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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Marceline Desbordes-Valmore
1786 - 1859
 


 






 



D o m e n i c a
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      Toute cette matinée coula si remplie des préoccupations du soir qu'elle non plus que Piramonti, n'eurent le temps de se parler. Pliée par l'habitude aux travaux qui l'auraient accablée, elle les remplissait alors presque machinalement. Il y avait pourtant un frisson convulsif et une fixité dans son regard qui trahissait de temps à autre l'angoisse dont elle ne parlait pas, et le temps marchait.

      L'ordre habituel établi partout, l'élégante parure achevée, le rouge étendu sur ses joues de la même teinte que sa robe de fiancée, les gants passés à ses beaux bras, de forme chaste comme ceux de Psyché, non, vois-tu, rien n'était alors plus beau que Domenica, plus svelte que sa taille droite comme un lys, plus imposant que sa tristesse silencieuse et fière. Que se passa-t-il dans l'âme, qu'une forme si ravissante enveloppait, lorsque Piramonti vint, courbé comme malgré lui devant toute cette majesté d'innocence, compléter sa parure par le bouquet magnifique dont il attendait un service odieux? Elle le prit en détournant son regard sans haine. Puis, par un mouvement digne et rapide qui parlait plus éloquemment que mille discours, elle divisa en deux parts le bouquet qu'on venait de lui présenter, pour en suspendre la moitié au portrait de sa mère, que surmontait la madone illuminée. Cette réponse muette fit monter le rouge au front de Piramonti, qui n'eut pas moins l'affreux courage de lui dire, du ton du reproche et de la prière:

      - Croyez-vous qu'elles vous ordonnent de me laisser jeter en prison?

      Domenica, sans répondre, sortit alors de sa chambre; le regard qui fuyait son maître se leva par miracle vers moi. C'était une belle étoile, sur ma parole! j'en vis longtemps l'éclat après qu'elle fut emportée dans la voiture avec l'Allemande, qui ne put se résoudre à rester sans cette enfant, si faible ce soir-là pour une telle épreuve.

      Arrivée de trop bonne heure, tout habillée dans sa loge, elle attendit avec une ardente impatience le bonsoir habituel de Cataneo. Il avait chanté le matin aux funérailles d'une princesse, et déjà les musiciens s'accordaient, qu'il ne paraissait point encore. La chaleur d'un orage prochain, le monde dont la salle s'emplissait, y faisait régner une atmosphère de feu. Le nom de Domenica courait parmi comme un frémissement. Cataneo n'arrivait pas, et Domenica se mourait.

      Retirée alors dans un petit foyer joint au théâtre où il devait passer en arrivant, elle le vit la première, ou le devina; et dès qu'elle eut entendu sa voix, dès qu'elle eut dit: c'est lui! une paix soudaine, un calme charmant la remplit tout entière et fit relever sa tête comme si l'univers arrivait à son secours.

      - O Cataneo! que vous êtes venu tard, lui dit-elle. Cette phrase si simple avait l'expression d'une cantate de délivrance.

      A peine eut-il le temps de lui répondre, avec sa douceur accoutumée, qu'elle dut paraître devant un auditoire brillant, dont les bravos impatients la saluèrent d'un long hommage. Oh! qui l'eût peinte alors eût éternise une belle chose! Il eût gardé l'image de l'artiste accomplie, créée pour écouter avec amour, comme pour chanter avec religion et foi. Plus tard, dans la soirée, tandis que les sons ravissants de ces deux voix erraient dans toute la salle s'élevant, s'abaissant ensemble tour-à-tour comme deux rossignols qui luttent; alors que tous, sans respirer, leur tendaient une oreille ravie, hélas! hors moi, vaincu et entramé là par mon coeur, qui pouvait se douter de l'angoisse enfermée dans le sein harmonieux de la pauvre syrène? Qui ne l'eût crue heureuse au moment où Cataneo la reconduisait au milieu des transports plus mérités que jamais de l'admiration de Rome? Je savais le contraire, moi, caché dans le coin le plus obscur du parterre; coin de purgatoire, ignoré par Dante, que j'avais fièrement payé de deux jours de travail, afin de conserver pour toujours le billet de faveur, signé pour moi du doux nom de cette belle fille. Je l'ai encore: je te le montrerai.

      Elle osa dire en ce moment à Cataneo qu'elle avait à lui parler seul et qu'il eût à la suivre, dans sa loge où Fülle l'attendait. C'est là qu'avec des mots à peine articulés, vagues et pudiques, pour cette hideuse révélation, elle l'instruisit de l'horrible scène du soir précédent, et de celles plus violentes qu'elle avait à redouter encore; Cataneo l'écoutait morne et silencieux.

