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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Marceline Desbordes-Valmore
1786 - 1859
 


 






 




P o é s i e s
i n é d i t e s

1860

______________________



 
A M O U R


506
U N E   L E T T R E
D E   F E M M E



Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire;
     J'écris pourtant,
Afin que dans mon coeur au loin tu puisses lire
     Comme en partant.

5
Je ne tracerai rien qui ne soit dans toi-même
     Beaucoup plus beau:
Mais le mot cent fois dit, venant de ce qu'on aime,
     Semble nouveau.

Qu'il te porte au bonheur! Moi, je reste à l'attendre,
10
     Bien que, là-bas,
Je sens que je m'en vais, pour voir et pour entendre
     Errer tes pas.

Ne te détourne point s'il passe une hirondelle
     Par le chemin,
15
Car je crois que c'est moi qui passerai, fidèle,
     Toucher ta main.

Tu t'en vas, tout s'en va! Tout se met en voyage,
     Lumière et fleurs,
Le bel été te suit, me laissant à l'orage,
20
     Lourde de pleurs.

Mais si l'on ne vit plus que d'espoir et d'alarmes,
     Cessant de voir,
Partageons pour le mieux: moi, je retiens les larmes,
     Garde l'espoir.

25
Non, je ne voudrais pas, tant je te suis unie,
     Te voir souffrir:
Souhaiter la douleur à sa moitié bénie,
     C'est se haïr.
 


506
J O U R   D ' O R I E N T


Ce fut un jour pareil à ce beau jour
Que, pour tout perdre, incendiait l'amour!

C'était un jour de charité divine
Où dans l'air bleu l'éternité chemine;
5
Où dérobée à son poids étouffant
La terre joue et redevient enfant;
C'était partout comme un baiser de mère,
Long rêve errant dans une heure éphémère;
Heure d'oiseaux, de parfums, de soleil,
10
D'oubli de tout... hors du bien sans pareil.

Nous étions deux!... C'est trop d'un quand on aime
Pour se garder... Hélas! nous étions deux.
Pas un témoin qui sauve de soi-même!
Jamais au monde on n'eut plus besoin d'eux
15
Que nous l'avions! Lui, trop près de mon âme,
Avec son âme éblouissait mes yeux;
J'étais aveugle à cette double flamme,
Et j'y vis trop quand je revis les cieux.

Pour me sauver, j'étais trop peu savante;
20
Pour l'oublier... je suis encor vivante!

C'était un jour pareil à ce beau jour
Que, pour tout perdre, incendiait l'amour!
 


507
A L L E Z
E N   P A I X



Allez en paix, mon cher tourment,
Vous m'avez assez alarmée,
Assez émue, assez charmée...
Allez au loin, mon cher tourment,
5
Hélas! mon invisible aimant!

Votre nom seul suffira bien
Pour me retenir asservie;
Il est alentour de ma vie
Roulé comme un ardent lien:
10
Ce nom vous remplacera bien.

Ah! je crois que sans le savoir
J'ai fait un malheur sur la terre;
Et vous, mon juge involontaire,
Vous êtes donc venu me voir
15
Pour me punir, sans le savoir?

D'abord ce fut musique et feu,
Rires d'enfants, danses rêvées;
Puis les larmes sont arrivées
Avec les peurs, les nuits de feu...
20
Adieu danses, musique et jeu!

Sauvez-vous par le beau chemin
Où plane l'hirondelle heureuse:
C'est la poésie amoureuse:
Pour ne pas la perdre en chemin
25
De mon coeur ôtez votre main.

Dans votre prière tout bas,
Le soir, laissez entrer mes larmes;
Contre vous elles n'ont point d'armes.
Dans vos discours n'en parlez pas!
30
Devant Dieu pensez-y tout bas.

     6 juin 1857.
     [Le dernier poème de Marceline]

 


507
L E S   C L O C H E S
E T   L E S   L A R M E S



Sur la terre où sonne l'heure,
Tout pleure, ah! mon Dieu! tout pleure.

L'orgue sous le sombre arceau,
Le pauvre offrant sa neuvaine,
5
Le prisonnier dans sa chaîne
Et l'enfant dans son berceau;

Sur la terre où sonne l'heure,
Tout pleure, ah! mon Dieu! tout pleure.

La cloche pleure le jour
10
Qui va mourir sur l'église,
Et cette pleureuse assise
Qu'a-t-elle à pleurer?... L'amour.

Sur la terre où sonne l'heure,
Tout pleure, ah! mon Dieu! tout pleure.

15
Priant les anges cachés
D'assoupir ses nuits funestes,
Voyez, aux sphères célestes,
Ses longs regards attachés,

Sur la terre où sonne l'heure,
20
Tout pleure, ah! mon Dieu! tout pleure.

Et le ciel a répondu:
«Terre, ô terre, attendez l'heure!
J'ai dit à tout ce qui pleure,
Que tout lui sera rendu.»

25
Sonnez, cloches ruisselantes!
Ruisselez, larmes brûlantes!
Cloches qui pleurez le jour!
Beaux yeux qui pleurez l'amour!
 


