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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Marceline Desbordes-Valmore
1786 - 1859
 


 






 



D o m e n i c a
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Artiste romantique
(Théodore Géricault ca. 1820)




      - Je ne crois pas que Catherine soit mon premier amour, dit Régis après avoir un peu rêvé. L'autre ne fut, à la vérité, ni distinct, ni compris par moi, non plus que par celle qui me l'inspirait; mais, sur ma parole, c'était de l'amour: juge toi-même.

      Alors, se sentant plus en gôut de l'existence que d'habitude, il s'y abandonna, comme les oiseaux tristes, qu'un cri ranime, retrouvent tout-à-coup la voix sur le bord de leur cage.

      - Quand il m'arriva pour la première fois de m'écouter vivre et de me demander pourquoi je vivais, c'était à Rome, et je venais d'entendre Domenica chanter. Domenica n'existait que pour chanter, mais de ce chant qui éveille dans autrui toutes les facultés que la nature y renferme. L'écouter, c'était penser. Chaque élan de cette voix jeune et puissante détendait le bandeau qui me serrait le front. Durant ses études, l'unissait-elle à quelque instrument comme pour évoquer des amies qu'elle semblait regretter, on eût dit que ses doigts frêles y répandaient une haleine mélodieuse, et je ne respirais que de sa respiration. Cette enfant se reposait-elle des sons enchanteurs qui soulevaient l'Italie l'air qu'elle venait d'ébranler s'immobilisait autour de moi; je me jetais hors de ma chambre sans désirer même pénétrer dans la sienne, devant laquelle je passais, bourrelé d'un silencieux vertige, et je parcourais Rome comme un fou; mais le timbre argentin restait dans ma poitrine, où je l'entendais longtemps vibrer contre mon coeur. Ne pouvant suivre la chanteuse au ciel, en unissant ma voix inculte avec la sienne, je priais Dieu qu'il m'envoyât des ailes, afin de l'y retrouver un jour. De là vint que m'étant sauvé au Vatican pour m'apaiser ou m'éteindre dans sa vaste solitude, je collai mon âme sur les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange et je devins statuaire comme toi. Etait-ce par un vague désir de posséder seul l'image qui me charmait, me persuadant que personne ne pourrait la reproduire aussi ressemblante que moi?

      Tu sais déjà que, durant mon séjour à Rome, je ne me trouvais bien que dans les églises, aux heures où la foule en est sortie. Leur fraîcheur silencieuse était amicale à mon abandon, lorsque j'allais y respirer de l'étouffante sécheresse qui m'avait chassé de partout, de chez moi-même, dès que le bruit assourdissant d'une roue, tournant sous un hangar pour préparer les sorbets, faisait taire, comme un rossignol effrayé, les chants de Domenica. Alors, je ne savais plus que devenir. Ce bruit monotone, qui rampait dans la cour, donnait à mes idées l'importunité de mouches qui ne peuvent voler. Je m'enfuyais, n'ayant plus la force ni l'espoir de t'écrire, sinon «Adieu!» - car c'était l'heure aussi de la prière glapissante d'une scuola qui tenait à notre auberge, et dont la fenêtre, sans vitres, regardait la mienne. Là, trente enfants en guenilles, étouffés de chaleur, de silence et d'ennui, se faisaient tout-à-coup de cette prière une distraction à se déchirer la gorge. Je n'ai pas oublié un mot de leur charivari. Tu me l'entends entonner quelquefois, quand je veux m'étourdir d'un accès de fièvre; je l'aime encore: il est du temps de Domenica.

            Fedeli cantiamo,
            In dolce armonia:
            Evviva Maria,
            E chi la creo!


      Quand il pleut à verse, quelque part que je sois, cette salutation me rentre brusquement dans l'esprit, parce que ce fut à travers des torrents de pluie ruisselant sur mon toit que ce carillon enfantin me perça les oreilles pour la première fois. Durant cette ondée, seul rideau que j'aie jamais vu le le long de mes vitres, je ne pouvais quitter ma chambre, si humide pourtant, que le mur grossièrement peint en jaune semblait cacher une source et pleurer avec moi. Oui, Karl, j'ai pleuré là quelquefois sans pouvoir m'en défendre, sans force pour te l'écrire; comptant sur la mort pour aller te donner de mes nouvelles. Rome! O Rome! quand ton ciel splendide se voile et retire sa magie à tes ruines désertes, tu ne m'as pas appris ce que tu donnes aux étrangers malheureux, pour que je le redise à quelque pauvre artiste, destiné à gémir dans ton sein de l'abandon qui m'a fait tant souffir!