      - Conseillez-moi, dit-elle. Je n'ai point de frère pour me défendre, je suis presque hors de sens. Vous savez plus que je ne sais. Vous êtes plus expérimenté; vous êtes sage, vous! O Cataneo! conseillez-moi; par amitié, conseillez-moi!

      - Plus expérimenté, en effet, répondit Cataneo avec un soupir. J'ai pensé que tout devait finir ainsi. Attendez . . . ne tremblez pas, Domenica. Souvenez-vous, pauvre enfant, qu'il faut encore chanter pendant une heure.

      Elle s'assit; elle écouta, comme si Dieu allait parler. Pour Cataneo, saisi d'un trouble étrange, il s'approcha d'elle toutà-coup, et prenant pour la première fois sa main avec passion:

      - Vous n'auriez qu'un sûr refuge, lui dit-il, et vous ne pouvez pas l'accepter . . . Pourtant, continua-t-il en marchant avec agitation, ce serait mieux encore que d'être la proie de ces deux pervers. - Je vous guiderai! Je suis, je serai un homme d'honneur. Ce que je possède, je vous l'offre. Hé bien! venez partout avec moi.

      - Mais, mon père, répartit Domenica qui l'appelait encore son père! croyez-vous qu'il y consente jamais?

      - Consentir à quoi? demanda le ténor avec étonnement.

      - A cet amour, dit-elle avec candeur. Vous savez qu'il a tellement horreur de me voir mariée . . .

      Sur cette parole, Cataneo laissa subitement retomber la main de Domenica, et se reculant devant elle, il la regarda pétrifié. Oubliant l'empire qu'il ne perdait jamais sur lui-même, toute sa contenance s'altéra; ses yeux se fermèrent par la douleur, tandis qu'un faible sourire crispait sa lèvre plus mince que jamais. D'abord il put a peine articuler:

      -Est-il possible! est-il possible! elle ne sait rien! Mais je lui ai tout dit à ce misérable, afin qu'il vous l'apprît, signora . . .

      Après ces paroles obscures, il se tut, attachant son regard plein d'angoisse sur la jeune fille qui demeurait epouvantée, ne prévoyant rien, sinon qu'un mot allait la tuer. Il se passait en effet quelque chose de terrible dans cet homme indécis en présence de la plus simple et de la plus honnête des créatures. Après un suspens qui fut une torture indicible, une pensée rapide termina la lutte. Il devint plus triste, mais plus fort; et, ressaisissant la main de Domenica, qui la lui rendit avec abandon: - Domenica! je pourrais donc vous tromper? je ne le ferai pas. Je suis marié.

      Elle poussa et retint un faible cri, tomba sur son siège sans répondre, tandis qu'excité par un courage qu'on pourrait appeler barbare, s'il n'eût été sublime, il ajouta avec fermeté:

      - J'ai vingt ans de plus que vous, Domenica, et je suis marié depuis douze. Ma femme, belle aussi, a ruiné l'honneur de sa maison: elle a la voix d'un ange et l'orgueil du démon. Esclave perdue d'un prince étranger, elle croit l'aimer plus que le pauvre Cataneo le chanteur; tandis que vous, chère et généreuse enfant, vous, si pure . . .

      Domenica se leva frappée de terreur. Des voix impatientes l'appelaient sur le théâtre.

      - Pardonnez-moi, lui dit Cataneo précipitamment, tout bas, en la suivant. Je suis bien malheureux!

      Un sourire convulsif fût tout ce qu'il obtint de Domenica, dont Fülle releva le mouchoir et les fleurs. La pauvre enfant les avait laissé tomber en courant de toutes ses jambes tremblantes.

      L'Allemande, troublée, dit à Piramonti qui poursuivait sa jeune maîtresse de reproches, que la chaleur d'orage l'avait suffoquée comme la veille: mais elle ne calma pas sa colère, car le bouquet méprisé restait aux mains de la servante. Le vieux prince, haletant d'impatience, ne l'avait pas vue se tourner vers lui, et la promesse qu'il en avait reçue le rendait plus hideusement attentif au moindre mouvement de la prima donna. Tous les lustres frappaient en plein sur elle quand elle reparut. Les spectateurs idolâtres la regardèrent avec surprise, frappés du désordre de ses regards; j'étouffais de malaise, comme si j'eusse dû chanter pour elle. Le bouquet fatal fut rapidement remis dans ses mains par Piramonti qui venait de l'arracher à Fülle. Il avait l'air d'un valet de Lucia. Je le vis la pousser mystérieusement pour l'éveiller de la stupeur où elle semblait être, et l'un des airs les plus ravissants de Rossini commença.