508
U N   C R I


Hirondelle! hirondelle! hirondelle!
     Est-il au monde un coeur fidèle?
     Ah! s'il en est un, dis-le moi,
     J'irai le chercher avec toi.

5
     Sous le soleil ou le nuage,
     Guidée à ton vol qui fend l'air,
     Je te suivrai dans le voyage
     Rapide et haut comme l'éclair.
Hirondelle! hirondelle! hirondelle!
10
     Est-il au monde un coeur fidèle?
     Ah! s'il en est un, dis-le moi,
     J'irai le chercher avec toi.

     Tu sais qu'aux fleurs de ma fenêtre
     Ton nid chante depuis trois ans,
15
     Et quand tu viens le reconnaître
     Mes droits ne te sont pas pesants.
Hirondelle! hirondelle! hirondelle!
     Est-il au monde un coeur fidèle?
     Ah! s'il en est un, dis-le moi,
20
     J'irai le chercher avec toi.

     Je ne rappelle rien, j'aspire
     Comme un des tiens dans la langueur,
     Dont la solitude soupire
     Et demande un coeur pour un coeur.
25
Hirondelle! hirondelle! hirondelle!
     Est-il au monde un coeur fidèle?
     Ah! s'il en est un, dis-le moi,
     J'irai le chercher avec toi.

     Allons vers l'idole rêvée,
30
     Au Nord, au Sud, à l'Orient:
     Du bonheur de l'avoir trouvée
     Je veux mourir en souriant.
Hirondelle! hirondelle! hirondelle!
     Est-il au monde un coeur fidèle?
35
     Ah! s'il en est un, dis-le moi!
     J'irai le chercher avec toi!
 


509
L E S   E C L A I R S

1850


Orages de l'amour, nobles et hauts orages,
Pleins de nids gémissants blessés sous les ombrages,
Pleins de fleurs, pleins d'oiseaux perdus, mais dans les cieux,
Qui vous perd ne voit plus, éclairs délicieux!
 


509
L E S   R O S E S
D E   S A A D I



J'ai voulu ce matin te rapporter des roses;
Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les noeuds trop serrés n'ont pu les contenir.

Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées
5
Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées.
Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir;

La vague en a paru rouge et comme enflammée.
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...
Respires-en sur moi l'odorant souvenir.
 


510
L A   J E U N E   F I L L E
E T   L E   R A M I E R



Les rumeurs du jardin disent qu'il va pleuvoir;
Tout tressaille, averti de la prochaine ondée:
Et toi qui ne lis plus, sur ton livre accoudée,
Plains-tu l'absent aimé qui ne pourra te voir?

5
Là-bas, pliant son aile et mouillé sous l'ombrage,
Banni de l'horizon qu'il n'atteint que des yeux,
Appelant sa compagne et regardant les cieux,
Un ramier, comme toi, soupire de l'orage.

Laissez pleuvoir, ô coeurs solitaires et doux!
10
Sous l'orage qui passe il renaît tant de choses.
Le soleil sans la pluie ouvrirait-il les roses?
Amants, vous attendez, de quoi vous plaignez-vous?
 


510
L ' E N T R E V U E
A U   R U I S S E A U



L'eau nous sépare, écoute bien:
Si tu fais un pas, tu n'as rien.

Voici ma plus belle ceinture,
Elle embaume encor de mes fleurs.
5
Prends les parfums et les couleurs,
Prends tout... je m'en vais sans parure.

L'eau nous sépare, écoute bien:
Si tu fais un pas, tu n'as rien.

Sais-tu pourquoi je viens moi-même
10
Jeter mon ruban sur ton sein?
C'est que tu parlais d'un larcin,
Et l'on veut donner quand on aime.

L'eau nous sépare, écoute bien;
Si tu fais un pas, tu n'as rien.

15
Adieu! ta réponse est à craindre,
Je n'ai pas le temps d'écouter;
Mais quand je n'ose m'arrêter,
N'est-ce donc que toi qu'il faut plaindre?

Ce que j'ai dit, retiens-le bien:
20
Pour aujourd'hui, je n'ai plus rien!

 

512
L A   V O I X
D ' U N   A M I



Si tu n'as pas perdu cette voix grave et tendre
Qui promenait mon âne au chemin des éclairs
Ou s'écoulait limpide avec les ruisseaux clairs,
Eveille un peu ta voix que je voudrais entendre.

5
Elle manque à ma peine, elle aiderait mes jours.
Dans leurs cent mille voix je ne l'ai pas trouvée.
Pareille à l'espérance en d'autres temps rêvée,
Ta voix ouvre une vie où l'on vivra toujours!

Souffle vers ma maison cette flamme sonore
10
Qui seule a su répondre aux larmes de mes yeux.
Inutile à la terre, approche-moi des cieux.
Si l'haleine est en toi, que je l'entende encore!

Elle manque à ma peine; elle aiderait mes jours.
Dans leurs cent mille voix je ne l'ai pas trouvée.
15
Pareille à l'espérance en d'autres temps rêvée,
Ta voix ouvre une vie où l'on vivra toujours!
 


