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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Marceline Desbordes-Valmore
1786 - 1859
 


 






 




P a u v r e s
F l e u r s

1839

______________________

 

374
L A   M A I S O N
D E   M A   M E R E



Maison de la naissance, ô nid, doux coin du monde!
Ô premier univers où nos pas ont tourné!
Chambre ou ciel, dont le coeur garde la mappemonde,
Au fond du temps je vois ton seuil abandonné.
5
Je m'en irais aveugle et sans guide à ta porte,
Toucher le berceau nu qui daigna me nourrir.
Si je deviens âgée et faible, qu'on m'y porte!
Je n'y pus vivre enfant, j'y voudrais bien mourir,
Marcher dans notre cour où croissait un peu d'herbe,
10
Où l'oiseau de nos toits descendait boire et puis,
Pour coucher ses enfants, becquetait l'humble gerbe,
Entre les cailloux bleus que mouillait le grand puits!

De sa fraîcheur lointaine il lave encor mon âme,
Du présent qui me brûle il étanche la flamme,
15
Ce puits large et dormeur au cristal enfermé
Où ma mère baignait son enfant bien-aimé.
Lorsqu'elle berçait l'air avec sa voix rêveuse,
Qu'elle était calme et blanche et paisible le soir,
Désaltérant le pauvre assis, comme on croit voir
20
Aux ruisseaux de la bible une fraîche laveuse!
Elle avait des accents d'harmonieux amour
Que je buvais du coeur en jouant dans la cour.

Ciel! Où prend donc sa voix une mère qui chante
Pour aider le sommeil à descendre au berceau?
25
Dieu mit-il plus de grâce au souffle d'un ruisseau?
Est-ce l'éden rouvert à son hymne touchante,
Laissant sur l'oreiller de l'enfant qui s'endort,
Poindre tous les soleils qui lui cachent la mort?
Et l'enfant assoupi, sous cette âme voilée,
30
Reconnaît-il les bruits d'une vie écoulée?
Est-ce un cantique appris à son départ du ciel,
Où l'adieu d'un jeune ange épancha quelque miel?

Merci, mon Dieu! Merci de cette hymne profonde,
Pleurante encore en moi dans les rires du monde,
35
Alors que je m'assieds à quelque coin rêveur
Pour entendre ma mère en écoutant mon coeur:
Ce lointain au revoir de son âme à mon âme
Soutient en la grondant ma faiblesse de femme;
Comme au jonc qui se penche une brise en son cours
40
A dit: «Ne tombe pas! J'arrive à ton secours.»

Elle a fait mes genoux souples à la prière.
J'appris d'elle, seigneur, d'où vient votre lumière,
Quand j'amusais mes yeux à voir briller ses yeux,
Qui ne quittaient mon front que pour parler aux cieux.
45
À l'heure du travail qui coulait pleine et pure,
Je croyais que ses mains régissaient la nature,
Instruite par le Christ, à sa voix incliné,
Qu'elle écoutait priante et le front prosterné.
Vraiment, je le croyais! Et d'une foi si tendre
50
Que le Christ au lambris me paraissait l'entendre:
Je voyais bien que, femme, elle pliait à Dieu,
Mais ma mère, après lui, l'enseignait en tout lieu.

L'ardent soleil de juin qui riait dans la chambre,
L'âtre dont les clartés illuminaient décembre,
55
Les fruits, les blés en fleur, ma fraîche nuit, mon jour,
Ma mère créait tout du fond de son séjour.
C'était ma mère! ô mère! ô Christ! ô crainte! ô charmes!
Laissez tremper mon coeur dans vos suaves larmes;
Laissez ces songes d'or éclairer les vieux murs
60
Des pauvres innocents nés dans les coins obscurs;
Laissez, puisqu'ici-bas nous nous perdons sans elles,
Des mères aux enfants comme aux oiseaux des ailes.
Quand la mienne avait dit: «Vous êtes mon enfant!»
Le ciel, c'était mon coeur à jour et triomphant!

65
          Alors la maison était pleine
          Des premiers-nés forts et joyeux,
          Qui m'entendant souffler à peine,
          Me rèchauffaient de leur haleine,
          Et m'apprivoisaient à leurs jeux.

70
          C'ètait mon frère, pauvre frère!
          Alors si beau ! si pauvre encor!
          Enfant du rempart militaire,
          Me berçant sur un chant de guerre,
          Avec son casque en papier d'or !

75
          C'était... flambeau de ma mémoire,
          Ciel rallumé, ne t'éteins pas !
          Je veux croire: laisse-moi croire;
          Je veux vivre: laisse-moi boire
          La goutte d'eau qui pend là-bas !

80
Là-bas, quand j'apprenais que l'on souffre, ma mère
Evoquait des enfants la plus belle chimère;
Puis, sur mon front malade et content de brûler,
Chuchotait ces mots doux, trop doux pour les parler !
     O vie d'enfant ! ô tremblante lumière,
85
     D'ombre mêlée à ma jeune raison,
     Tant que ton aile aveugla ma paupière,
     Que tu la tins en riante prison !
     Sous ton haleine égale et savoureuse,
     Je ne savais regretter ni prévoir:
90
L'autre âge m'a tant dit que j'étais malheureuse,
          Que j'ai fini par le savoir !

Depuis, mes jours rêveurs gardent leur blanc génie;
Toujours quand j'ai la fièvre il balance mon sort;
J'enferme sous mon front cet écho d'harmonie;
95
J'entends chanter ma mère et je ris à la mort !

Elle se défendait de me faire savante:
«Apprendre, c'est vieillir, disait-elle, et l'enfant
Se nourrira trop tôt du fruit que Dieu défend,
Fruit fiévreux à la sève aride et décevante.
100
L'enfant sait tout qui dit à son ange gardien:
- «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien!»
C'est assez demander à cette vie amère,
Assez de savoir suivre et regarder sa mère,
Et nous aurons appris pour un long avenir
105
Si nous savons prier, nous soumettre et bénir!»