      Cette mélodie exaltante donna du secours à la terreur de Domenica. L'expression de sa voix, d'abord vague et resserrée, devint large et puissante; ses cris furent sublimes; on pleurait, on la couvrait de fleurs. Ses bras s'ouvrirent, et le bouquet tomba, dont la vue parut l'effrayer. L'air, interrompu par une note aiguë de la flûte, et le roulement réel du tonnerre, firent qu'elle se recula, regardant avec alarme autour d'elle. Puis, les sons adoucis de cette flûte, appelant la rentrée du chant, séparèrent ses lèvres, mais nulle voix n'en sortit plus. Un seul cri perçant lui partit du coeur, et, posant sa main sur ce coeur qui éclatait, Domenica resta immobile.

      La confusion se répandit de loge en loge. Chacun s'avançait avec inquiétude; chacun attendait celle qui devenait étrangère à tout. Ne paraissant plus se ressouvenir du lieu où elle était, isolée sous les milliers d'yeux qui la regardaient avec anxiété, elle plia doucement les genoux comme une personne en prière, séparant une par une les fleurs du bouquet, et s'efforçant de les attacher dans le vide, ainsi qu'elle avait fait au portrait de sa mère.

      - C'est le rôle! c'est le rôle! crièrent plusieurs voix.

      - Non! emmenez-la! emmenez-la! crièrent d'autres, plus fort. Et le vieux seigneur sortit de sa loge, aussi précipitamment qu'il put, pour passer au théâtre; mais déjà Cataneo l'avait enlevée et ramenée dans l'étroit foyer des chanteurs. On ouvrit tout. Ce n'était rien, annonça-t-on, qu'une suffocation passagère, un délire mélomane, une peur exagérée de l'orage et du rôle. Le spectacle finit, comme il put.

      Je sortis sans savoir où j'étais, serrant avec force dans ma main le billet dont elle avait voulu consoler son voisin silencieux; je passai, à travers les groupes où son nom circulait avec l'intérêt d'un grand événement. Je regagnai ma chambre sans pouvoir me résoudre à me coucher, bien que je fusse sans lumière et las à mourir de tant d'émotions. Je voulais la voir rentrer. Le sommeil ne me paraissait possible que tranquillisé sur cette vie qui tenait une si grande place dans la mienne.

      La foudre s'était éteinte sans pluie dans le ciel redevenu calme. Onze heures venaient de sonner quand j'entendis un équipage rouler au loin rapidement et s'arrêter sur les larges dalles de la rue. J'arrivai en même temps que la voiture au seuil de l'auberge, où des promeneurs, des curieux, des valets en livrée porteurs de falots, causaient une sorte de tumulte.

      Le riche équipage à quatre chevaux surchargés de rubans rouges était celui du vieux-prince romain. La robe de satin blanc de Domenica y brillait entre les habits noirs de Piramonti et de Cataneo. Celui-ci en descendit le premier, ne regardant personne. Le prompt sentiment qui me saisit fut l'indignation. Elle revenait dans l'équipage de l'impur vieillard! elle y était montée! elle se laissait ramener en triomphe par ses valets, à la lueur des flambeaux, au milieu de Rome éveillée et curieuse! Mes dents se serrèrent et j'allais m'enfuir: mais la rumeur s'accrut, et je distinguai la voix sanglotante de la vieille Allemande. Je ne sais quelle réaction me fit courir avant eux, et monter jusqu'au bord de la galerie, bien sûr que Domenica ne pouvait rentrer seule ou accompagnée dans sa chambre, sans que je la visse passer. Elle montait en effet, mais privée de sentiment, sur les bras de Cataneo. La foule pénétrait sous les colonnades de la cour où de tristes rumeurs circulaient. Je saisis à son passage la jupe noire de Fülle, plus pâle s'il était possible, que sa maîtresse évanouie. Fülle, éperdue, ne me jeta qu'un mot en allemand et ce mot affreux me força de m'appuyer contre la rampe: sa maîtresse était folle.

      - Tu me fais mal, interrompit Karl en se levant. Elle ne l'était pas, j'espère?

      - Une grande dame romaine le croyait impossible aussi, dit amèrement Régis; mais elle le pensait autrement que toi. Cette noble dame, choquée de ce qu'elle appelait le scandale d'une telle interruption, forma le voeu de voir fermer les théâtres, si les chanteurs devenaient assez inconvenants pour mourir devant le grand monde assemblé pour se divertir.