513
T R O P   T A R D


Il a parlé. Prévoyante ou légère,
Sa voix cruelle et qui m'était si chère
A dit ces mots qui m'atteignaient tout bas:
«Vous qui savez aimer, ne m'aimez pas!

5
«Ne m'aimez pas si vous êtes sensible;
Jamais sur moi n'a plané le bonheur.
Je suis bizarre et peut-être inflexible.
L'amour veut trop: l'amour veut tout un coeur.
Je hais ses pleurs, sa grâce ou sa colère;
10
Ses fers jamais n'entraveront mes pas.»

Il parle ainsi, celui qui m'a su plaire...
Qu'un peu plus tôt cette voix qui m'éclaire
N'a-t-elle dit, moins flatteuse et moins bas:
«Vous qui savez aimer, ne m'aimez pas!

15
«Ne m'aimez pas! L'âme demande l'âme.
L'insecte ardent brille aussi près des fleurs:
Il éblouit, mais il n'a point de flamme;
La rose a froid sous ses froides lueurs.
Vaine étincelle échappée à la cendre,
20
Mon sort qui brille égarerait vos pas.»

Il parle ainsi, lui que j'ai cru si tendre.
Ah! Pour forcer ma raison à l'entendre,
Il dit trop tard, ou bien il dit trop bas:
«Vous qui savez aimer, ne m'aimez pas.»
 


513
D E R N I E R E
E N T R E V U E



Attends, nous allons dire adieu:
Ce mot seul désarmera Dieu.

Les voilà ces feuilles brûlantes
Qu'échangèrent nos mains tremblantes,

5
Où l'amour répandit par flots
Ses cris, ses flammes, ses sanglots.

Délivrons ces âmes confuses,
Rendons l'air aux pauvres recluses.

Attends, nous allons dire adieu:
10
Ce mot seul désarmera Dieu.

Voici celle qui m'a perdue...
Lis! Quand je te l'aurai rendue,

De tant de mal, de tant de bien,
Il ne me restera plus rien.

15
Brûlons ces tristes fleurs d'orage,
Moi, par effroi; toi, par courage.

Elles survivraient trop d'un jour
Au naufrage d'un tel amour.

Par pitié, sois-nous inflexible!
20
Pour ce sacrifice impossible,

Il fallait le secours des cieux,
Et les regarder dans tes yeux!

Contre toi le sort n'a plus d'armes;
Oh! ne pleure pas... bois mes larmes!

25
Lève au ciel ton front abattu;
Je t'aime à jamais: le sais-tu?

Mais te voilà près de la porte...
La terre s'en va... je suis morte!...

Hélas! je n'ai pas dit adieu...
30
Toi seul es sauvé devant Dieu!

 

519
C I G A L E


«De l'ardente cigale
     J'eus le destin,
Sa récolte frugale
     Fut mon festin.
5
Mouillant mon seigle à peine
     D'un peu de lait,
J'ai glané graine à graine
     Mon chapelet.

«J'ai chanté comme j'aime
10
     Rire et douleurs;
L'oiseau des bois lui-même
     Chante des pleurs;
Et la sonore flamme,
     Symbole errant,
15
Prouve bien que toute âme
     Brûle en pleurant.

«Puisque Amour vit de charmes
     Et de souci,
J'ai donc vécu de larmes,
20
     De joie aussi,
A présent, que m'importe!
     Faite à souffrir,
Devant, pour être morte,
     Si peu mourir.»

25
La chanteuse penchée
     Cherchait encor
De la moisson fauchée
     Quelque épi d'or,
Quand l'autre moissonneuse,
30
     Forte en tous lieux,
Emporta la glaneuse
     Chanter aux cieux.
 


520
Amour, divin rôdeur, glissant entre les âmes,


Amour, divin rôdeur, glissant entre les âmes,
Sans te voir de mes yeux, je reconnais tes flammes.
Inquiets des lueurs qui brûlent dans les airs,
Tous les regards errants sont pleins de tes éclairs.

5
C'est lui! Sauve qui peut! Voici venir les larmes! ...
Ce n'est pas tout d'aimer: l'amour porte des armes.
C'est le roi, c'est le maître, et pour le désarmer
Il faut plaire à l'amour: ce n'est pas tout d'aimer!
 


F A M I L L E


521
L E   N I D
S O L I T A I R E



Va, mon âme, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu'un libre oiseau te baigner dans l'espace.
Va voir! et ne reviens qu'après avoir touché
Le rêve... mon beau rêve à la terre caché.

5
Moi, je veux du silence, il y va de ma vie;
Et je m'enferme où rien, plus rien ne m'a suivie;
Et de son nid étroit d'où nul sanglot ne sort,
J'entends courir le siècle à côté de mon sort.

Le siècle qui s'enfuit grondant devant nos portes,
10
Entraînant dans son cours, comme des algues mortes,
Les noms ensanglantés, les voeux, les vains serments,
Les bouquets purs, noués de noms doux et charmants.

Va, mon âne, au-dessus de la foule qui passe,
Ainsi qu'un libre oiseau te baigner dans l'espace.
15
Va voir! et ne reviens qu'après avoir touché
Le rêve... mon beau rêve à la terre caché!
 