      Karl le regarda sans lui répondre autrement qu'avec ses yeux pleins d'une anxieuse curiosité. Il savait que Régis avait beaucoup souffert, bien qu'il ne se plaignît jamais; ces paroles lui promettaient une révélation qu'il n'eût osé provoquer, et il attendait que Régis poursuivît. Régis ne poursuivait pas.

      - J'ai déjà de ces regrets lointains, dit Karl, essayant de ramener un éclair de gaîté dans le silence où retombait son ami. Si j'entends un violon jouer faux, je prête l'oreille et je souris, parce qu'il me rappelle le collège. Tant qu'il détonne, je suis content comme à l'époque où notre bande joyeuse donnait de ses épargnes et de son pain au vieux aveugle consolé. Si le violon jouait juste, il ne me rappellerait rien; j'aime l'autre comme toi l'averse.

      Un sourire revint à Régis, qui se remit au diapason des souvenirs et continua:

      - J'avais aussi, pour contraste expiatoire du voisinage de Domenica, le rire enroué de notre padrone, les cris longtemps inintelligibles pour moi des servantes, et toujours cette roue pulvérisant la glace, dont j'avais si ardemment, si vainement soif! Je subissais, de plus, le caquetage endormant de quelques poules, grattant la terre d'un petit jardin plein de figuiers qui faisait monter un peu de fraîches senteurs dans ma chambre étouffante, et mon stérile repos m'eût tué si je n'avait pris le parti d'en sortir souvent comme d'un cachot dont ma raison brisait la porte.

      Dans ce temps-là surtout, je hantais les chapelles qui me recevaient sans dédain de mon accent étranger. Voilà pourquoi, depuis mon retour d'Italie, je demeure comme imprégné d'encens, et les yeux pleins d'églises.

      Dans le dénuement où j'étais de tout moyen de me procurer d'autres livres que les murailles éloquentes de Rome, je n'avais rien à lire. D'ailleurs, que sont les livres appliqués à une douleur actuelle et mordante? Vous les mettez en vain sur votre coeur: un livre ne bat pas, nul accent ne vibre à travers, les morts seuls y parlent, et la passion n'entend pas les morts. Je n'aimais que les lettres; ces lettres, qu'un instinct fraternel te faisait prendre le soin d'affranchir. Tu voyais clair au fond de ma bourse, mon pauvre Karl, et je saisis cette occasion pour t'en remercier cordialement. Pourquoi l'homme aussi ne passe-t-il pas franc de port sur la terre? Je t'arracherais le coeur si je te disais ce qu'il me fallut de courage pour gagner, par des travaux avares, de quoi payer le droit de vivre misérable au milieu de mes frères italiens, qui regardaient de travers ma physionomie allemande. Enfin, tes lettres me consolaient de peines si vives que j'en appris et que j'en sais encore quelques-unes par coeur. Leur innocence et leur enthousiasme pour une existence que je trouvais déjà si amère, m'environnaient de sauve-gardes, dans le secret où je vivais de la tristesse qui, si jeune, s'était emparée de moi. Je trouvais les paroles des sons que m'envoyait Domenica, fille ingénue me rendant, sans le soupçonner, infiniment plus malheureux que je ne l'étais par l'indigence qui m'a servi de marraine. Toutefois, ce surcroît de malheur m'était si cher que, pour ma vie, je n'eusse voulu me guérir. Je sentait déjà, tout inexpérimenté que j'étais encore, que rien ne pourrait me tenir lieu de cette moitié de mes peines, bien qu'elle me fît soupirer plus que l'autre. Si mon coeur s'isolait volontairement dans cette préoccupation tendre dont je me rends à cette heure un compte plus précis, n'est-ce pas qu'il était déjà rempli d'une flamme qui, d'ordinaire, verse plus de douleur que de raison?