Et je ne savais rien à dix ans qu'être heureuse,
Rien que jeter au ciel ma voix d'oiseau, mes fleurs;
Rien, durant ma croissance aigüe et douloureuse,
Que plonger dans ses bras mon sommeil ou mes pleurs.
110
Je n'avais rien appris, rien lu que ma prière.
Quand mon sein se gonfla de chants mystérieux,
J'écoutais Notre-Dame et j'épelais les cieux,
Et la vague harmonie inondait ma paupière;
Les mots seuls y manquaient, mais je croyais qu'un jour
115
On m'entendrait aimer pour me répondre: amour!

Et les psaumes de l'oiseau caché dans le feuillage,
Ce qu'il raconte au ciel par le ciel répondu,
Mon âme qu'on croyait indolente ou volage,
          L'a toujours entendu!
120
Et quand là-bas, là-bas, comme on peint l'espérance,
Dieu montrait l'arc-en-ciel aux pèlerins errants,
S'il avait ruisselé sur ma vierge souffrance,
La nuit se sillonnait de songes transparents;
Et sur l'onde qui glisse et plie, et s'abandonne,
125
Quand j'avais amassé des parfums purs et frais,
En voyant fuir mes fleurs que n'attendait personne,
Je regardais ma mère et je les lui montrais.

Et ma mère disait: «C'est une maladie,
Un mélange de jeux, de pleurs, de mélodie:
130
C'est le coeur de mon coeur! Oui, ma fille! Plus tard,
Vous trouverez l'amour et la vie... autre part.»

Innocence! Innocence! éternité rêvée!
Au bout des temps de pleurs serez-vous retrouvée?
Êtes-vous ma maison que je ne peux rouvrir?
135
Ma mère! Est-ce la mort? ... je voudrais bien mourir!
 


376
A U   M E D E C I N
D E   M A   M E R E



M. Taranget, de Douai.

Toi dont l'âme à la fois lumineuse et sensible
Sur nos pâles douleurs s'use comme un flambeau,
Duelliste sublime et vainqueur du tombeau,
Laisse chanter mon coeur sous ton laurier paisible;
5
Laisse-le se rouvrir au rayon qu'autrefois
Ton regard attacha sur un enfant débile,
Qui n'oublia jamais, dans son destin mobile,
Que ton nom a tremblé dans sa fébrile voix;
Que ta main de mon père entr'ouvrait la demeure
10
Quand Dieu sous ta figure y désaffligeait l'heure,
Alors que maladive et lourde à mon berceau,
Comme l'oiseau blessé pèse sur un roseau,
L'heure traînait son vol au toit de ma famille
Et menaçait d'éteindre une petite fille;
15
Que c'est ta volonté qui ralluma mon sort,
Qui me reprit deux fois dans l'aile de la mort,
Et quand je vacillais, luciole éphémère,
Me rendit toute vive aux larmes de ma mère.

Oui, tu plains de nos maux la triste profondeur,
20
Toi! Tu comprends tout l'homme en t'écoutant toi-même,
Car ton étoile veuve au sein de sa splendeur,
Sait que l'on meurt déjà quand on perd ce qu'on aime.

Ne meurs pas! Souffre encore! Aide-nous à souffrir!
Laisse à mon doux pays ta charité savante,
25
À quelque humble famille une mère vivante
Et quelque pauvre enfant qui ne veut pas mourir!
 


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L A   F L E U R   D ' E A U


Fleur naine et bleue, et triste, où se cache un emblème,
Où l'absence a souvent respiré le mot: J'aime!
Où l'aile d'une fée a laissé ses couleurs,
Toi, qu'on devrait nommer le colibri des fleurs,
5
Traduis-moi: porte au loin ce que je n'ose écrire;
Console un malheureux comme eût fait mon sourire:
Enlevée au ruisseau qui délasse mes pas,
Dis à mon cher absent qu'on ne l'oubliera pas!

Dis qu'à son coeur fermé je vois ce qui se passe;
10
Dis qu'entre nos douleurs je ne sens pour espace
Que ton voile charmant d'amitié, que toujours
Je puise dans ma foi les voeux que tu lui portes,
Que je les lui dédie avec tes feuilles mortes,
Frêles et seuls parfums répandus sur mes jours;
15
Dis qu'à veiller pour lui mon âme se consume,
Qu'elle a froid, qu'elle attend qu'un regard la rallume!

Dis que je veux ainsi me pencher sous mes pleurs,
Ne trouver nulle joie au monde, au jour, aux fleurs;
Que la source d'amour est scellée en mon âme,
20
Que je sais bien quelle âme y répondrait encor,
Dont je serais la vie, et qui serait ma flamme;
Il le sait bien aussi: mais cette âme, elle dort;
Elle dort dans l'absence où s'effeuille ma vie,
Où tu me dis pourtant que j'en serai suivie,
25
Et ranimée un jour. Mais qu'il nous faut encor,
Lui, brûler; moi, languir pour contenter le sort.

Va donc comme un oeil d'ange éveiller son courage;
Dis que je t'ai cueillie à la fin d'un orage;
Que je t'envoie à lui comme un baiser d'espoir
30
Et que se joindre ainsi c'est presque se revoir!
 


380
A V A N T   T O I


L'année avait trois fois noué mon humble trame,
Et modelé ma forme en y broyant ses fleurs,
Et trois fois de ma mère acquitté les douleurs,
Quand le flanc de la tienne éclata: ma jeune âme
5
Eut dès lors sa promise et l'attira toujours,
Toujours; tant qu'à la fin elle entra dans mes jours.
Et lorsqu'à ton insu tu venais vers ma vie
J'inventais par le monde un chemin jusqu'à toi;
C'était loin: mais l'étoile allait, cherchait pour moi,
10
Et me frayait la terre où tu m'avais suivie,
Où tu me reconnus d'autre part; oui, des cieux;
Moi de même; il restait tant de ciel dans tes yeux!