522
L A   F I L E U S E
E T   L ' E N F A N T



J'appris à chanter en allant à l'école:
Les enfants joyeux aiment tant les chansons!
Ils vont les crier au passereau qui vole;
Au nuage, au vent, ils portent la parole,
5
Tout légers, tout fiers de savoir des leçons.

La blanche fileuse à son rouet penchée
Ouvrait ma jeune âme avec sa vieille voix,
Lorsque j'écoutais, toute lasse et fâchée,
Toute buissonnière en un saule cachée,
10
Pour mon avenir ces thèmes d'autrefois.

Elle allait chantant d'une voix affaiblie,
Mêlant la pensée au lin qu'elle allongeait,
Courbée au travail comme un pommier qui plie,
Oubliant son corps d'où l'âme se délie,
15
Moi, j'ai retenu tout ce qu'elle songeait:

- «Ne passez jamais devant l'humble chapelle
Sans y rafraîchir les rayons de vos yeux.
Pour vous éclairer c'est Dieu qui vous appelle,
Son nom dit le monde à l'enfant qui l'épèle,
20
Et c'est, sans mourir, une visite aux cieux.

«Ce nom comme un feu mûrira vos pensées,
Semblable au soleil qui mûrit les bleds d'or;
Vous en formerez des gerbes enlacées,
Pour les mettre un jour sous vos têtes lassées
25
Comme un faible oiseau qui chante et qui s'endort.

«N'ouvrez pas votre aile aux gloires défendues;
De tous les lointains juge-t-on la couleur?
Les voix sans écho sont les mieux entendues;
Dieu tient dans sa main les clefs qu'on croit perdues
30
De tous les secrets lui seul sait la valeur.

«Quand vous respirez un parfum délectable
Ne demandez pas d'où vient ce souffle pur:
Tout parfum descend de la divine table;
L'abeille en arrive, artiste infatigable,
35
Et son miel choisi tombe aussi de l'azur.

«L'été, lorsqu'un fruit fond sous votre sourire,
Ne demandez pas: Ce doux fruit, qui l'a fait?
Vous direz: C'est Dieu, Dieu par qui tout respire!
En piquant le mil l'oiseau sait bien le dire,
40
Le chanter aussi par un double bienfait.

«Si vous avez peur lorsque la nuit est noire,
Vous direz: Mon dieu, je vois clair avec vous:
Vous êtes la lampe au fond de ma mémoire,
Vous êtes la nuit, voilé dans votre gloire,
45
Vous êtes le jour, et vous brillez pour nous!

«Si vous rencontrez un pauvre sans baptême,
Donnez-lui le pain que l'on vous a donné,
Parlez-lui d'amour comme on fait à vous-même;
Dieu dira: C'est bien! Voilà l'enfant que j'aime;
50
S'il s'égare un jour, il sera pardonné.

«Voyez-vous passer dans sa tristesse amère
Une femme seule et lente à son chemin,
Regardez-la bien, et dites: C'est ma mère,
Ma mère qui souffre! - Honorez sa misère,
55
Et soutenez-la du coeur et de la main.

«Enfin, faites tant et si souvent l'aumône,
Qu'à ce doux travail ardemment occupé,
Quand vous vieillirez, - tout vieillit, Dieu l'ordonne, -
Quelque ange en passant vous touche et vous moissonne,
60
Comme un lys d'argent pour la vierge coupé.

«Les ramiers s'en vont où l'été les emmène,
L'eau court après l'eau qui court sans s'égarer,
Le chêne grandit sous le bras du grand chêne,
L'homme revient seul où son coeur le ramène,
65
Où les vieux tombeaux l'attirent pour pleurer.»

- J'appris tous ces chants en allant à l'école:
Les enfants joyeux aiment tant les chansons!
Ils vont les crier au passereau qui vole;
Au nuage, au vent, ils portent la parole,
70
Tout légers, tout fiers de savoir des leçons.
 


523
U N   R U I S S E A U
D E   L A   S C A R P E



Oui, j'avais des trésors... j'en ai plein ma mémoire,
J'ai des banquets rêvés où l'orphelin va boire.
Oh! Quel enfant des bleds, le long des chemins verts,
N'a dans ses jeux errants possédé l'univers?

5
Emmenez-moi, chemins! ... mais non, ce n'est plus l'heure,
Il faudrait revenir en courant où l'on pleure,
Sans avoir regardé jusqu'au fond le ruisseau
Dont la vague mouilla l'osier de mon berceau.

Il courait vers la Scarpe en traversant nos rues
10
Qu'épurait la fraîcheur de ses ondes accrues,
Et l'enfance aux longs cris saluait son retour
Qui faisait déborder tous les puits d'alentour.

Écoliers de ce temps, troupe alerte et bruyante,
Où sont-ils vos présents jetés à l'eau fuyante:
15
Le livre ouvert, parfois vos souliers pour vaisseaux,
Et vos petits jardins de mousse et d'arbrisseaux?

Air natal! Aliment de saveur sans seconde,
Qui nourris tes enfants et les baise à la ronde;
Air natal imprégné des souffles de nos champs,
20
Qui fais les coeurs pareils et pareils les penchants!