      La foule était si grande à San-Carlo qu'il en était résulté quelque désordre: les dames, quittant le spectacle avant l'heure habituelle; ne trouvaient pas leurs équipages, non plus que les voitures ordinaires. On n'en obtint pas une pour ramener Domenica, dont l'immobilité donnait de grandes alarmes. Le prince d'Al . . .r fit offrir sa voiture à Piramonti, qui s'empressa trop de l'accepter. Au moment où l'on y déposait la jeune fille, Cataneo parut, averti sans doute de cette espèce d'enlèvement. Sans attendre que le prince donnât ses ordres aux valets, il se précipita dans le carrosse découvert, repoussant le prince avec force, et cria d'une voix impérieuse: «Albergo della Commenda!» Et les chevaux partirent avec promptitude sans que le vieux seigneur, stupéfait, osât témoigner sa colère, étant félicité, par ceux qui restaient, sur sa charitable courtoisie. Il prit plus tard un modeste carrosse pour se rendre à la Commenda.

      Voilà pourquoi j'avais vu descendre Cataneo, si ferme et si résolu, malgré le saisissement qui le poignardait. Il ne voulait pas que Domenica, vivante ou morte, fût souillée du contact de ce honteux vieillard, et passât dans la foule sous sa flétrissante protection.

      Cataneo, traversant de force le peuple qui demandait des nouvelles de sa prima donna, portait sur sa figure livide la conviction d'un événement fatal. Quand il la déposa sur la couche étroite où il la laissait mourante, il la parcourut d'un regard si triste et si terrible ensemble, qu'il me parut plus malheureux qu'elle-même. En se tournant brusquement vers le prince qui entrait alors:

      - Sortez d'ici, vous! dit-il, les dents contractées par une fureur qui soulagea la mienne. Misérable riche! vous n'êtes pas digne de vos cheveux blancs. Honte égale à toi, Satan! jeta-t-il au nez de Piramonti courbé sans oser répondre, car toutes les passions italiennes élevaient en ce moment leurs orages dans l'âme du malheureux Cataneo. Emporté hors de lui jusqu'à la frénésie, il frappa le robuste et vil musicien d'un coup qui ne le fit pas même sourciller, puis, soulevant la tête couronnée de la jeune fille asphyxiée sous ses fleurs:

      - Elle est à l'abri de tous, cria-t-il avec une joie déchirante. Vous ne pouvez la déshonorer, maintenant. Priez pour moi, jeune vierge; ajouta-t-il d'une voix que brisaient les sanglots, et pardonnez-moi!

      Comme il sortait vacillant, pareil à un homme ivre, tant la colère et le désespoir le possédaient, il me heurta dans le coin sombre où j'étais blotti, et d'où je regardais jusqu'au fond de la chambre restée toute grande ouverte.

      Il s'arrêta, surpris de mon visage couvert de larmes que je ne songeais pas à cacher: cette vue, il faut croire, l'atteignit d'un attendrissement qui détendit son âme, car il tomba dans mes bras comme s'il m'eût aimé. Je sentis que je ne pouvais plus hair cet homme; sa douleur me serrait d'une étreinte que je crois éprouver encore.

      - Viens avec moi, me dit-il à voix basse. Tu vois que c'est triste, n'est-ce pas? Viens vite; il faut un prêtre ici. Tu le ramèneras, toi; ceux-là ne songent qu'au mal.

      - Non, pas la pauvre Fülle, répondis-je en le suivant d'un pas pressé.

      - Non, pas la pauvre Fülle, répliqua-t-il d'un accent qui redevint doux. Elle la suivrait au ciel et partout, je le sais!

      Nous heurtâmes à la porte d'un vieux prêtre de notre voisinage. Ceux qui le connaissaient de toujours disaient que son existence était comme une longue vie d'enfant, et que jamais homme si vieux n'aurait quitté ce monde plus semblable à ce qu'il était en y entrant. Sa demeure, humble et basse, tenait à la grande église de la Sainte-Trinité-des- Monts, et était à peine visible près de l'immense escalier de granit.

      - Qui que vous soyez, entrez, nous dit le vieillard, qui n'était jamais enfermé la nuit.

      Cataneo l'instruisit du sujet de sa visite. Le prêtre, sans répondre, nous demanda de la conduire où que ce fût.