Mais le sais-tu ? trois fois le jour de la naissance
Baisa mon front limpide assoupi d'innocence,
15
Avant que ton étoile à toi, lente à venir,
Descendît marier notre double avenir.
Oh! devions-nous ainsi naître absents de nous-mêmes;
Toi, tu ne le sais pas en ce moment; tu m'aimes,
Je ne suis pas l'aînée. Encor vierge au bonheur,
20
J'avais un pur aimant pour attirer ton coeur;
Car le mien, fleur tardive en soi-même exilée,
N'épanouit qu'à toi sa couronne voilée,
Coeur d'attente oppressé dans un tremblant séjour
Où ma mère enferma son nom de femme: Amour.

25
Comme le rossignol qui meurt de mélodie
Souffle sur son enfant sa tendre maladie,
Morte d'aimer, ma mère, à son regard d'adieu,
Me raconta son âme et me souffla son Dieu.
Triste de me quitter, cette mère charmante,
30
Me léguant à regret la flamme qui tourmente,
Jeune, à son jeune enfant tendit longtemps sa main,
Comme pour le sauver par le même chemin.
Et je restai longtemps, longtemps, sans la comprendre,
Et longtemps à pleurer son secret sans l'apprendre,
35
À pleurer de sa mort le mystère inconnu,
Le portant tout scellé dans mon coeur ingénu,
Ce coeur signé d'amour comme sa tendre proie,
Où pas un chant mortel n'éveillait une joie.
On eût dit, à sentir ses faibles battements,
40
Une montre cachée où s'arrêtait le temps;
On eût dit qu'à plaisir il se retint de vivre.
Comme un enfant dormeur qui n'ouvre pas son livre,
Je ne voulais rien lire à mon sort, j'attendais;
Et tous les jours levés sur moi, je les perdais.
45
Par ma ceinture noire à la terre arrêtée,
Ma mère était partie et tout m'avait quittée:
Le monde était trop grand, trop défait, trop désert;
Une voix seule éteinte en changeait le concert:
Je voulais me sauver de ses dures contraintes,
50
J'avais peur de ses lois, de ses morts, de ses craintes,
Et ne sachant où fuir ses échos durs et froids,
Je me prenais tout haut à chanter mes effrois!

Mais quand tu dis: «Je viens!» quelle cloche de fête
Fit bondir le sommeil attardé sur ma tête;
55
Quelle rapide étreinte attacha notre sort,
Pour entre-ailer nos jours d'un fraternel essor!
Ma vie, elle avait froid, s'alluma dans la tienne,
Et ma vie a brillé, comme on voit au soleil
Se dresser une fleur sans que rien la soutienne,
60
Rien qu'un baiser de l'air, rien qu'un rayon vermeil...
Aussi, dès qu'en entier ton âme m'eut saisie,
Tu fus ma piété! Mon ciel! Ma poésie!
Aussi, sans te parler, je te nomme souvent
Mon frère devant Dieu! Mon âme! Ou mon enfant!
65
Tu ne sauras jamais, comme je sais moi-même,
À quelle profondeur je t'atteins et je t'aime!
Tu serais par la mort arraché de mes voeux,
Que pour te ressaisir mon âme aurait des yeux,
Des lueurs, des accents, des larmes, des prières,
70
Qui forceraient la mort à rouvrir tes paupières!
Je sais de quels frissons ta mère a dû frémir
Sur tes sommeils d'enfant: moi, je t'ai vu dormir:
Tous ses effrois charmants ont tremblé dans mon âme;
Tu dis vrai, tu dis vrai; je ne suis qu'une femme;
75
Je ne sais qu'inventer pour te faire un bonheur;
Une surprise à voir s'émerveiller ton coeur!

Toi, ne sois pas jaloux! Quand tu me vois penchée,
Quand tu me vois me taire, et te craindre et souffrir,
C'est que l'amour m'accable. Oh! Si j'en dois mourir,
80
Attends: je veux savoir si, quand tu m'as cherchée,
Tu t'es dit: «Voici l'âme où j'attache mon sort
Et que j'épouserai dans la vie ou la mort.»
Oh! Je veux le savoir. Oh! L'as-tu dit? ... pardonne!
On est étrange, on veut échanger ce qu'on donne.
85
Ainsi, pour m'acquitter de ton regard à toi,
Je voudrais être un monde et te dire: «Prends-moi!»
Née avant toi... douleur! Tu le verrais peut-être,
Si je vivais trop tard. Ne le fais point paraître,
Ne dis pas que l'amour sait compter, trompe-moi:
90
Je m'en ressouviendrai pour mourir avant toi!
 


389
J ' A V A I S   F R O I D


Je l'ai rêvé? c'eût été beau
De s'appeler ta bien-aimée;
D'entrer sous ton aile enflammée,
Où l'on monte par le tombeau:
5
Il résume une vie entière,
Ce rêve lu dans un regard:
Je sais pourtant que ta paupière
En troubla mes jours par hasard.

Non, tu ne cherchais pas mes yeux
10
Quand tu leur appris la tendresse;
Ton coeur s'essayait sans ivresse,
Il avait froid, sevré des cieux:
Seule aussi dans ma paix profonde,
Vois-tu? j'avais froid comme toi,
15
Et ta vie, en s'ouvrant au monde,
Laissa tomber du feu sur moi.

Je t'aime comme un pauvre enfant
Soumis au ciel quand le ciel change;
Je veux ce que tu veux, mon ange,
20
Je rends les fleurs qu'on me défend.
Couvre de larmes et de cendre,
Tout le ciel de mon avenir:
Tu m'élevas, fais-moi descendre;
Dieu n'ôte pas le souvenir!
 


389
A   P A U L I N E   D U C H A M B G E


En ce temps-là je montais dans ta chambre
Causer une heure, et pleurer, et chanter;
Car nous chantions pour étourdir décembre,
Et puis nos pleurs coulaient de nous quitter.

5
Je te cherchais, comme par la campagne
Quelque hirondelle, échappée aux autans,
Monte rapide au toit d'une compagne
Lui raconter ses secrets palpitans.