Et la longue innocence, et le joyeux sourire
Des nôtres, qui n'ont pas de plus beau livre à lire
Que leur visage ouvert et leurs grands yeux d'azur,
Et leur timbre profond d'où sort l'entretien sûr! ...

25
Depuis que j'ai quitté tes haleines bénies,
Tes familles aux mains facilement unies,
Je ne sais quoi d'amer à mon pain s'est mêlé,
Et partout sur mon jour une larme a tremblé.

Et je n'ai plus osé vivre à poitrine pleine
30
Ni respirer tout l'air qu'il faut à mon haleine:
On eût dit qu'un témoin s'y serait opposé...
Vivre pour vivre, oh non! Je ne l'ai plus osé!

Non! Le cher souvenir n'est qu'un cri de souffrance!
Viens donc, toi, dont le cours peut traverser la France!
35
À ta molle clarté je livrerai mon front,
Et dans tes flots du moins mes larmes se perdront.

Viens ranimer le coeur séché de nostalgie,
Le prendre et l'inonder d'une fraîche énergie!
En sortant d'abreuver l'herbe de nos guérets,
40
Viens, ne fût-ce qu'une heure, abreuver mes regrets!

Amène avec ton bruit une de nos abeilles
Dont l'essaim, quoique absent, bourdonne en mes oreilles!
«Elle en parle toujours!» diront-ils... Mais, mon Dieu,
Jeune, on a tant aimé ces parcelles de feu!

45
Ces gouttes de soleil dans notre azur qui brille,
Dansant sur le tableau lointain de la famille,
Visiteuses des bleds où logent tant de fleurs,
Miel qui vole émané des célestes chaleurs!

J'en ai tant vu passer dans l'enclos de mon père
50
Qu'il en fourmille au fond de tout ce que j'espère,
Sur toi dont l'eau rapide a délecté mes jours
Et m'a fait cette voix qui soupire toujours.

Dans ce poignant amour que je m'efforce à rendre,
Dont j'ai souffert longtemps avant de le comprendre,
55
Comme d'un pâle enfant on berce le souci,
Ruisseau, tu me rendrais ce qui me manque ici,

Ton bruit sourd se mêlant au rouet de ma mère,
Enlevant à son coeur quelque pensée amère,
Quand pour nous le donner elle cherchait là-bas
60
Un bonheur attardé qui ne revenait pas.

Cette mère, à ta rive elle est assise encore;
La voilà qui me parle, ô mémoire sonore!
Ô mes palais natals qu'on m'a fermés souvent!
La voilà qui les rouvre à son heureuse enfant!

65
Je ressaisis sa robe, et ses mains, et son âme!
Sur ma lèvre entr'ouverte elle répand sa flamme!
Non! Par tout l'or du monde on ne me paîrait pas
Ce souffle, ce ruisseau qui font trembler mes pas!
 


524
U N E   R U E L L E
D E   F L A N D R E


À Madame Desloges, née Leurs.


Dans l'enclos d'un jardin gardé par l'innocence
J'ai vu naître vos fleurs avant votre naissance,
Beau jardin, si rempli d'oeillets et de lilas
Que de le regarder on n'était jamais las.

5
En me haussant au mur dans les bras de mon frère
Que de fois j'ai passé mes bras par la barrière
Pour atteindre un rameau de ces calmes séjours
Qui souple s'avançait et s'enfuyait toujours!
Que de fois, suspendus aux frêles palissades,
10
Nous avons savouré leurs molles embrassades,
Quand nous allions chercher pour le repos du soir
Notre lait à la cense, et longtemps nous asseoir
Sous ces rideaux mouvants qui bordaient la ruelle!
Hélas! Qu'aux plaisirs purs la mémoire est fidèle!
15
Errant dans les parfums de tous ces arbres verts,
Plongeant nos fronts hardis sous leurs flancs entr'ouverts,
Nous faisions les doux yeux aux roses embaumées
Qui nous le rendaient bien, contentes d'être aimées!

Nos longs chuchotements entendus sans nous voir,
20
Nos rires étouffés pleins d'audace et d'espoir
Attirèrent un jour le père de famille
Dont l'aspect, tout d'un coup, surmonta la charmille,
Tandis qu'un tronc noueux me barrant le chemin
M'arrêta par la manche et fit saigner ma main.

25
Votre père eut pitié... C'était bien votre père!
On l'eût pris pour un roi dans la saison prospère.
Et nous ne partions pas à sa voix sans courroux:
Il nous chassait en vain, l'accent était si doux!
En écoutant souffler nos rapides haleines,
30
En voyant nos yeux clairs comme l'eau des fontaines,
Il nous jeta des fleurs pour hâter notre essor;
Et nous d'oser crier: «nous reviendrons encor!»

