfums de ce soir font ployer mes genoux,

Je suis lasse. Un instant, ami, reposons-nous.

 

Que je t'aime! Au château vois-tu cette lumière?

C'est un cierge allumé près du lit de ma mère.

 

Ah! les étoiles!… On dirait un sable d'or.

Ne t'avais-je pas dit que mon père était mort?

 

Levons-nous. Allons près du lac. Je suis plus forte.

Ne t'avais-je pas dit que ma mère était morte?

 

Entends le bruit de l'eau… C'est comme des chansons,

C'est comme nos baisers, quand nous nous embrassons.

 

Je ne veux pas savoir d'où tu nous vins, ni même

Savoir quel est ton nom… Que m'importe? Je t'aime.

 

Le rossignol se tait au bruit de ce beffroi.

Ma mère me disait que ton coeur était froid.

 

La lune fait pâlir le cierge à la fenêtre.

Mon père me disait que tu n'était qu'un traître.

Écoute ce grillon. Vois donc ce vers luisant.

Assez de cloche. Assez de cierge - Allons-nous en.

 

J'ai pris des diamants autant qu'on voit d'étoiles,

Partons. Sens le bon vent, qui va gonfler nos voiles.

 

Viens. Qu'est-ce qui retient ta parole et tes pas?

 

 

Lui

 

Mademoiselle, mais… Je ne vous aime pas.

 

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Les langues

 

Le russe est froid, presque cruel,

L'allemand chuinte ses consonnes;

Italie, en vain tu résonnes

De ton baiser perpétuel.

 

Dans l'anglais il y a du miel,

Des miaulements de personnes

Qui se disent douces et bonnes;

Ça sert, pour le temps actuel.

 

Les langues d'orient? regret

Ou gloussement sans intérêt.

Chère, quand tu m'appelles Charles,

 

Avec cet accent sang pareil

Le langage que tu me parles,

C'est le français, clair de soleil.

 

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Ballade de la ruine

 

Je viens de revoir le pays,

Le beau domaine imaginaire

Où des horizons éblouis

Me venaient des parfums exquis.

Ces parfums et cette lumière

Je ne les ai pas retrouvés.

Au château s'émiette la pierre.

L'herbe pousse entre les pavés.

 

La galerie où les amis

Venaient faire joyeuse chère

Abrite en ses lambris moisis

Cloportes et chauves-souris;

L'ortie a tué jusqu'au lierre.

Les beaux lévriers sont crevés

Qui jappaient d'une voix si claire.

L'herbe pousse entre les pavés.

 

Tous les serments furent trahis.

Les souvenirs sont en poussière,

Les midis éteints et les nuits

Pleines de terreurs et de bruits.

Qui fut la châtelaine altière?

Pastels que la pluie a lavés

Restez muets sur ce mystère.

L'herbe pousse entre les pavés.

 

 

Envoi

 

Prince, à jamais faites-moi taire;

Rasez tous ces murs excavés

Et semez du sel dans la terre.

L'herbe pousse entre les pavés.