Tout ce qui tient dans un sort d'hirondelle:
10
L'orage en haut, la moisson sans chaleur,
Un nid qui tombe, un message infidèle,
Un rendez-vous brisé par l'oiseleur.

Nous disions tout, l'une à l'autre sincère,
Larme pour larme et le coeur dans le coeur.
15
Si le bonheur est de croire, ô ma chère,
Qu'un toit si simple abrita de bonheur!

Et d'où venaient nos plaintes racontées,
Nos chants furtifs entravés de longs pleurs,
Nos peurs d'enfants gravement écoutées?
20
C'est que notre âge avait toutes ses fleurs!

Qui regardait sous mon aile blessée
Le dard... celui qui me fait mal encor?
Qui doucement essuyait ma pensée
Du rêve amer qui fait aimer la mort?

25
Comme aujourd'hui, c'était toi, mon autre âme,
Lueur vivante éclairant mon chemin,
Ange gardien sous ton voile de femme
À qui Dieu dit: «Tenez-la par la main!»

Ô jours d'hier! ô jeunesse envolée
30
Avant notre âme, autre oiseau gémissant,
Ouvrant à Dieu son aile d'exilée
Rougie au plomb qu'on lui tire en passant!

Posée à peine aux lieux où sonne l'heure,
Sais-tu quel seuil mon pied triste a tenté?
35
Tout seuil de Christ où chaque âme qui pleure,
A droit d'asile et d'hospitalité.

Le front baigné de soleil ou de bise,
Sans droit ni place au banquet étranger,
Je me sauvais dans les bras d'une église,
40
Seuls bras ouverts au malheur passager.

J'allais suspendre une heure à ces vieux dômes
Où Dieu s'enferme et dit à tous: «Entrez!»
Où le plain-chant des sonores fantômes
Crie en tous temps: «Frères, quand vous voudrez!»

45
J'allais verser nos humbles harmonies
Sur le sommeil étouffé des prisons,
Berçant, calmant les âcres insomnies,
Avec l'amour qui bat dans tes chansons.

J'étais, je suis la voyageuse encore,
50
Lasse d'absence et de tous les séjours,
Que de ta chambre indigente et sonore
L'écho tourmente et rappelle toujours.

Mon sort lancé vers l'étoile inconnue
Serrait sa chaîne à chaque mouvement;
55
Mes yeux rêveurs et mouillés sous la nue
À ton rideau retournaient tristement.

Charme aimanté! Lampe qui se consume!
Coeur oppressé de chants mélodieux!
Oh! Sous ta cendre où l'ange se rallume,
60
M'attendras-tu pour nous enfuir aux cieux?

J'irai te prendre, attends! Pauvre et chérie,
Dernier reflet de mon lointain doré,
Replie encor ton aile endolorie:
Toi, si tu meurs, je crois que je mourrai!
 


391
S O L I T U D E


Abîme à franchir seule, où personne, oh! Personne
Ne touchera ma main froide à tous après toi;
Seulement à ma porte, où quelquefois Dieu sonne,
Le pauvre verra, lui, que je suis encor moi,

5
Si je vis! Puis, un soir, ton essor plus paisible
S'abattra sur mon coeur immobile, brisé
Par toi, mais tiède encor d'avoir été sensible
     Et vainement désabusé!
 


391
H I V E R


Non, ce n'est pas l'été, dans le jardin qui brille,
Où tu t'aimes de vivre, où tu ris, coeur d'enfant!
Où tu vas demander à quelque jeune fille,
Son bouquet frais comme elle et que rien ne défend.

5
Ce n'est pas aux feux blancs de l'aube qui t'éveille,
Qui rouvre à ta pensée un lumineux chemin,
Quand tu crois, aux parfums retrouvés de la veille,
Saisir déjà l'objet qui t'a dit: «A demain!»

Non! ce n'est pas le jour, sous le soleil d'où tombent
10
Les roses, les senteurs, les splendides clartés,
Les terrestres amours qui naissent et succombent,
Que tu dois me rêver pleurante à tes côtés:

C'est l'hiver, c'est le soir, près d'un feu dont la flamme
Eclaire le passé dans le fond de ton âme.
15
Au milieu du sommeil qui plane autour de toi,
Une forme s'élève; elle est pâle; c'est moi;

C'est moi qui viens poser mon nom sur ta pensée,
Sur ton coeur étonné de me revoir encor;
Triste, comme on est triste, a-t-on dit, dans la mort,
20
A se voir poursuivi par quelque âme blessée,

Vous chuchotant tout bas ce qu'elle a dû souffrir,
Qui passe et dit: «C'est vous qui m'avez fait mourir!»
 


393
R E V E
D ' U N E   F E M M E



Veux-tu recommencer la vie?
Femme, dont le front va pâlir,
Veux-tu l'enfance, encor suivie
D'anges enfants pour l'embellir?
5
Veux-tu les baisers de ta mère
Echauffant tes jours au berceau?
- «Quoi? mon doux Eden éphémère?
Oh! oui, mon Dieu! c'était si beau!»

Sous la paternelle puissance
10
Veux-tu reprendre un calme essor?
Et dans des parfums d'innocence
Laisser épanouir ton sort?
Veux-tu remonter le bel âge,
L'aile au vent comme un jeune oiseau?
15
- «Pourvu qu'il dure davantage,
Oh! oui, mon Dieu! c'était si beau!»

Veux-tu rapprendre l'ignorance
Dans un livre à peine entr'ouvert:
Veux-tu ta plus vierge espérance,
20
Oublieuse aussi de l'hiver:
Tes frais chemins et tes colombes,
Les veux-tu jeunes comme toi?
- «Si mes chemins n'ont plus de tombes,
Oh! oui, mon Dieu! rendez-les moi!»

25
Reprends-donc de ta destinée,
L'encens, la musique, les fleurs?
Et reviens, d'année en année,
Au temps qui change tout en pleurs;
Va retrouver l'amour, le même!
30
Lampe orageuse, allume-toi!
- «Retourner au monde où l'on aime...
O mon Sauveur! éteignez-moi!»
 