      Au milieu des privations graves qui, dans les premiers mois de mon séjour en Italie, allèrent jusqu'à la faim, une chose m'était douce: la pensée que Domenica ne souffrait pas de cette vie, pour moi si rigide. En la voyant rentrer le soir à l'albergo, toute parée encore de ses beaux atours, des gants blancs aux mains, des plumes ou des fieurs sur la tête, qu'elle détournait avec pudeur en passant devant la foule avide, j'étais content! J'avais du moins le droit de me tenir penché sur la rampe d'escalier que l'on illuminait pour son retour du théâtre car j'occupais, au sommet du logis, une sorte de grenier, près des pigeons qui roucoulaient doucement au-dessus d'elle. J'étais fier de pouvoir regarder d'en haut tous ses adorateurs qui la suivaient des yeux jusqu'au fond de notre cour, et s'arrêtaient impatiemment au seuil. Alors j'aimais mon sort! il me donnait le droit de pénétrer dans sa mystérieuse existence d'oiseau. J'aimais Domenica, qui ne regardait jamais derrière elle; j'aimais jusqu'au fard resté sur ses joues; il donnait un éclat plus étrange à ses longs yeux noirs et craintifs. Je me disais: qu'importe, elle du moins, elle est heureuse; elle a chanté, elle chante, elle chantera!

      C'était une enfant sans mère, livrée orpheline aux soins d'un frère de la pauvre veuve ruinée, qui n'avait laissé à la petite fille qu'un fond de douceur inaltérable, et des dispositions merveilleuses pour la musique. Piramonti, son oncle, chanteur médiocre, prodigue et dissipé, recueillit l'enfant au milieu des embarras de sa vie errante, qui n'avait été qu'une longue lutte avec la pauvreté. Artiste de l'ordre le plus vulgaire, aigri par les humiliations de l'amour-propre et des passions basses qu'il ne pouvait satisfaire, il n'avait en lui rien de l'originalité piquante qui fait de tant d'honnêtes et laborieux comédiens l'une des classes les plus pittoresques de celles qui travaillent et souffrent.

      Ce solfège ambulant ne fut, pour Domenica, qu'un maître dur et intéressé. L'aimable petite créature, sous peine de sévère pénitence, devait réciter à tout venant, et comme d'inspiration, une phrase qu'il lui avait lentement apprise par coeur: «J'aime beaucoup mon tuteur, parce qu'il me donne du pain.» Tout l'avenir de Domenica pleurait dans ces paroles.

      L'unique enfant de ce spéculateur aux oeufs d'or avait trois ans de plus que sa parente et s'appelait Ninio. Déjà Ninio brillait en ligne de ces touchants prodiges qui passent comme de doux fantômes devant ceux qui les admirent, et dont les voix innocentes vont bientôt s'éteindre au fond de leurs tombes précoces. Dès l'âge de sept ans, quand Domenica bégayait encore, Ninio Piramonti remplissait seul des concerts où se portait la foule: Paganini l'y baptisa d'un baiser triste, et la foule confirma le suffrage du grand maître; elle demeura suspendue aux sons merveilleux qui sortaient dé la bouche de Ninio. Quelquefois sa joue pâle était signalée au père gonflé d'orgueil, mais le père répondait avec assurance que la santé de son prodige n'était jamais plus parfaite qu'au milieu du travail, et qu'il le rendrait fort à plaindre en le forçant au repos. Cette assertion ne manquait malheureusement pas de vérité: outre une passion ardente pour l'étude l'insatiable soif des éloges s'était emparée du frêle Orphée. Nulles veilles dévorantes, nul effort surhumain ne l'arrêtaient dans l'effroi d'être surpassé, même par ses maîtres.

