BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Émile Erckmann (1822 - 1899)

Alexandre Chatrian (1826 - 1890)

 

Histoire d'un conscrit

de 1813

 

__________________________________________________

 

 

 

Chapitre XXII

 

Le 14 janvier 1814, deux mois et demi après la bataille de Hanau, je m'éveillai dans un bon lit, au fond d'une petite chambre bien chaude; et, regardant les poutres du plafond au-dessus de moi, puis les petites fenêtres, où le givre étendait ses gerbes blanches, je me dis: «C'est l'hiver!» – En même temps, j'entendais comme un bruit de canon qui tonne, et le pétillement du feu sur un âtre. Au bout de quelques instants, m'étant retourné, je vis une jeune femme pâle assise près de l'âtre, les mains croisées sur les genoux, et je reconnus Catherine. Je reconnus aussi la chambre où je venais passer de si beaux dimanches, avant de partir pour la guerre. Le bruit du canon seul, qui revenait de minute en minute, me faisait peur de rêver encore.

Et longtemps je regardai Catherine, qui me paraissait bien belle; je pensais: «Où donc est la tante Grédel? Comment suis-je revenu au pays? Est-ce que Catherine et moi nous sommes mariés? Mon Dieu! pourvu que ceci ne soit pas un rêve!»

A la fin, prenant courage, j'appelai tout doucement: «Catherine!» Alors elle, tournant la tête, s'écria:

«Joseph... tu me reconnais?

– Oui», lui dis-je en étendant la main.

Elle s'approcha toute tremblante, et je l'embrassai longtemps. Nous sanglotions ensemble.

Et, comme le canon se remettait à gronder, tout à coup cela me serra le coeur.

«Qu'est-ce que j'entends, Catherine? demandai-je.

– C'est le canon de Phalsbourg, fit-elle en m'embrassant plus fort.

– Le canon?

– Oui, la ville est assiégée.

– Phalsbourg?... Les ennemis sont en France!...»

Je ne pus dire un mot de plus... Ainsi, tant de souffrances, tant de larmes, deux millions d'hommes sacrifiés sur les champs de bataille, tout cela n'avait abouti qu'à faire envahir notre patrie!... Durant plus d'une heure, malgré la joie que j'éprouvais de tenir dans mes bras celle que j'aimais, cette pensée affreuse ne me quitta pas une seconde, et même aujourd'hui, tout vieux et tout blanc que je suis, elle me revient encore avec amertume... Oui, nous avons vu cela, nous autres vieillards, et il est bon que les jeunes le sachent: nous avons vu l'Allemand, le Russe, le Suédois, l'Espagnol, l'Anglais, maîtres de la France, tenir garnison dans nos villes, prendre dans nos forteresses ce qui leur convenait, insulter nos soldats, changer notre drapeau et se partager non seulement nos conquêtes depuis 1804, mais encore celles de la République: – C'était payer cher dix ans de gloire!

Mais ne parlons pas de ces choses, l'avenir les jugera: il dira qu'après Lutzen et Bautzen, les ennemis offraient de nous laisser la Belgique, une partie de la Hollande, toute la rive gauche du Rhin jusqu'à Bâle, avec la Savoie et le royaume d'Italie, et que l'Empereur a refusé d'accepter ces conditions – qui étaient pourtant très belles –, parce qu'il mettait la satisfaction de son orgueil avant le bonheur de la France!

Pour en revenir à mon histoire, quinze jours après la bataille de Hanau, des milliers de charrettes couvertes de blessés et de malades s'étaient mises à défiler sur la route de Strasbourg à Nancy. Elles s'étendaient d'une seule file du fond de l'Alsace en Lorraine.

La tante Grédel et Catherine, à leur porte, regardaient s'écouler ce convoi funèbre; leurs pensées, je n'ai pas besoin de les dire! Plus de douze cents charrettes étaient passées, je n'étais dans aucune. Des milliers de pères et de mères, accourus de vingt lieues à la ronde, regardaient ainsi le long de la route... Combien retournèrent chez eux sans avoir trouvé leur enfant!

Le troisième jour, Catherine me reconnut dans une de ces voitures à panier du côté de Mayence, au milieu de plusieurs autres misérables comme moi, les joues creuses, la peau collée sur les os et mourant de faim.

«C'est lui... c'est Joseph!» criait-elle de loin.

Mais personne ne voulait le croire; il fallut que la tante Grédel me regardât longtemps pour dire: «Oui, c'est lui!... Qu'on le sorte de là; c'est notre Joseph!»

Elle me fit transporter dans leur maison, et me veilla jour et nuit. Je ne voulais que de l'eau, je criais toujours: «De l'eau! de l'eau!» Personne au village ne croyait que j'en reviendrais; pourtant le bonheur de respirer l'air du pays et de revoir ceux que j'aimais me sauva.

C'est environ six mois après, le 8 juillet 1814, que nous fûmes mariés, Catherine et moi. M. Goulden, qui nous aimait comme ses enfants, m'avait mis de moitié dans son commerce; nous vivions tous ensemble dans le même nid; enfin nous étions les plus heureux du monde.

Alors les guerres étaient finies, les alliés retournaient chez eux d'étape en étape, l'Empereur était parti pour l'île d'Elbe, et le roi Louis XVIII nous avait donné des libertés raisonnables. C'était encore une fois le bon temps de la jeunesse, le temps de l'amour, le temps du travail et de la paix. On pouvait espérer en l'avenir, on pouvait croire que chacun, avec de la conduite et de l'économie, arriverait à se faire une position, à gagner l'estime des honnêtes gens, et à bien élever sa famille, sans crainte d'être repris par la conscription sept et même huit ans après avoir gagné.

M. Goulden, qui n'était pas trop content de voir revenir les anciens rois et les anciens nobles, pensait pourtant que ces gens avaient assez souffert dans les pays étrangers pour comprendre qu'ils n'étaient pas seuls au monde et respecter nos droits; il pensait aussi que l'Empereur Napoléon aurait le bon sens de se tenir tranquille... mais il se trompait: – les Bourbons étaient revenus avec leurs vieilles idées, et l'Empereur n'attendait que le moment de prendre sa revanche.

Tout cela devait nous amener encore bien des misères, et je vous les raconterais avec plaisir si cette histoire ne me paraissait assez longue pour une fois. Nous en resterons donc ici jusqu'à nouvel ordre Si des gens raisonnables me disent que j'ai bien fait d'écrire ma campagne de 1813, que cela peut éclairer la jeunesse sur les vanités de la gloire militaire, et lui montrer qu'on n'est jamais plus heureux que par la paix, la liberté et le travail, eh bien, alors je reprendrai la suite de ces événements et je vous raconterai Waterloo!

 

Fin.