      Toute cette nuit, durant laquelle mes yeux ne se fermèrent pas, je vis errer l'ombre de Cataneo sous le parvis de la grande église, et sur la place où la lune scintillait comme une lampe. Ce fut seulement à la dernière étoile, quand je descendis l'assurer que Domenica vivait encore, qu'il consentit à se retirer, mais sans pouvoir me répondre. Le bruit de la porte qui s'ouvrait l'arrêta.

      - Un ange! un ange! dit le vieux prêtre en passant entre nous deux. L'aube en ce moment éclairait un peu nos figures.

      - Qu'avez-vous à pleurer? mes frères, poursuivit-il en nous exhortant. Ici, ou plus haut, c'est vraiment un ange. N'ayez donc pas moins de soumission qu'elle. Seigneur! ajouta-t-il d'une voix remuée de charité profonde, quelle belle chance pour la mort! Cette jeune fille n'a jamais fait de mal; elle pleure seulement pour ceux qui voulaient lui en faire.

      Cataneo couvrit sa figure de son mouchoir et s'éloigna.

      Quant le prêtre était entré la veille au soir dans la chambre consternée de Domenica, on avait fermé les portes de la maison sur lui. La foule, découragée, s'était écoulée par degrés à la suite du vieux seigneur romain, l'honorant d'avoir prêté sa voiture à la jeune malade. Il ne dut pas, toutefois, aller dormir d'un sommeil satisfait. Piramonti s'était retiré dans l'étage au-dessous, ordonnant qu'on l'appelât s'il en était besoin. Moi, j'attendais, au fond du cabinet à porte vitrée de la vieille Allemande, ce qu'il plairait à Dieu d'ordonner de ces choses. Fülle, à genoux, regardait avec anxiété Domenica toujours immobile. Le frére Silva, qui se tenait en prières, s'interrompit une fois par un frisson qui me fit tressaillir, disant à lui-même: O mort! qui es-tu? De temps à autre il hasardait un regard doux et craintif sur les choses, nouvelles pour lui, laissées en désordre dans la chambre de l'artiste. Sur la toilette tèndue de mousseline, parmi les plumes et les perles, brillaient de longues aiguilles d'or, de riches bracelets dans leur écrin, du rouge et le pompon pour l'étendre; au milieu de fraîches ceintures flottantes, à côté des fleurs et des cahiers de musique, gisaient de petits souliers blancs qui paraissaient ne convenir qu'à quelque enfant.

      - Oh Madeleine! dit-il.

      Il se crut chez Madeleine, et pleura. Toutefois, son attention, attirée par une lueur vacillante dans un coin, se mêla d'un peu de joie à la vue de la madone que ces femmes honoraient d'une lampe éternelle dont l'huile sentait bon. Aidé peu-à-peu de ses souvenirs et des confidences de la servante, il se rappela Domenica plusieurs fois apparue, charitable et pieuse, sous les voûtes de son église, et il attendit, moins triste, ayant judicieusement pensé que cet état demi-léthargique pouvait être d'un effet salutaire après le délire qui l'avait précédé. Il ne se trompait pas. Vers la fin de la nuit, Domenica, sans se mouvoir encore, ouvrit naturellement les yeux et les attacha sur sa nourrice, qui faillit mourir de joie. Le prêtre ne s'approcha qu'avec une religieuse discrétion et lui dit qu'il était venu près d'elle à titre d'ami et de médecin. Elle le regarda longtemps, confuse, cherchant à se reconnaître, comme effrayée d'être ainsi couchée dans la présence de ce vieillard. Puis, après un soupir profond qui rappelait sa vie, elle étendit ses mains vers lui, disant d'une voix faible:

      - Alors bénissez-moi, mon père, car mon âme est malade.

      Encouragé par ces mots, qui annoncaient du moins une douleur lucide, il abaissa le crucifix sur ses mains, lui répondant que c'était là le seul médecin des âmes.

      - Daignerait-il venir au secours d'une pauvre fille abandonnée? demanda-t-elle tout bas au prêtre. Pour moi, mon père, je ne voudrais plus le quitter de ma vie.

      - Si jeune, enfant! auriez-vous cet heureux courage?

      - Si jeune! reprit-elle après avoir pensé. Ah! mon pèré! ma jeunesse a été tuée d'un coup de foudre: j'ai cent ans à cette heure!

      Le frère Silva, s'imaginant que la peur de l'orage avait dérangé sa raison, lui répondit doucement:

      - Ma fille, la foudre n'est pas tombée hier, et pas une des fleurs que je cultive pour l'église n'a bougé sur sa tige.

      Domenica hocha la tête.

      - Cet orage, mon père, n'a pas fait de bruit: je ne l'attendais pas du côté où il est venu.