      Un soir, il fut décidé que Domenica serait menée au théâtre pour enhardir ses yeux aux grande lumières, et lui faire prendre l'habitude de veiller sans pleurer; par la raison que chaque soir, en cessant de voir Ninio, elle luttait longtemps contre le sommeil, disant qu'elle ne voulait pas dormir de peur de ne pas voir Ninio à son retour. Fülle, leur nourrice, conduisit donc l'enfant, suivant l'ordre de son maître, dans la loge où s'habillait son frère. D'abord elle hésita, doutant que ce fût lui, le voyant tout changé d'habits et de visage; puis, s'approchant et l'examinant, transie de crainte et de tristesse: «O Ninio, pourquoi ont-ils mis du feu sur tes joues?» dit-elle, et ses pleurs coulèrent amèrement. Fülle ne parvint à la tirer d'erreur qu'en lui faisant poser sés petites mains sur les joues enluminées du jeune garçon. Domenica demeura toute surprise qu'elles ne brûlassent pas, mais la gaîté ne lui revint pas de la soirée, et ses yeux inquiets ne quittèrent plus ce singulier éclat allumé sur le visage, d'ordinaire si blanc, de Ninio.

      Ce fut d'abord plutôt pour apprivoiser l'orpheline, au tumulte de deux à trois mille personnes rassemblées, que pour révéler ses talents plus paresseux à sortir de leur germe, qu'on aventura sa première apparition près de Ninio. Elle ne parut pas se déconcerter d'abord, ni s'apercevoir que deux mille têtes s'avançaient pour regarder un si jeune être déjà responsable et décoré du nom d'artiste. L'orchestre, au bruit duquel son oreille était faite depuis plusieurs mois qu'elle l'entendait le matin, ne lui causa d'autre émotion que la crainte de mécontenter son maître, et sa voix partit comme celle de la fauvette dont le soleil à traversé le nid. Cette voix brillante sortant d'une bouche si petite et si innocente, remplit le public d'une telle surprise, qu'au milieu de l'air, où l'enfant montait aux plus hautes difficultés, sans autre effort que de jouer avec elles, les applaudissements fondirent de toutes parts, des cris spontanés couvrirent l'orchestre, qui s'arrêta pour applaudir à son tour Domenica stupéfaite; elle regarda vivement d'où pouvait provenir ce bruit effrayant, et, quand il redoubla, par son action naïve, elle courut avec épouvante se cacher dans les bras de Ninio, en criant: «On me gronde!»

      C'est alors qu'une pluie de fleurs tomba sur elle quand on la ramena pour finir sa mélodieuse tâche; tandis que Ninio, fort de son expérience de neuf ans, lui serrait fortement la main, et relevait avec un grand sérieux les couronnes qu'il entassait sur la tête bouclée de sa soeur. Une des couronnes la frappant, plus que les autres, elle cria, dans l'élan d'une joie brusque: «En voilà une belle pour ma Vierge!»

      Dès le soir, le public ravi l'adopta pour son enfant. Elle était belle, la pauvre petite, intelligente, vive et trop folâtre pour ne pas éveiller la fréquente colère de son maître. Il n'était pas homme à s'endormir dans la préparation de ses plans futurs; aussi, les petits doigts qui, le matin, avaient été cruellement cinglés pour leur lenteur ou leur distraction au piano, agitaient doucement le soir un bouquet avec d'irrésistibles grâces devant un public idolâtre, qui donnait de l'or pour ses sourires et l'appelait: La diva bambina.

      Durant quatre saisons, l'actif Piramonti recueillit d'abondantes moissons des sueurs de Ninio. Il courut l'Europe, avide et prodigue, au milieu de ses deux anges auxquels il mettait du rouge. Le virtuose enfantin fut caressé par les peuples et les potentats; puis, ramené un jour au pays de sa naissance, ceux qui le regardèrent avec leur coeur s'aperçurent qu'il était beaucoup plus pâle et plus mince que lors de ses derniers triomphes; que sa voix était certainement plus stridente et plus nerveuse; enfin, qu'ils n'avaient vu de leur vie un enfant avec de si grands yeux. A ces remarques faites tout bas et dans une inquiète confidence au père, il avoua que Ninio avait pris un froid en Angleterre par imprudence ou obstination d'enfant; sur quoi Ninio fut emporté sous le ciel tempéré de Nice. Là, dans l'espace de peu de semaines, après une cérémonie touchante et quelques lauriers-roses jetés sur lui, à l'église Santa-Reparata, il alla doucement reposer dans son silencieux tombeau. Depuis lors, l'hirondelle de mer secoue seule en passant son aile blanche sur lui.