393
F L E U R   D ' E N F A N C E


L'haleine d'une fleur sauvage,
En passant tout près de mon coeur,
Vient de m'emporter au rivage,
Où naguère aussi j'étais fleur:
5
Comme au fond d'un prisme où tout change,
Où tout se relève à mes yeux,
Je vois un enfant aux yeux d'ange:
C'était mon petit amoureux!

Parfum de sa neuvième année,
10
Je respire encor ton pouvoir;
Fleur à mon enfance donnée,
Je t'aime! comme son miroir.
Nos jours ont séparé leur trame,
Mais tu me rappelles ses yeux;
15
J'y regardais flotter mon âme:
C'était mon petit amoureux!

De blonds cheveux en auréole,
Un regard tout voilé d'azur,
Une brève et tendre parole,
20
Voilà son portrait jeune et pur:
Au seuil de ma pauvre chaumière
Quand il se sauvait de ses jeux,
Que ma petite âme était fière;
C'était mon petit amoureux!

25
Cette ombre qui joue à ma rive
Et se rapproche au moindre bruit,
Me suit, comme un filet d'eau vive,
A travers mon sentier détruit:
Chaste, elle me laisse autour d'elle
30
Enlacer un chant douloureux;
Hélas! ma seule ombre fidèle,
C'est vous! mon petit amoureux!

Femme! à qui ses lèvres timides
Ont dit ce qu'il semblait penser,
35
Au temps où nos lèvres humides
Se rencontraient sans se presser;
Vous! qui fûtes son doux Messie,
L'avez-vous rendu bien heureux?
Du coeur je vous en remercie:
40
C'était mon petit amoureux!
 


398
A F F L I C T I O N


S'en aller, à travers des pleurs et des sourires,
Achever par le monde un sort amer et pur,
User sa robe blanche, et, pour une d'azur,
En laisser les lambeaux aux ronces des martyres,
5
C'est ma vie. Un roseau semble plus fort que moi,
Je ne m'appuie à rien que je ne tombe à terre,
Et je chante pourtant l'ineffable mystère
Qui de mon coeur trahi fait un coeur plein de foi!

D'où vient donc que ce jour surpasse la tristesse
10
De tous les jours tombés hors de ma vie? Eh! Quoi!
Sur mes heures, que pousse une immobile loi,
Le pied du temps bondit de la même vitesse!
D'où vient donc que j'étouffe au sein de l'univers?
Ah! C'est qu'ils m'ont blessée au milieu de la foule:
15
Du grand arbre agité, feuille que le vent roule,
Ils ont soufflé loin d'eux mes mobiles revers.

Allons donc! Adieu donc, ville inhospitalière,
Ville trois fois fermée à mes humbles malheurs,
Pour d'autres si riante et si pleine de fleurs,
20
Où ma vie arriva, blonde et pure écolière,
À quinze ans; ville austère où j'appris à pleurer,
Où j'apportais un coeur si tendre à déchirer!

          Pour la voix qui pleure,
          Vallon sans écho,
25
          Où je buvais l'heure,
          Froide comme l'eau;
          Amere lustrale!
          Sombre cathédrale,
          Où s'est caché Dieu;
30
          Jardin des Olives,
          Sol aux ronces vives,
          Mon calvaire, adieu!

Allons! Je n'entre pas dans un désert, la vie
Autour de moi se meut, j'ai mon ombre au soleil,
35
Partout je trouve terre où le ciel m'a suivie,
Partout quelque oiseau chante au fond de mon sommeil.
Naguère, quand leurs traits dans l'ombre m'ont touchée,
Je m'en allai vers Dieu; j'y retourne aujourd'hui:
Car sa main est pour tous, et je m'y sens cachée;
40
Elle s'étend vers moi; moi, je me sauve à lui!

     Et sous cette main qui délivre,
     J'entrerai comme tous aux cieux.
     Là, leur or ne pourra les suivre;
     Moi, je n'y porterai qu'un livre.
45
     Fermé maintenant à leurs yeux
     Ce livre, ce coeur plein d'orages,
     Plein d'abîmes et plein de pleurs,
     Déchiré dans toutes ses pages,
     Dieu, sauveur de tous les naufrages,
50
     Aura la clé de ses douleurs.

Mais seule, et quand le jour se voile sous la nue,
Qu'il laisse tomber l'ombre avant la nuit venue,
Quand l'oiseau sans musique erre aux champs sans couleurs,
Je ne me sens pas vivre et je ressemble aux fleurs,
55
Aux pauvres fleurs baissant leurs têtes murmurantes
Et qu'on prendrait au loin pour des âmes pleurantes.

Quand on se meurt, on plaint tout ce qui va mourir,
On plaint tout ce qui souffre ou qui semble souffrir.

Mourir! On ne meurt pas quand on le pense. Une âme
60
Prend ses ailes longtemps avant de s'envoler;
Une lampe longtemps s'use sans s'exhaler
Tant qu'un peu d'huile au coeur en remonte la flamme.
J'ai des enfants! Leurs voix, leurs haleines, leurs jeux
Soufflent sur moi l'amour qui m'alimente encore;
65
J'ai, pour les regarder, tant d'âme dans les yeux!
Mon étoile est si bien nouée à leur aurore!
On m'a blessée en vain, je ne peux pas mourir:
J'ai semé leurs printemps, je dois les voir fleurir.
Au milieu de leurs jours, inoffensive et frêle,
70
Mort! Oublieuse mort! Je passe sous votre aile,
Et je n'alourdis pas mon vol de haine; hélas!
S'il fallait me venger, je ne le saurais pas.