Quand on lavait du seuil la pierre large et lisse
Où dans nos jeux flamands l'osselet roule et glisse,
35
En rond, silencieux, penchés sur leurs genoux,
D'autres enfants jouaient enhardis comme nous;
Puis, poussant à la fois leurs grands cris de cigales
Ils jetaient pour adieux des clameurs sans égales,
Si bien qu'apparaissant tout rouges de courroux
40
De vieux fâchés criaient: «serpents! Vous tairez-vous!»
Quelle peur! ... Jamais plus n'irai-je à cette porte
Où je ne sais quel vent par force me remporte?
Quoi donc! Quoi! Jamais plus ne voudra-t-il de moi
Ce pays qui m'appelle et qui s'enfuit? ... Pourquoi?

45
Alors les blonds essaims de jeunes albertines,
Qui hantent dans l'été nos fermes citadines,
Venaient tourner leur danse et cadencer leurs pas
Devant le beau jardin qui ne se fermait pas.
C'était la seule porte incessamment ouverte,
50
Inondant le pavé d'ombre ou de clarté verte,
Selon que du soleil les rayons ruisselants
Passaient ou s'arrêtaient aux feuillages tremblants.
On eût dit qu'invisible une indulgente fée
Dilatait d'un soupir la ruelle étouffée,
55
Quand les autres jardins enfermés de hauts murs
Gardaient sous les verroux leur ombre et leurs fruits mûrs.
Tant pis pour le passant! à moins qu'en cette allée,
Élevant vers le ciel sa tête échevelée,
Quelque arbre, de l'enclos habitant curieux,
60
Ne franchit son rempart d'un front libre et joyeux.

On ne saura jamais les milliers d'hirondelles
Revenant sous nos toits chercher à tire d'ailes
Les coins, les nids, les fleurs et le feu de l'été,
Apportant en échange un goût de liberté.
65
Entendra qui pourra sans songer aux voyages
Ce qui faisait frémir nos ailes sans plumages,
Ces fanfares dans l'air, ces rendez-vous épars
Qui s'appelaient au loin: «venez-vous? Moi, je pars!»

C'est là que votre vie ayant été semée
70
Vous alliez apparaître et charmante et charmée,
C'est là que préparée à d'innocents liens
J'accourais... Regardez comme je m'en souviens!

Et les petits voisins amoureux d'ombre fraîche
N'eurent pas sitôt vu, comme au fond d'une crèche,
75
Un enfant rose et nud plus beau qu'un autre enfant,
Qu'ils se dirent entre eux: «est-ce un Jésus vivant?»

C'était vous! D'aucuns noeuds vos mains n'étaient liées,
Vos petits pieds dormaient sur les branches pliées,
Toute libre dans l'air où coulait le soleil,
80
Un rameau sous le ciel berçait votre sommeil,
Puis, le soir, on voyait d'une femme étoilée
L'abondante mamelle à vos lèvres collée,
Et partout se lisait dans ce tableau charmant
De vos jours couronnés le doux pressentiment.

85
De parfums, d'air sonore incessamment baisée,
Comment n'auriez-vous pas été poétisée?
Que l'on s'étonne donc de votre amour des fleurs!
Vos moindres souvenirs nagent dans leurs couleurs,
Vous en viviez, c'étaient vos rimes et vos proses:
90
Nul enfant n'a jamais marché sur tant de roses!

Mon dieu! S'il n'en doit plus poindre au bord de mes jours,
Que sur ma soeur de Flandre il en pleuve toujours!
 


526
A   R O U E N ,
R U E   A N C R I E R E



Je n'ai vu qu'un regard de cette belle morte
A travers le volet qui touche à votre porte,
Ma soeur, et sur la vitre où passa ce regard,
Ce fut l'adieu d'un ange obtenu par hasard.

5
Et dans la rue encore on dirait, quand je passe,
Que l'adieu reparaît à la claire surface.

Mais il est un miroir empreint plus tristement
De l'image fuyante et visible un moment:
Ce miroir, c'est mon âme où, portrait plein de larmes,
10
Revit la belle morte avec ses jeunes charmes.
 


527
L A   R O S E   F L A M A N D E


C'est là que j'ai vu Rose Dassonville,
Ce mouvant miroir d'une rose au vent.
Quand ses doux printemps erraient par la ville,
Ils embaumaient l'air libre et triomphant.

5
Et chacun disait en perçant la foule:
«Quoi! belle à ce point?... Je veux voir aussi...»
Et l'enfant passait comme l'eau qui coule
Sans se demander: «Qui voit-on ici?»

Un souffle effeuilla Rose Dassonville.
10
Son logis cessa de fleurir la ville,
Et, triste aujourd'hui comme le voilà,
          C'est là!

Rue de la Maison de Ville, à Douai.
 


535
L A   M E R E
Q U I   P L E U R E



J'ai presque perdu la vue
A suivre le jeune oiseau
Qui, du sommet d'un roseau,
S'est élancé vers la nue.

5
S'il ne doit plus revenir,
Pourquoi m'en ressouvenir?

Bouquet vivant d'étincelles,
Il descendit du soleil
Eblouissant mon réveil
10
Au battement de ses ailes.

S'il ne doit plus revenir,
Pourquoi m'en ressouvenir?

Prompt comme un ramier sauvage,
Après l'hymne du bonheur,
15
Il s'envola de mon coeur,
Tant il craignait l'esclavage!