      Quelques-uns assurent que les larmes de l'enfance sèchent en coulant: ce ne fut pas vrai pour Domenica. Les petits chanteurs s'étaient aimés l'un l'autre d'affection sans pareille, et, suivant l'expression de la vieille Fülle, cette nourrice de Ninio dont je tiens ce récit, tout l'enjouement de sa jeune camarade fut enseveli dans l'étroit sépulcre. Jamais plus elle ne fut grondée pour être trop légère; jamais plus on ne l'appela la giocunda popola.

      Piramonti, persuadé lui-même, comme il voulait le persuader aux autres, qu'un froid gagné par désobéissance, un lit humide dans quelque hôtel de Londres, ou tout autre cause accidentelle, avait occasionné ce qu'il appelait un grand mécompte, retourna plein d'ardeur à la tâche. Cette tâche s'accomplit bientôt sur sa pupille, musicale comme l'écho d'un bois, pleurant et souriant ensemble, dont les saluts de fleurs, plus languissants, malgré ses efforts d'obéissance, tiraient des larmes des yeux de toutes les femmes: les femmes ne voient jamais en vain la mélancolie chez l'enfance. Domenica devint leur idole. Il semblait que chacune d'elles voulût lui rendre quelque chose de l'amour de sa mère, un baiser de Ninio.

      Je te laisse à juger si le philtre pur ruisselant des lèvres de cette jeune fille perdait de son charme par les saintes confidences de sa fidèle servante, pauvre Allemande transplantée, qui me le répétait tous les jours sous les mille formes variées d'incidents mièvres et gracieux. Elle me les révélait pour le double bonheur de parler de sa maîtresse, et d'en parler avec moi seul dans sa langue maternelle.

      Malgré le vif amour qu'elle lui portait, elle ne pouvait s'empêcher d'avouer que la jeune prima donna n'égalait pas encore son rival pleuré d'un talent si prodigieux sur toutes sortes d'instruments, qu'il y avait brisé les cordes de son âme *).

      La voix seule de Domenica surpassa bientôt en puissance celle de son frère, parce que déjà cette voix était pleine de douloureux souvenirs. Pourtant, grâce aux avis courageux d'un médecin habile, le maître, malgré son avare impatience, s'abstint, durant l'âge où la voix tremble entre l'essor et le silence, d'exposer trop souvent cette cloche de cristal aux vibrations de l'air, qui pouvait la fêler. Nul bonheur, toutefois, ne remplit ces intervalles de repos apparent; l'enfant ne connut pas une des joies fraîches de sa jeune saison; pas une heure de cette douce vie à jour et sans corset, dans l'air libre des champs qui nous dilate en ce moment et qui l'eût rendue tout-à-fait oiseau, nulle verdure autour de cette fleur rare sinon celle que l'ingénieuse Allemande faisait jaillir pour ellé du milieu des pierres de son obscure fenêtre. Jamais cette muse enfermée n'entrevoyait la nature que du fond de sa cage laborieuse. Là, quand elle était seule et pouvait enfin se relever par la cessation d'un travail épuisant, Domenica posait ses deux mains sur ses genoux et regardait par terre; puis, comme s'éveillant en sursaut de cette vacance rêveuse, elle reprenait sa tâche, ne donnant à ses traits charmants le repos d'un demi-sourire que lorsqu'elle pouvait dire à sa vieille compagne: «J'ai fini!».

      Alors même on eût cru que la jeune sainte Cécile regardait pendre une larme au bord de sa paupière. Mais j'oublie de te parler de son maître, que j'ai beaucoup haï. La haine dure moins que l'amour: tant mieux!

      Qui le croirait? des sommes énormes dues à la courte existence de Ninio, Piramonti n'avait rien mis à part: tout s'était écoulé sans qu'il se ressouvînt par où.

      - Bientôt l'enfant vous vaudra trente mille écus par saison, lui prédisait un buveur intime après avoir entendu la jeune merveille étudier l'oeuvre d'un grand maître.

      - Dieu me l'accorde, répartit l'Amphitryon en poussant un soupir dans son verre; mais malheur aux pères qui sèment trop d'espoir sur ces faibles plantes. Il y a peu d'années, j'avais pour soixante mille écus d'enfants: à peine m'en restera-t-il la moitié dans celle-ci.