      Un regard intelligent de Fülle traduisit ces paroles confuses au vieillard, qui répondit avec l'instinct de la charité:

      - C'est toujours du côté où l'on ne tourne pas la tête qu'arrive le sifflement précurseur; puis tout-à-coup on vous frappe sur l'épaule; vous vous retournez distrait, et la nouvelle affreuse se jette en travers de votre face. Vous croyez encore que ce n'est pas possible, et vous dites: Non! - Mais cela est, il faut le croire et répondre: - Mon Dieu! vous êtes le maître, et je suis bien peu de chose sur la terre.

      - Je n'ai pas dit non, mon père! et je ne suis plus rien que perdue.

      La pauvre nourrice, par un instinct de femme dont l'homme de Dieu ne fut pas aigri, venait d'étaler doucement sur le lit de Domenica les couronnes jetées à ses pieds la veille. Cette innocente flatterie ne fut d'aucun secours Domenica les regarda tristement, et les éloignant sans rudesse:

      - Otez ces choses, dit-elle; je n'en veux plus, sinon pour les offrir au Sauveur.

      Pour lors, un flot de larmes silencieuses mouilla l'image d'ivoire qui la calmait de tout ce qu'elle avait perdu au monde. Après un long moment, et avec un de ses accents à elle qui m'atteignait dans le coeur, un de ces accents plus doux que le doux italien, plus simple aussi:

      - Laissez-moi regarder Dieu, dit-elle au prêtre étonné: on peut oser l'aimer, n'est-ce pas? Dieu n'est pas marié, lui? Il l'est avec l'église, ma fille, et le sera éternellement!

      - Eh bien! je m'enfermerai dans l'église, afin d'aimer sans crainte, sans repentir, et sans fin; car c'est ainsi que j'ai besoin d'aimer, moi . . . Parlez encore, ô mon père! Vous qui savez les paroles de l'éternité, dites-moi, que faut-il que je fasse?

      - Racontez-moi vos fautes, afin que je prie pour vous.

      Elle chercha, regarda Fülle pour qu'elle l'aidât à s'accuser elle-même.

      - Est-ce bien mal de ne sentir aucune haine contre l'homme qui a voulu me jeter au déshonneur?

      - Ce n'est point mal si vous préférez mourir à vous déshonorer, car vous haïssez le vice en pardonnant au pécheur.

      - Est-ce bien de souhaiter le sauver au prix de toutes les choses que je possède, et de pleurer amèrement de n'en pas posséder assez pour cela, parce que c'est le père de Ninio?

      - Ce n'est point mal. Ainsi ne pleurez pas; car si Dieu vous disait seulement une parole, votre âme serait guérie.

      - Que faut-il donc faire pour qu'il me parle?

      - Ecouter.

      Elle écouta avec une attention que je partageais moi-même; puis le vieillard reprit:

      - Qu'entendez-vous?

      - Non! cria-t-elle, frémissant; non! je ne tenterai plus l'horrible veuvage qui a mis pour moi toute la vie en deuil!

      - Si vous aimez quelqu'un avec Dieu, aimez Dieu en lui, et soyez prête à vous en séparer lorsqu'il l'ordonnera.

      - Mais Dieu descend-il dans l'état où je me trouve?

      - Votre coeur, ma fille, est un pauvre oiseau d'orage: il faut l'abriter où les orages meurent. Eh bien! que la pensée d'une volonté divine, qui s'accomplit en vous et pour vous, modère vos larmes et vos gémissements.

      Domenica, durant quelques instants, étouffa ses sanglots sous les plis de son drap.

      Alors, comme les enfants sérieux qui vont demander la communion, elle se confessa tandis que Fülle me fit descendre, et ce fut après l'épanchement d'une telle tristesse que le prêtre de la Trinité-des-Monts nous dit en sortant:

      - C'est un ange.

      Le matin, elle revit Piramonti, mais sans lui parler autrement que de ce regard profond, toujours sans haine, qu'elle tenait de sa mère. Il ne put le soutenir cette fois sans un serrement atroce au creux de l'estomac qui l'empêcha lui-même de parler. Elle s'en aperçut et lui dit doucement au revoir de la main. Vers le soir, elle eut une entrevue nouvelle avec le frère Silva, après quoi son esprit devint tranquille.

      Voici les seuls détails qui m'arrivèrent encore:

      Le prêtre de la Trinité-des-Monts, l'ayant retrouvée plongée dans une atonie profonde, n'essaya de l'en tirer d'abord par aucune parole, même affectueuse. Il la regarda, surpris de voir ses faibles mains pleines de bijoux de prix, dont elle s'efforçait de peser le poids comme pour en calculer la valeur.