S'il ne doit plus revenir,
Pourquoi m'en ressouvenir?

De tendresse et de mystère
20
Dés qu'il eut rempli ces lieux,
Il emporta vers les cieux
Tout mon espoir de la terre!

S'il ne doit plus revenir,
Pourquoi m'en ressouvenir?

25
Son chant que ma voix prolonge
Plane encore sur ma raison,
Et dans ma triste maison
Je n'entends chanter qu'un songe.

S'il ne doit plus revenir,
30
Pourquoi m'en ressouvenir?

Le jour ne peut redescendre
Dans l'ombre où son vol a lui,
Et pour monter jusqu'à lui
Mes ailes ont trop de cendre.

35
S'il ne doit plus revenir,
Pourquoi m'en ressouvenir?

Comme l'air qui va si vite,
Sois libre, ô mon jeune oiseau!
Mais que devient le roseau,
40
Quand son doux chanteur le quitte!

S'il ne doit plus revenir,
Pourquoi m'en ressouvenir?
 


536
L ' A M E
E R R A N T E



Je suis la prière qui passe
Sur la terre où rien n'est à moi;
Je suis le ramier dans l'espace,
Amour, où je cherche après toi.
5
Effleurant la route féconde,
Glanant la vie à chaque lieu,
J'ai touché les deux flancs du monde,
Suspendue au souffle de Dieu.

Ce souffle épura la tendresse
10
Qui coulait de mon chant plaintif
Et répandit sa sainte ivresse
Sur le pauvre et sur le captif
Et me voici louant encore
Mon seul avoir, le souvenir,
15
M'envolant d'aurore en aurore
Vers l'infinissable avenir.

Je vais au désert plein d'eaux vives
Laver les ailes de mon coeur,
Car je sais qu'il est d'autres rives
20
Pour ceux qui vous cherchent, Seigneur!
J'y verrai monter les phalanges
Des peuples tués par la faim,
Comme s'en retournent les anges,
Bannis, mais rappelés enfin...

25
Laissez-moi passer, je suis mère;
Je vais redemander au sort
Les doux fruits d'une fleur amère,
Mes petits volés par la mort.
Créateur de leurs jeunes charmes,
30
Vous qui comptez les cris fervents,
Je vous donnerai tant de larmes
Que vous me rendrez mes enfants!
 


538
I N E S

1850


Je ne dis rien de toi, toi, la plus enfermée,
Toi, la plus douloureuse, et non la moins aimée!
Toi, rentrée en mon sein! je ne dis rien de toi
Qui soufres, qui te plains, et qui meurs avec moi!

5
Le sais-tu maintenant, ô jalouse adorée,
Ce que je te vouais de tendresse ignorée?
Connais-tu maintenant, me l'ayant emporté,
Mon coeur qui bat si triste et pleure à ton côté?
 


F O I


540
R E F U G E


Il est du moins au-dessus de la terre
Un champ d'asile où monte la douleur;
J'y vais puiser un peu d'eau salutaire
Qui du passé rafraîchit la couleur.
5
Là seulement ma mère encor vivante
Sans me gronder me console et m'endort;
O douce nuit, je suis votre servante:
Dans votre empire on aime donc encor!

Non, tout n'est pas orage dans l'orage;
10
Entre ses coups, pour desserrer le coeur,
Souffle une brise, invisible courage,
Parfum errant de l'éternelle fleur!
Puis c'est de l'âme une halte fervente,
Un chant qui passe, un enfant qui s'endort.
15
Orage, allez! je suis votre servante:
Sous vos éclairs Dieu me regarde encor!

Béni soit Dieu! puisqu'après la tourmente,
Réalisant nos rêves éperdus,
Vient des humains l'infatigable amante
20
Pour démêler les fuseaux confondus.
Fidèle mort! si simple, si savante!
Si favorable au souffrant qui s'endort!
Me cherchez-vous? je suis votre servante:
Dans vos bras nus l'âme est plus libre encor
 


546
L E S   P R I S O N S
E T   L E S   P R I E R E S



Pleurez! Comptez les noms des bannis de la France;
L'air manque à ces grands coeurs où brûle tant d'espoir;
Jetez la palme en deuil au pied de leur souffrance,
Et passons: les geôliers seuls ont droit de les voir!
5
Passons: nos bras pieux sont sans force et sans armes;
Nous n'allons point traînant de fratricides voeux;
Mais, femmes, nous portons la prière et les larmes,
Et Dieu, le dieu du peuple, en demande pour eux.
Voyez vers la prison glisser de saintes âmes.
10
Salut! Vous qui cachez vos ailes ici-bas!
Sous vos manteaux mouillés et vos pâleurs de femmes
Que de cendre et de boue ont entravé vos pas!
Salut! Vos yeux divins rougis de larmes vives
Reviennent se noyer dans ce monde étouffant.
15
Vous errez, comme alors, au jardin des olives;
Car le Christ est en peine et Judas triomphant.
Oui, le Christ est en peine, il prévoit tant de crimes!
Lui dont les bras cloués ont brisé tant de fers,
Il revoit dans son sang nager tant de victimes,
20
Qu'il veut mourir encor pour fermer les enfers!
Courez, doux orphelins, montez dans la balance,
Priez pour les méchants qui vivent sans remords,
Rachetez les forfaits des pleurs de l'innocence,
Et dans un flot amer lavez nos pauvres morts!
25
Et nous, n'envoyons plus à des guerres impies
Nos fils adolescents et nos drapeaux vainqueurs.
Avons-nous amassé nos pieuses charpies
Pour les baigner du sang le plus pur de nos coeurs!
Pitié! Nous n'avons plus le temps des longues haines:
30
La haine est basse et sombre; il fait jour! Il fait jour!
Ô France! Il faut aimer, il faut rompre les chaînes,
Ton Dieu, le dieu du peuple, a tant besoin d'amour!
 