Vraiment, le pardon calme à défaut d'espérance;
Il détend la colère; on pleure, on apprend Dieu,
75
Dieu triste! Comme nous voyageur en ce lieu,
Et l'on courbe sa vie au pied de sa souffrance.
Ceux qui m'ont affligée en leurs dédains jaloux,
Ceux qui m'ont fait descendre et marcher dans l'orage,
Ceux qui m'ont pris ma part de soleil et d'ombrage,
80
Ceux qui sous mes pieds nus ont jeté leurs cailloux,
N'ont-ils pas leurs ennuis, leurs jaloux, leurs alarmes,
Leurs pleurs, pour expier ce qu'ils m'ont fait de larmes?

Quoi donc! Aux durs sentiers qu'on a tous à courir,
Seigneur! Ne faut-il pas mourir et voir mourir?
85
N'est-ce pas au tombeau que cheminent leurs peines,
Leurs enfants, leurs amours qui rachètent leurs haines?
Oh! Qui peut se venger? Oh! Par votre abandon,
Seigneur! Par votre croix dont j'ai suivi la trace,
Par ceux qui m'ont laissé la voix pour crier grâce,
90
Pardon pour eux! Pour moi! Pour tous! Pardon! Pardon!
 


406
C A N T I Q U E
D E S   M E R E S



Reine pieuse aux flancs de mère,
Écoutez la supplique amère
Des veuves aux rares deniers
Dont les fils sont vos prisonniers.
5
Si vous voulez que Dieu vous aime
Et pardonne au geôlier lui-même,
Priez d'un salutaire effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

On dit que l'on a vu des larmes
10
Dans vos regards doux et sans armes;
Que Dieu fasse tomber ces pleurs
Sur un front gros de nos malheurs.
Soulagez la terre en démence,
Faites-y couler la clémence;
15
Et priez d'un céleste effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

Car ce sont vos enfants, madame,
Adoptés au fond de votre âme,
Quand ils se sont, libres encor,
20
Rangés sous votre rameau d'or;
Rappelez aux royales haines
Ce qu'ils font un jour de leurs chaînes,
Et priez d'un prudent effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

25
Ne sentez-vous pas vos entrailles
Frémir des fraîches funérailles
Dont nos pavés portent le deuil?
Il est déjà grand le cercueil!
Personne n'a tué vos filles;
30
Rendez-nous d'entières familles!
Priez d'un maternel effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

Comme Esther s'est agenouillée
Et saintement humiliée
35
Entre le peuple et le bourreau,
Rappelez le glaive au fourreau.
Vos soldats vont la tête basse,
Le sang est lourd, la haine lasse:
Priez d'un courageux effroi
40
Pour tous les prisonniers du roi!

Ne souffrez pas que vos bocages
Se changent en lugubres cages;
Tout travail d'homme est incomplet;
C'est en vain qu'on tend le filet,
45
Devant ceux qui gardent leurs ailes.
Pour qu'un jour les vôtres soient belles,
Priez d'un angélique effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

Madame! Les geôles sont pleines,
50
L'air y manque pour tant d'haleines,
Nos enfants n'en sortent que morts!
Où commence donc le remords?
S'il est plus beau que l'innocence,
Qu'il soit en aide à la puissance,
55
Et priez d'un ardent effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

C'est la faim, croyez-en nos larmes,
Qui fiévreuse aiguisa leurs armes.
Vous ne comprenez pas la faim:
60
Elle tue, on s'insurge enfin!
Ô vous! Dont le lait coule encore,
Notre sein tari vous implore:
Priez d'un charitable effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

65
Voyez comme la providence
Confond l'oppressive imprudence,
Comme elle ouvre avec ses flambeaux,
Les bastilles et les tombeaux!
La liberté, c'est son haleine
70
Qui d'un rocher fait une plaine:
Priez d'un prophétique effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

Quand nos cris rallument la guerre,
Coeur sans pitié n'en trouve guère;
75
L'homme qui n'a rien pardonné
Se voit par l'homme abandonné;
De noms sanglants, dans l'autre vie,
Sa terreur s'en va poursuivie:
Priez d'un innocent effroi
80
Pour tous les prisonniers du roi!

Reine! Qui dites vos prières,
Femme! Dont les chastes paupières
Savent lire au livre de Dieu;
Par les maux qu'il lit en ce lieu,
85
Par la croix qui saigne et pardonne,
Par le haut pouvoir qu'il vous donne,
Reine! Priez d'un humble effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

Avant la couronne qui change,
90
Dieu grava sur votre front d'ange,
Comme un impérissable don:
«Amour! amour! pardon! pardon!»
Colombe envoyée à l'orage,
Soufflez ces mots dans leur courage:
95
Et priez de tout notre effroi,
Pour tous les prisonniers du roi.

Redoublez vos divins exemples,
Madame! Le plus beau des temples,
C'est le coeur du peuple; entrez-y!
100
Le roi des rois l'a bien choisi.
Vous! Qu'on aimait comme sa mère,
Pesez notre supplique amère,
95
Et priez d'un sublime effroi
Pour tous les prisonniers du roi!

          Lyon, 1834
 


412
S O L   N A T A L


Il sera fait ainsi qu'Henry me le demande,
Dans sa tristesse écrite à sa soeur la Flamande.

Il lui sera donné cette part de mon coeur,
Où la pensée intime est toute retirée,
5
Toute grave, et contente, et de bruit délivrée,
Pour s'y réfugier comme en un coin rêveur;
Afin que s'il n'a pas auprès de lui sa mère,
Pour l'aider à porter quelque surprise amère,
Étonné de ce monde et déjà moins content,
10
Il ne dise jamais: «Personne ne m'entend!»

N'est-il pas de ces jours où l'on ne sait que croire;
Où tout se lève amer au fond de la mémoire;
Où tout fait remonter les limons amassés,
Sous la surface unie où nos ans sont passés?