      - Il m'a laissé bien peu de ces parures, dit-elle à Fülle, sans se douter qu'on l'écoutât. Je n'aurai jamais là de quoi sauver sa liberté!

      Elle parlait ainsi, parce qu'il avait bien fallu se résoudre à lui dire que, depuis deux heures, Piramonti venait d'être arrêté.

      Dès qu'elle se fut aperçue de la présence de frère Silva, elle lui remit ce trésor insuffisant, en lui confiant l'usage auquel elle le destinait.

      - C'est la première fois, dit Fülle, qu'elle se plaint d'avoir été dépouillée de tous les autres.

      - Parce que je n'ai maintenant rien à lui offrir, dit-elle.

      Une preuve plus tendre l'attendait encore.

      - Voici, dit frère Silva, ce qu'on m'a demandé de vous remettre pour aider votre charité envers celui qui vous a servi de père.

      En parlant fort bas, il posa timidement sur l'oreiller de Domenica un portefeuille à clef qui la fit profondément rougir; elle l'avait vu plus d'une fois dans les mains de Cataneo. Elle essaya de parler, mais elle cacha ses yeux et ne proféra pas une parole.

      - Vous pouvez recevoir le don et lire la lettre d'un honnête homme, reprit frère Silva.

      Il ouvrit lui-même le portefeuille contenant dix mille écus en billets, puis ce peu de lignes sur lesquelles s'attachèrent longtemps les regards de Domenica:

      «Qu'importe le prétexte de mon départ; n'en savez-vous pas la cause? n'a-t-il pas été signé dans mon sort le jour où j'ai jugé ce départ utile à votre bonheur? ne me suis-je pas essayé à mourir aussi dans votre amitié comme je m'étudie à toutes les morts? n'avez-vous pas vu quelquefois que j'étais bien las de souffrir? C'est presque dire de vivre. Pardonnez-moi ma mauvaise écriture. Cherchez mon affection sous mes paroles, vous serez contente de la place que vous y tiendrez dans l'absence. Hélas! l'absence, c'est regarder ceux qu'on aime sans leur parler. Banni du paradis de votre présence, je l'ai bien suffisamment expié, puisque j'ai juré sur vous-même de ne jamais vous revoir. Rendez-moi heureux une fois du talent que la nature m'avait donné; que votre charité reçoive le prix d'un an de ma vie. Pourquoi n'ai-je pas mérité que vous l'eussiez tout entière?»

      Après un nouveau silence, dont les sanglots ne furent pas perdus pour Dieu sans doute, Domenica demanda d'être toute seule avec le prêtre. Il sortit peu après tenant aux mains le portefeuille. Domenica n'en avait gardé que la lettre.

      Quand elle vit, le lendemain, s'approcher le coucher du soleil, elle se leva sur son séant, et serrant avec force les mains de Fülle:

      - Habille-moi, lui dit-elle, je veux sortir.

      Fülle ouvrit de grands yeux étonnés.

      - Que crains-tu? Frère Silva m'a soufflé son esprit. Il faut sauver le père de Ninio. Ne crains rien; habille-moi, nourrice. Dieu m'ouvrira le chemin pour me sauver aussi, et, si tu veux, nous nous sauverons ensemble.

      Fülle obéit sans répondre, comme cédant à une force irrésistible, ne sachant pas au vrai si le délire reprenait Domenica ou si quelque dessein caché lui était inspiré par la grâce d'en haut. Fortifiée de cet espoir intime qui s'élevait de sa croyance, elle tourna les yeux pour interroger la Madone, et vit avec consternation que, par sa faute, la lampe sans huile s'était éteinte.

      - Ce n'est jamais arrivé, dit-elle.

      Domenica, devinant l'idée de Fülle à sa voix altérée, et couvrant son coeur de ses deux mains, lui répondit doucement:

      - O bonne nourrice! la lumière est là: n'aie pas peur! Fülle baisa ses mains, l'enveloppa d'un vêtement simple, d'un voile blanc, et, se couvrant elle-même de sa mante, elles descendirent furtives, puis sortirent par une porte du jardin aux figuiers s'ouvrant sur une longue ruelle aboutissant par des rues désertes jusqu'au palais pontifical.

      Elles en abordèrent une des portes basses au moment où le soleil inondait l'horizon de ses lueurs rouges et splendides.

      Selon mon invincible habitude, je n'hésitai point à suivre Domenica et Fülle. Cette dernière, s'en étant aperçue, m'en remercia des yeux. Ne sachant pas où l'emmenait Domenica muette, elle sentait dans ma présence un appui dévoué si la force venait à trahir le courage de son enfant.