546
L A   C O U R O N N E
E F F E U I L L E E



J'irai, j'irai porter ma couronne effeuillée
Au jardin de mon père où revit toute fleur;
J'y répandrai longtemps mon âme agenouillée:
Mon père a des secrets pour vaincre la douleur.

5
J'irai, j'irai lui dire au moins avec mes larmes:
«Regardez, j'ai souffert...» Il me regardera,
Et sous mes jours changés, sous mes pâleurs sans charmes,
Parce qu'il est mon père, il me reconnaîtra.

Il dira: «C'est donc vous, chère âme désolée;
10
La terre manque-t-elle à vos pas égarés?
Chère âme, je suis Dieu: ne soyez plus troublée;
Voici votre maison, voici mon coeur, entrez!»

Ô clémence! Ô douceur! Ô saint refuge! 0 Père!
Votre enfant qui pleurait, vous l'avez entendu!
15
Je vous obtiens déjà, puisque je vous espère
Et que vous possédez tout ce que j'ai perdu.

Vous ne rejetez pas la fleur qui n'est plus belle;
Ce crime de la terre au ciel est pardonné.
Vous ne maudirez pas votre enfant infidèle,
20
Non d'avoir rien vendu, mais d'avoir tout donné.
 


547
R E N O N C E M E N T


Pardonnez-moi, Seigneur, mon visage attristé,
Vous qui l'aviez formé de sourire et de charmes;
Mais sous le front joyeux vous aviez mis les larmes,
Et de vos dons, Seigneur, ce don seul m'est resté.

5
C'est le mois envié, c'est le meilleur peut-être:
Je n'ai plus à mourir à mes liens de fleurs;
Ils vous sont tous rendus, cher auteur de mon être,
Et je n'ai plus à moi que le sel de mes pleurs.

Les fleurs sont pour l'enfant; le sel est pour la femme;
10
Faites-en l'innocence et trempez-y mes jours.
Seigneur! quand tout ce sel aura lavé mon âme,
Vous me rendrez un coeur pour vous aimer toujours!

Tous mes étonnements sont finis sur la terre,
Tous mes adieux sont faits, l'âme est prête à jaillir,
15
Pour atteindre à ses fruits protégés de mystère
Que la pudique mort a seule osé cueillir,

O Sauveur! soyez tendre au moins à d'autres mères,
Par amour pour la vôtre et par pitié pour nous!
Baptisez leurs enfants de nos larmes amères,
20
Et relevez les miens tombés à vos genoux!
 


547
Que mon nom ne soit rien qu'une ombre douce et vaine,


Que mon nom ne soit rien qu'une ombre douce et vaine,
Qu'il ne cause jamais ni l'effroi ni la peine!
Qu'un indigent l'emporte après m'avoir parlé
Et le garde longtemps dans son coeur consolé!
 


E N F A N T S
E T   J E U N E S   F I L L E S



556
L ' E N F A N T
A U   M I R O I R


A Mlle Emilie Bascans


Si j'étais assez grande,
     Je voudrais voir
L'effet de ma guirlande
     Dans le miroir.
5
En montant sur la chaise,
     Je l'atteindrais;
Mais sans aide et sans aise,
     Je tomberais.

La dame plus heureuse,
10
     Sans faire un pas,
Sans quitter sa causeuse,
     De haut en bas,
Dans une glace claire,
     Comme au hasard,
15
Pour apprendre à se plaire
     Jette un regard.

Ah! c'est bien incommode
     D'avoir huit ans!
Il faut suivre la mode
20
     Et perdre un temps!...
Peut-on aimer la ville
     Et les salons!
On s'en va si tranquille
     Dans les vallons!

25
Quand ma mère qui m'aime
     Et me défend,
Et qui veille elle-même
     Sur son enfant,
M'emporte où l'on respire
30
     Les fleurs et l'air,
Si son enfant soupire,
     C'est un éclair!

Les ruisseaux des prairies
     Font des psychés
35
Où, libres et fleuries,
     Les fronts penchés
Dans l'eau qui se balance,
     Sans nous hausser,
Nous allons en silence
40
     Nous voir passer.

C'est frais dans le bois sombre,
     Et puis c'est beau
De danser comme une ombre
     Au bord de l'eau!
45
Les enfants de mon âge,
     Courant toujours,
Devraient tous au village
     Passer leurs jours!
 
 
 
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