      En attendant, la misère poussait souvent la porte de l'asile où Domenica dévouait son souffle à celui qui la nourrissait, partagée entre les études de sa future profession et les travaux de femme qui lui permettaient rarement de sortir. Eh bien! si loin que s'étendît l'égoïsme et la dureté de ce père adoptif, elle l'aimait pourtant, car ce jeune coeur débordait de tendresse. Sa voix ravissante le disait à la terre, au ciel, à la solitude, à l'homme avide qui n'appréciait de cette voix que la force et l'étendue, utiles à ses prodigalités honteuses. Les récits que m'en faisait Fülle me donnaient parfois le goût d'étrangler son maître, comme j'aurais consciencieusement coupé les lacets étouffants de Domenica. Elle l'aimait! et il fallait bien qu'elle l'aimât, car, excepté un lévrier donné au pauvre Ninio par un prince russe, cette âme vierge n'avait rien à chérir sur la terre.

      - Une fois pourtant, me dit Fülle, l'enfant s'arrêta tout-à-coup au milieu de ses musiques, dont elle était l'infatigable copiste, et me regarda longtemps. Sa phrase d'autrefois, lui revenant à l'esprit, lui fit murmurer tristement à elle-même: -Oui, j'aime mon protecteur . . . parce qu'il me donne du pain; mais toi, cria-t-elle en me tendant les mains, je t'aime parce que tu m'aimes! - Puis elle fondit en larmes sans pouvoir m'en dire davantage. Voyez-vous, monsieur, chez les femmes, la lumière entre par le coeur.

      En effet, la nature, qui ne voulait pas qu'elle se desséchât sans quelque souffle caressant, la protégeait sous les rides de de son vieux ange gardien allemand. C'était toujours quelque fruit caché sous l'oreiller; quelques gâteaux faits à l'insu du maître et payés de ses humbles gages; c'était surtout des mots pareils à ceux d'une mère qui desserraient cette poitrine comprimée par la crainte.

      Tout-à-coup son adolescence éclata comme une rose blanche qui sort de ses épines. En dépit des privations et d'un étroit confinement, elle s'éleva droite, souple et pure comme les vestales qui ne s'endorment pas en veillant les lampes éternelles. Ses cheveux et ses yeux étaient si noirs, la coupe de son visage si parfaitement italienne, que son maître crut pouvoir l'annoncer partout comme native de Sorrente, bien qu'une simple chaumière anglaise eût servi de crèche à cette enfant de tribu errante. La quinzième année de Domenica sonnait quant elle apparut au théâtre de San Carlo, à Naples, sous le voile blanc de Giulietta, et son début fut couronné d'un succès immense. Sa voix était splendide et d'une suavité rare. Spontini, qu'elle enleva hors de sa place durant un de ses voyages en Italie, ne trouva rien de comparable à cette voix bondissante, hormis la voix divine de Mme Branchu, qui, disait-il, n'eut jamais de rivale au monde pour son égalité parfaite dans ses trois octaves, son élégante flexibilité, sa tristesse pleine de larmes, et sa brûlante énergie. Il définissait devant moi cet instrument humain, si doux et si passionné, en disant qu'il était à la fois l'orage et l'oiseau.

      Domenica possédait de même, à son insu, la poésie profonde qui traduit par le souffle toutes les passions murmurantes d'une âme complète qui s'étonne, qui s'ignore, et livre au ciel avec de saints transports la confidence de ses douleurs. Quoique timide et renfermée, l'habitude l'avait familiarisée de bonne heure à plaider, si l'on peut hasarder ce mot, devant des juges ravis et fiers de lui faire gagner sa cause. Aussi n'était-ce que devant eux qu'elle réapparut pleine de confiance et d'abandon. Ses formes sveltes, sa distinction naturelle, avaient leur part sans doute, dans les transports que causait sa jeune présence; mais c'était ce souffle tour-à-tour léger, solennel, plaintif et toujours chaste comme son coeur qui fit pleuvoir sur elle les rubans, les sonnets et les fleurs dont la jeune fille surprise demeura presque suffoquée.

      Ce ne fut que le soir de ce triomphe, m'avoua Fülle, que Piramonti se crut un moment son père. Au milieu des rêves dorés qui revenaient en foule sur les ailes ouvertes de ce nouveau séraphin, il fut tenté de tomber à ses pieds, et de l'adorer comme la Fortune. Mais il ne l'invoquait que pour en gaspiller les largesses. On eût dit que chacune de ses mains recélait un creuset invisible où se fondait l'or gagné par la voix de Domenica.