15
Mémoire! étang profond couvert de fleurs légères
Lac aux poissons dormeurs tapis dans les fougères,
Quand la pitié du temps, quand son pied calme et sûr,
Enfoncent le passé dans ton flot teint d'azur,
Mémoire! au moindre éclair, au moindre goût d'orage,
20
Tu montres tes secrets, tes débris, tes naufrages,
Et sur ton voile ouvert les souffles les plus frais,
Ne font longtemps trembler que larmes et cyprès!
Lui! s'il a de ces jours qui font pencher la vie,
Dont la mienne est partout devancée ou suivie,
25
S'il achète si cher le secret des couleurs,
Qui le proclament peintre et font jaillir les pleurs;
Si tu caches déjà ses lambeaux d'espérance,
L'illusion trahie et morte de souffrance,
Qu'il ne soulève plus que la pâleur au front,
30
Dans le flot le plus sombre engloutis cet affront:
Qu'il vienne alors frapper à mon coeur solitaire,
Où l'écho du pays n'a jamais pu se taire;
Qu'il y laisse tomber un mot du sol natal,
Pareil à l'eau du ciel sur une herbe flétrie,
35
Qui dans l'oeil presque mort ranime la patrie,
Et mon coeur bondira comme un vivant métal!
Sur ma veille déjà son âme s'est penchée,
Et de cette âme en fleur les ailes m'ont touchée,
Et dans son jeune livre où l'on entend son coeur,
40
J'ai vu qu'il me disait: «Je vous parle, ma soeur!»

Là, comme on voit dans l'eau, d'ombre et de ciel couverte,
Frissonner les vallons et les arbres mouvants,
Qui dansent avec elle au rire frais des vents,
J'ai regardé passer de notre Flandre verte,
45
Les doux tableaux d'église aux montantes odeurs,
Et de nos hauts remparts les calmes profondeurs;
Car le livre est limpide et j'y suis descendue,
Comme dans une fête où j'étais attendue,
Où toutes les clartés du maternel séjour,
50
Ont inondé mes yeux, tant la page est à jour!
Puis, sur nos soirs en fleurs j'ai revu nos colombes,
Transfuges envolés d'un paradis perdu,
Redemandant leur ciel dans un pleur assidu;
Puis, les petits enfants qui sautent sur les tombes,
55
Aux lugubres arpents bordés d'humbles maisons,
D'où l'on entend bruire et germer les moissons;
Ils vont, les beaux enfants! dans ces clos sans concierge,
Ainsi que d'arbre en arbre un doux fil de la vierge,
Va, dans les jours d'été s'allongeant au soleil,
60
Ils vont, comme attachant la vie à ce sommeil,
Que le bruit ne rompt pas, frère! où l'oreille éteinte,
N'entend plus ni l'enfant ni la cloche qui tinte;
Où j'allais, comme vont ces âmes sans remords,
Respirer en jouant les parfums de la mort;
65
Sans penser que jamais père, mère, famille,
La blonde soeur d'école, ange! ou fluide fille,
Feraient un jour hausser la terre tout en croix,
Et deviendraient ces monts immobiles et froids!
Ah! j'ai peur de crier, quand je m'entends moi-même,
70
Parler ainsi des morts qui me manquent! que j'aime!
Que je veux! que j'atteins avec mon souvenir,
Pour regarder en eux ce qu'il faut devenir!

Quand ma mémoire monte où j'ai peine à la suivre,
On dirait que je vis en attendant de vivre;
75
Je crois toujours tomber hors des bras paternels
Et ne sais où nouer mes liens éternels!

Jugez si ce fut doux pour ma vie isolée,
Au chaume de ma mère en tout temps rappelée,
Par cet instinct fervent qui demande toujours,
80
Frère! un peu d'air natal! frère! un peu de ces jours,
De ces accents lointains qui désaltèrent l'âme,
Dont votre livre en pleurs vient d'humecter la flamme;
Jugez si ce fut doux d'y respirer enfin,
Ces natives senteurs dont l'âme a toujours faim!
85
D'y trouver une voix qui chante avec des larmes,
Comme toutes les voix dont j'ai perdu les charmes!
Vous! loin de nos ruisseaux, si frais au moissonneur,
Avez-vous jamais bu votre soif de bonheur?
Moi, jamais. Moi, toujours j'ai langui dans ma joie:
90
Oui! toujours quand la fête avait saisi ma main,
La musique en pleurant jouait: «Demain! demain!»
Et mon pied ralenti se perdait dans sa voie.

     Comme un rêve passager,
     Partout où terre m'emporte,
95
     Je ne trouve pas ma porte
     Et frappe au seuil étranger:

     Pour la faible voyageuse,
     Oh! qu'il fait triste ici-bas!
     Oh! que d'argile fangeuse,
100
     Y fait chanceler ses pas!
     Mais son âme est plus sensible,
     Plus prompte, plus accessible
     Au gémissement humain;
     Et pauvre sur cette route,
105
     Où personne ne l'écoute,
     Au pauvre elle étend sa main!
     Et des feuilles qui gémissent,
     En se détachant des bois,
     Et des sources qui frémissent,
110
     Elle comprend mieux les voix:
     Ce mystérieux bréviaire,
     Lui raconte une prière
     Qui monte de toutes parts;
     Plainte que la terre pousse
115
     Depuis la rampante mousse,
     Jusqu'aux chênes des remparts!

C'est alors qu'elle donne une voix à ses larmes,
Puisant dans ses regrets d'inépuisables charmes;
C'est alors qu'elle écoute et qu'elle entend son nom,
120
Sortir d'un coeur qui s'ouvre et qui ne dit plus: Non!
Elle chante: un grillon dans l'immense harmonie,
Jette un cri dont s'émeut la sagesse infinie;
Puis, montant à genoux la cime de son sort
Elle s'en va chanter, souffrir, aimer encor!

