BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Charles Cros

1842 -1888

 

Le Collier de griffes

 

posthume 1908

 

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FANTAISIES TRAGIQUES

 

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Scène d'atelier

 

À Louis Montégut

 

Exquis musicien, devant son chevalet,

Le peintre aux cheveux d'or, à la barbe fleurie

Chantonne. Et cependant il brosse avec furie

La toile, car, vraiment, ce sujet-là lui plaît

 

Le modèle est un tigre, un vrai tigre, complet,

Vivant et miaulant comme dans. sa patrie;

Ce tigre pose mal, son mouvement varie,

Ce n'est plus le profil que le peintre voulait.

 

Il faut voir de la griffe, et de la jalousie…

Et le peintre, chantant des chants de rossignol,

Pousse la bête, qui rugit. Lui s'extasie.

 

Et de sa brosse au noir, qui court d'un léger vol,

Sème parmi le poil rayé «La Fantaisie»,

Double-croche, et soupir et dièze et bémol.

 

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Je suis un homme mort depuis plusieurs années;

Mes os sont recouverts par les roses fanées.

 

―――――

 

Tant pis pour la vertu! Polichinelle ivrogne,

Et doublement bossu, se moque des procès,

Du diable, de la mort; après tant de forfaits!

Et nous l'adorons tous. Pourquoi? Parce qu'il cogne!

 

―――――

 

Galatée et Pygmalion

groupe sculpté par…

 

Pygmalion, sculpteur, a travaillé la pierre

Si bien que Galatée idéale apparaît

Il a mis tout son coeur à cet effort secret

Toute son âme émue et toute sa lumière.

 

La voilà, blanche dans l'atelier solitaire,

Finie aux yeux, finie aux reins et l'on croirait

Que le pied délicat quitte le socle, prêt

À courir dans la vie. Et même la paupière

 

À remué! Ce n'est pas une illusion…

Le marbre devient chair! Pourquoi, Pygmalion,

As-tu fait si charmeurs ces seins et ces épaules?

 

Elle vit. Écrasé sous sa mignonne main

Tu subis nos douleurs d'hier et de demain:

L'épine de la rose et la neige des pôles.

 

―――――

 

À tuer

 

Voici venir le printemps vague

Je veux être belle. Une bague

Attire à ma main ton baiser.

 

Aime-moi bien! Aime-moi toute

Surtout jamais, jamais de doute.

Ta fureur? Je vais l'apaiser.

 

J'ai mal fait. - Mais ne sois pas triste,

Enterre-moi sous la batiste.

Je meurs! des coussins, des coussins!

 

À présent je serai bien sage

Tes bras autour de mon corsage

Et tes lèvres entre mes seins.

 

―――――

 

In morte vita

 

La maîtresse du soldat

C'est la mort.

Pour qu'il lui soit infidèle

Venez femmes.

Entourez de vos draps blancs

Le drap dur

Qui l'habille en couleurs franches

Pour se battre.

Baisez sa bouche et ses yeux

Mais en vain;

Il oubliera vos caresses

Car il pense

Que sa maîtresse à jamais

C'est la mort.

 

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École buissonnière

 

Ma pensée est une églantine

Éclose trop tôt en avril,

Moqueuse au moucheron subtil

Ma pensée est une églantine;

Si parfois tremble son pistil

Sa corolle s'ouvre mutine.

Ma pensée est une églantine

Éclose trop tôt en avril.

 

Ma pensée est comme un chardon

Piquant sous les fleurs violettes,

Un peu rude au doux abandon

Ma pensée est comme un chardon;

Tu viens le visiter, bourdon?

Ma fleur plaît à beaucoup de bêtes.

Ma pensée est comme un chardon

Piquant sous les fleurs violettes.

 

Ma pensée est une insensée

Qui s'égare dans les roseaux

Aux chants des eaux et des oiseaux,

Ma pensée est une insensée.

Les roseaux font de verts réseaux,

Lotus sans tige sur les eaux

Ma pensée est une insensée

Qui s'égare dans les roseaux.

 

Ma pensée est l'âcre poison

Qu'on boit à la dernière fête

Couleur, parfum et trahison,

Ma pensée est l'âcre poison,

Fleur frêle, pourprée et coquette

Qu'on trouve à l'arrière-saison

Ma pensée est l'âcre poison

Qu'on boit à la dernière fête.

 

Ma pensée est un perce-neige

Qui pousse et rit malgré le froid

Sans souci d'heure ni d'endroit

Ma pensée est un perce-neige.

Si son terrain est bien étroit

La feuille morte le protège,

Ma pensée est un perce-neige

Qui pousse et rit malgré le froid.

 

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Berceuse

 

Il y a une heure bête

Où il faut dormir.

Il y a aussi la fête

Où il faut jouir.

 

Mais quand tu penches la tête

Avec un soupir

Sur mon coeur, mon coeur s'arrête

Et je vais mourir…

 

Non! ravi de tes mensonges,

Ô fille des loups,

Je m'endors noyé de songes

 

Entre tes genoux.