      Dès-lors commença pour elle la carrière éclatante qui s'était arrêtée pour son frère dans une brusque nuit. Les concerts privés et publics, devant la cour, devant le peuple, à Naples, à Vienne, à Rome enfin (pour ma joie et mon supplice), remplirent ses jours de préoccupations et ses soirs d'enivrements. Les invitations, les fêtes, les équipages armoriés devant sa porte toujours humble, les bracelets chargés de rubis, les arbustes rares s'amoncelèrent à ses pieds d'enfant et lui laissèrent à peine le loisir de respirer. A peine plus merveilleuse est la transformation du vers infime qui, après deux ans de retraite dans l'herbe, devient la fleur qui monte, suivie par l'oeil ardent de l'admiration et du désir.

      Sans autre protection visible que la pudique Allemande qui pria tous les soirs, tandis que Domenica chantait, Domenica passait sans une souillure à travers son atmosphère de gloire. Elle vivait, pure comme la flamme allumée, chaque soir, pour elle à la Madone, par la foi d'une pauvre femme du peuple. Ce n'était pas l'éducation austère, ce n'était pas l'exemple de moeurs rigides qui retenaient cette colombe par les ailes au-dessus des chemins glissants de la terre: qu'était-ce donc?

      Une fois, les larmes aux yeux, je me le demandais à moi-même auprès de la vieille servante qui me répondit simplement:

      - Monsieur, il y a, par-ci par-là, des sols si riches que, si peu savante que soit la main qui les cultive, n'y tombât-il qu'un grain de bonne semence, il en naîtra une abondante moisson. Le coeurs de ma fille est pétri de même, par la volonté de Dieu.

      - Ajoutez, répliquai-je, touché du sens droit de cette femme, que je pense (et je le pense encore) qu'à travers l'éblouissement inévitable de sa renommée, des flots vivants de figures adulatrices, de ce bruit d'orchestre, de louanges, de couronnes qui tombent et la couvrent, il est permis de croire que parfois, au fond de cette âme solitaire, il s'élève une note grave, une seule qui la guide où Dieu veut qu'elle aille. A la cour même, tandis que le chambellan brodé lui donne la main comme on ferait à la reine pour la guider jusqu'au roi, il est doux d'espérer qu'elle s'imagine rêver, qu'elle tremble que toute cette pompe ne se fonde comme l'illusion d'une ombre et ne soit près de s'évanouir. Peut-être cette pudeur sauvage où elle rentre quand ses belles lèvres se ferment lui a-t-elle été soufflée tandis que sa poitrine d'enfant servait d'oreiller à Ninio mourant, et que ce souffle plaintif lui a dit: «Domenica, prends garde! c'est le dernier concert qui m'a tué.»

      La pauvre nourrice me ferma la bouche avec un saisissement qui me gagna; et nous finîmes par nous regarder sans oser commenter davantage notre thème éternel: Domenica! Domenica!

      Parmi les grâces de sa figure, elle avait un trait doux et poignant qui la faisait charmante, et qui la rendra laide . . . si elle doit vieillir! C'était quand elle allait chanter, dans le mouvement de ses lèvres entr'ouvertes l'expression ravissante d'un enfant effrayé.

      - Elle a bu du lait triste, me disait Fülle, et elle s'en ressentira toute sa vie.