      De mon côté, depuis notre sortie de l'albergo, je n'avais pas cessé d'apercevoir la tête blanche de frère Silva. Il nous devançait le long de tous les chemins par lesquels nous passions, depuis la place de la Sainte-Trinité-des-Monts jusqu'à la porte du Peuple, au pied du Capitole, s'arrêtant à chaque angle des rues désertes comme un saint avant-courrier devant les deux femmes qui n'avaient pas la moindre connaissance des tristes longueurs de Rome. Je le vis enfin les attendre à l'une des entrées latérales du Vatican. Cette porte s'ouvrit à sa parole; c'était précisément la porte par laquelle les soldats du pape m'avaient sauvé de la fureur famélique du peuple. J'attendis d'abord parmi les statues qui me couvraient d'ombre et de pensers austères: je pressentais ce qui allait suivre pour la pauvre prima donna, par le caractère même de son guide, dans cette espèce de ville sainte, où les femmes ne pénètrent qu'avec de grandes difficultés.

      Impatient de savoir l'issue de cette visite, à coup sûr préméditée, profitant de la liberté que j'avais d'entrer à toute heure dans les cours, je franchis hardiment la vaste enceinte autrefois consacrée aux oracles, comme alors aux décrets divins. Ma vue s'attacha aux longues allées d'arbres sous lesquelles se promène le pape quand il permet qu'on le rencontre par un hasard providentiel. L'abbé Silva lui parlait alors au milieu de ses alabardieri.

      Après avoir attendu sa réponse, la tête nue et distant de quelques pas, il lui désigna de loin Domenica voilée, à genoux sur la pierre, comme il faut être quand on sollicite la faveur d'aborder Sa Sainteté.

      Deux ceremonieri furent envoyés vers la suppliante et l'amenèrent jusqu'aux pieds de Sa Sainteté, qui se pencha pour l'écouter longtemps.

      - Allez, ma fille! lui répondit-il enfin, en le relevant avec une bonté profonde. Si la justice était bannie de la terre, on la retrouverait au coeur d'une femme ou d'un enfant.

      Il ne lui fit signe de s'éloigner qu'après lui avoir remis un parchemin qu'il signa de sa main paternelle et qu'il permit à Domenica de baigner de ses larmes.

      Quand Domenica sortit, elle suivit rapidement la rive droite du Tibre. Arrivée en face du pont Saint-Ange, frère Silva la fit s'asseoir durant quelques minutes sous le mausolée d'Adrien pour lire avec elle le parchemin sacré qui changeait sa destinée errante et les pompes théâtrales en une claustration volontaire. C'était ce que Domenica venait d'obtenir, avec l'acquittement des dettes folles de son père adoptif. Cet acte de délivrance était ainsi conçu:

      «L'Eglise prend sous sa haute protection Domenica Jane Auburn et Lisbeth Fülle, qui l'a nourrie.
      Nous délions Domenica Jane Auburn de tous liens terrestres. De ce jour, 20 juillet 1818, elle n'appartient qu'à Dieu dans le saint asile de Notre-Dame-du-Carmel, où notre volonté l'abrite avec notré benédiction.»
                        Le pape.


      Domenica n'éprouva ni surprise ni crainte en me voyant tristement mêlé à leur groupe. Elle s'était accoutumée à moi comme on se familiarise à Rome avec les statues que l'on regarde à peine: seulement, la statue marchait, et quelque instinct peut-être lui disait vaguement que je souffrais pour elle.

      - Eh ! que fera-t-elle de sa voix ? demanda Fülle avec un sanglot.

      - Si la voix n'est pas morte, je chanterai les louanges de Notre-Dame-du-Carmel, répondit simplement Domenica.

      Ce fut vrai le lendemain.

      - C'est d'une tristesse mortelle, dit Karl, voyant que son ami ne parlait plus.

      - Pourquoi? répliqua ce dernier avec son sourire qui pleurait. Elie eut le bonheur de rester fidèle à un amour trahi.

      - Et de mourir peut-être d'un amour guéri, répartit brusquement Karl. Il y a de ces morts-là. Le poignardé n'aime plus la main qui l'a frappé. Il meurt pourtant.

      - Domenica est devenue heureuse, j'en suis sûr. Une douleur pure, vois-tu, est trempée de grâce et d'espérance. Se venger par l'infidélité, c'est plus que tuer le souvenir d'un ingrat, c'est se trahir soi-même.
 
 
 
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