125
Ainsi, venez! et comme en un pèlerinage,
On pressent le calvaire aux croix du voisinage,
Venez où je reprends haleine quelquefois,
Où Dieu, par tant de pleurs daigne épurer ma voix.
Apportez-y la vôtre afin que j'y réponde;
130
La mienne est sans écho pour la redire au monde:
Je ne suis pas du monde et mes enfants joyeux,
N'ont encor bien compris que les mots de leurs jeux.
Le temps leur apprendra ceux où vibrent les larmes;
Moi, de leurs fronts sans plis j'écarte les alarmes,
135
Comme on chasse l'insecte aux belles fleurs d'été,
Qui menace de loin leur tendre velouté.
Oh! qu'il me fût donné de prolonger leur âge,
Alors qu'avec amour ils ouvrent mes cheveux,
Pour contempler longtemps jusqu'au fond de mes yeux,
140
Non mes troubles celés, mais leur limpide image;
Toujours ravis que Dieu leur ait fait un miroir,
Dans ce sombre cristal qui voit et laisse voir!
Mais, je n'éclaire pas leurs limbes que j'adore,
Je me nourris à part de maternels tourments;
145
Leurs dents, leurs jeunes dents sont trop faibles encore,
N'est-ce pas, pour broyer ces amers aliments!
Ils vous adopteront si vous chercher leur père,
Ce maître sans rigueur de mon humble maison,
Dont les jeunes chagrins ont mûri la raison;
150
Et moi, lierre qui tremble à son toit solitaire!

Dans cette ville étrange où j'arrive toujours;
Dans ce bazar sanglant où s'entrouvrent leurs jours,
Où la maison bourdonne et vit sans nous connaître,
Ils ont fait un jardin sous la haute fenêtre;
155
Et nous avons par jour un rayon de soleil,
Qui fait l'enfant robuste et le jardin vermeil!

          Lyon, 1836
 


414
Q U ' E N
A V E Z - V O U S   F A I T ?



Vous aviez mon coeur,
Moi, j'avais le vôtre:
Un coeur pour un coeur;
Bonheur pour bonheur!

5
Le vôtre est rendu,
Je n'en ai plus d'autre,
Le vôtre est rendu,
Le mien est perdu!

La feuille et la fleur
10
Et le fruit lui-même,
La feuille et la fleur,
L'encens, la couleur:

Qu'en avez-vous fait,
Mon maître suprême?
15
Qu'en avez-vous fait,
De ce doux bienfait?

Comme un pauvre enfant
Quitté par sa mère,
Comme un pauvre enfant
20
Que rien ne défend,

Vous me laissez là,
Dans ma vie amère;
Vous me laissez là,
Et Dieu voit cela!

25
Savez-vous qu'un jour
L'homme est seul au monde?
Savez-vous qu'un jour
Il revoit l'amour?

Vous appellerez,
30
Sans qu'on vous réponde;
Vous appellerez,
Et vous songerez!...

Vous viendrez rêvant
Sonner à ma porte;
35
Ami comme avant,
Vous viendrez rêvant.

Et l'on vous dira:
«Personne!... elle est morte.»
On vous le dira;
40
Mais qui vous plaindra?
 


429
A U   C H R I S T


Que je vous crains! Que je vous aime!
Que mon coeur est triste et navré!
Seigneur! Suis-je un peu de vous-même
Tombé de votre diadême,
5
Ou suis-je un pauvre ange égaré?

Du sable où coulèrent vos larmes
Mon âme jaillit-elle un jour?
Tout ce que j'aime a-t-il des armes,
Pour me faire trouver des charmes
10
Dans la mort, que but votre amour?

Seigneur! Parlez-moi, je vous prie!
Je suis seule sans votre voix.
Oiseau sans ailes, sans patrie,
Sur la terre dure et flétrie
15
Je marche et je tombe à la fois!

Fleur d'orage et de pleurs mouillée
Exhalant sa mourante odeur,
Au pied de la croix effeuillée
Seigneur, ma vie agenouillée
20
Veut monter à votre grandeur!

Voyez! Je suis comme une feuille
Qui roule et tourbillonne au vent,
Un rêve las qui se recueille,
Un lin desséché que l'on cueille
25
Et que l'on déchire souvent.

Sans savoir, l'indolence extrême,
Si l'on a marché sur mon coeur,
Brisé par une main qu'on aime,
Seigneur! Un cheveu de nous-même,
30
Est si vivant à la douleur!

Au chemin déjà solitaire
Où deux êtres unis marchaient,
Les voilà séparés... mystère!
On a jeté bien de la terre
35
Entre deux coeurs qui se cherchaient.

Ils ne savent plus se comprendre.
Qu'ils parlent haut, qu'ils parlent bas,
L'écho de leur voix n'est plus tendre:
Seigneur! On sait donc mieux s'entendre
40
Alors qu'on ne se parle pas?

L'un, dans les sillons de la plaine,
Suit son veuvage douloureux;
L'autre, de toute son haleine,
De son jour, de son aile pleine,
45
Monte! Monte! Et se croit heureux!

Voyez! à deux pas de ma vie,
Sa vie est étrangère à moi,
Pauvre ombre qu'il a tant suivie,
Tant aimée et tant asservie!
50
Qui mis tant de foi dans sa foi!

Moi, sous l'austère mélodie
Dont vous m'envoyez la rumeur,
Mon âme soupire agrandie,
Mon corps se fond en maladie
55
Et mon souffle altéré se meurt.

Comme l'enfant qu'un rien ramène,
L'enfant dont le coeur est à jour,
Faites-moi plier sous ma chaîne,
Et désapprenez-moi la haine,
60
Plus triste encore que l'amour!

Une fois dans la nuit profonde
J'ai vu passer votre lueur:
Comme alors, enfermée au monde,
Pour parler à qui me réponde
65
Laissez-moi vous voir dans mon coeur!

Rendez-moi, Jésus que j'adore,
Un songe où je m'abandonnais!
Dans nos champs que la faim dévore,
J'expiais... j'attendais encore;
70
Mais, j'étais riche et je donnais.

Je donnais et, surprise sainte,
On ne raillait plus ma pitié;
Des bras du pauvre j'étais ceinte,
Et l'on ne mêlait plus l'absinthe
75
Aux larmes de mon amitié! ...

Je donnais la vie au coupable,
Et le temps à son repentir!
Je rachetais à l'insolvable;
Et pour payer l'irréparable,
80
J'offrais l'amour seul et martyr.
 
 
 
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