      J'ai passé ainsi bien des heures toutes remplies d'une jeune fille à laquelle je n'avais pas même l'espoir d'adresser jamais la parole; oubliant Rome et ses malheurs, pour écouter la pauvre Allemande, témoin naïf de ses innocentes actions. Fülle me les racontait patiemment tandis que ses maîtres étaient au théâtre ou chez les grands seigneurs de Rome. Mes soirs coulaient presque avec joie dans la fraîche galerie de l'auberge où régnait alors un silence profond. Au milieu de l'Italie, désert splendide dont les fruits étaient interdits à ma misère, je sentais pourtant comme si mon être était une grande plante qui acquit son épanouissement dans l'étroit espace d'air, vivifié par l'haleine sonore de Domenica. J'y rêvais, le cerveau rempli des mille couronnes d'une jeune chanteuse; j'y parcourais, sans les lire, les livres qui ne me parlaient pas, je m'y sauvais de la ville antique dans laquelle je n'avais pas de place, sinon celle du lazzarone qui rampe au soleil pour entraver la voie de l'homme qui marche; de cette ville où je ne pouvais peindre, faute de couleurs et de pinceaux; où les crayons même étaient trop chers pour y aspirer; où je regrettais de ne savoir point coudre pour faire au moins des habits et empêcher les miens de m'abandonner; où je n'avais pas l'art de raisonner mes langueurs, ce qui, à tout prendre, devient une occupation dont l'âme se nourrit, se relève et s'honore. Je m'y laissais accabler sous mes divagations, comme les enfants sous les coups des grands vauriens qui frappent leur faiblesse. Je regardais passer mes vainqueurs, et je n'avais pas même le pouvoir d'en tracer l'esquisse, de garder leur signalement, afin de m'en garantir à l'avenir. La rêverie, l'absorbante rêverie entrait en moi par tous les pores. Qui la trouve à Rome et ne l'écrase pas du pied comme une vipère, est bientôt infecté d'un poison sans remède. Oui! je crois encore, dit Régis en s'interrompant lui-même avec un frisson de terreur, je crois encore que c'était de l'amour!

      Un récit d'amour a toujours tant d'attrait, même pour ceux qui ne sont pas amoureux, que l'inséparable ami de Régis s'arrangea pour l'écouter aussi longtemps qu'il lui plairait de se ressouvenir; ne secouant qu'à de longs intervalles la cendre qui menaçait d'éteindre son cigare et n'écoutant plus le moins du monde les hirondelles bruyantes, assez hardies pour se rassembler en masse sous la vigne flottante de l'hôtellerie rustique.

      - Durant ces heures, reprit Régis, l'Allemande filait contre la chambre fermée de Domenica, qu'elle gardait pendant son absence avec l'immobilité du chien devant la porte de son maître. C'est à son zèle de compatriote que je devais, de temps à autre, d'entrer à San-Carlo, par la gracieuse faveur de Domenica. Un jour, j'avais pris de mon coeur le conseil hardi de l'en remercier au passage; mais je ne pus desserrer les lèvres devant elle, car je me ressouvins tout-à-coup que je bégayais; et mon âme aussi se mit à bégayer en moi. Je ne parvins à surmonter ma honte qu'en fuyant, jurant sur Dieu et tous les saints de demeurer mille ans audessus de sa chambre sans lui adresser une syllabe; je tins parole.

      Je me retrouvai en vain plusieurs fois planté, comme par hasard, entre elle et le mur blanc de l'escalier, que je croyais prêt à s'enfoncer sous moi, quand j'avais reçu par tout mon être la commotion de son regard velouté qui saluait le mien, et senti son vêtement frôler mon genou, pliant d'une secousse si légère.

      La carrière de Piramonti se poursuivait depuis deux ans à Rome; joueur et prodigue en dehors de l'humble cellule de Domenica qui n'avait pour tout luxe qu'un petit lit blanc comme un autel, Piramonti devint tout-à-coup circonspect et rangé. Un esprit de prudence, on l'eût dit, et presque d'effroi de l'avenir, s'empara de cette tête aride comme du carton. Il amassa de grandes sommes, parla d'acquérir une somptueuse villa destinée à la dot lointaine de Domenica. Il vécut avec sobriété; on ne le vit plus jouer comme un prince ou comme un fou; il prit un air grave; quitta les douze bagues à diamants dont il engourdissait ses doigts; réalisa les chaines ruisselantes qui déchiraient ses jabots d'Angleterre. Prodige! Enfin, il parut corrigé. A côté de cette transformation qui émerveillait chacun, la santé de Domenica s'altérait par secousses. J'appris de Fülle, sous le sceau du plus profond secret, que son jeune esprit était troublé de soucis d'une nature effrayante et nouvelle.
 
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      *)
Ceci est un fait, il a été signalé par Miss Worthincton, avec des détails curieux et une sensibilité rare, dans un article intitulé: le Concert.
 
 
 
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