Après mon coeur que tu ronges

Que mangerons-nous?

 

―――――

 

Liberté

 

Le vent impur des étables

Vient d'Ouest, d'Est, du Sud, du Nord.

On ne s'assied plus aux tables

Des heureux, puisqu'on est mort.

 

Les princesses aux beaux râbles

Offrent leurs plus doux trésors.

Mais on s'en va dans les sables

Oublié, méprisé, fort.

 

On peut regarder la lune

Tranquille dans le ciel noir.

Et quelle morale?… aucune.

 

Je me console à vous voir,

À vous étreindre ce soir

Amie éclatante et brune.

 

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Ballade des mauvaises personnes

 

Qu'on vive dans les étincelles

Ou qu'on dorme sur le gazon

Au bruit des râteaux et des pelles,

On entend mâles et femelles

Prêtes à toute trahison,

Les personnes perpétuelles

Aiguisant leurs griffes cruelles,

Les personnes qui ont raison.

 

Elles rêvent (choses nouvelles!)

Le pistolet et le poison.

Elles ont des chants de crécelles

Elles n'ont rien dans leurs cervelles

Ni dans le coeur aucun tison,

Froissant les fleurs sous leurs semelles

Et courant des routes (lesquelles?)

Les personnes qui ont raison.

 

Malgré tant d'injures mortelles

Les roses poussent à foison

Et les seins gonflent les dentelles

Et rose est encore l'horizon;

Roses sont Marie et Suzon!

Mais, les autres, que veulent-elles?

Elles ne sont vraiment pas belles,

Les personnes qui ont raison.

 

 

Envoi

 

Prince, qui, gracieux, excelles

À nous tirer de la prison,

Chasse au loin par tes ritournelles

Les personnes qui ont raison.

 

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Réconciliation

 

J'ai fui par un soir monotone,

Pardonne-moi! – Je te pardonne,

Mais ne me parle de personne.

 

– Il m'a trompée avec sa voix,

Il m'a menée au fond des bois;

Mais aujourd'hui, je te revois.

 

– Ne parle de personne, chère!

Respirons la brise légère

Et l'oubli de toute chimère.

 

– Oui, l'oubli! tu dis vrai. Le jour

Finit rose pour mon retour;

Je te dois cette nuit d'amour.

 

– La nuit d'amour est toute prête;

Nous avons du vin pour la fête

Et la folie est dans ma tête.

 

– Ta chambre est chaude comme avant

Et l'on entend le bruit du vent

Qui nous endormait en rêvant.

 

– Tu me parais encor plus belle;

Plus fièrement ta chair rebelle

Gonfle ton corsage en dentelle.

 

– Tu deviens pâle, mon ami!

Viens dans le lit; noyons parmi

Nos baisers ton coeur endormi.

 

– Mais j'ai perdu mon coeur en route;

Mon sang est tombé goutte à goutte

Et ma chair triste s'est dissoute.

 

– Hélas! à chaque vêtement

Que tu quittes, mon doux amant,

Je vois tes os gris seulement.

 

– Pouvais-je te laisser seulette

Au lit? Voici la nuit complète.

– Oh! Va-t'en loin de moi, squelette!

 

– C'est que, vois-tu, j'ai bien souffert,

J'étais comme un héros de fer.

Hors de tes bras c'était l'enfer.

 

– Va-t'en! Oh! tout mon corps frissonne!

Ne me parle plus de personne.

– Entends comme mon crâne sonne.

 

Tu l'as vidé par tes péchés;

Mes os sont bien mal attachés,

Nous serons mieux étant couchés.

 

J'égrène toutes mes vertèbres

Et toi, blanche dans les ténèbres,

Tu meurs de mes baisers funèbres.

 

Tes regards furent imprudents;

Tu meurs de mes baisers ardents

Sans lèvres autour de mes dents.

 

Te voilà morte, blanche et rose,

J'ai souffert: ma souffrance est close;

Tout martyr enfin se repose…

 

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Ballade des souris

 

Où trouver la côte et la mer

Groënland, Afrique, Islande, Espagne,

Où je pourrais m'en aller fier,

Moi qui n'ai pas trouvé mon pair?

J'ai la misère pour compagne

Et dans l'appartement désert

On n'entend pas un souffle d'air.

Les souris sont à la campagne.

 

Mais par ce temps de pain très cher

Où l'on perd le beurre qu'on gagne,

Malgré qu'il fasse rose et clair,

On me donne un conseil d'hiver:

«Allez-vous-en sur la montagne

Vous vivrez d'un rien dans l'éther.»

Je pars, quittant le monde amer,

Les souris sont à la campagne.

 

Et je devrais, chaussé de vair

Comme l'empereur Charlemagne,

Mener le monde avec du fer,

Riant du ciel et de l'enfer

 

Et de la prison, et du bagne

Et du cimetière et du ver,

Ayant sous le front un éclair,

Les souris sont à la campagne.

 

Malgré les vents Borée, Auster,

Chaste Muse, ôte un peu ton pagne,

Livre-moi librement ta chair.

Les souris sont à la campagne.