BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

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[29]

IV.

Confidences.

 

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Laissons jaser la plume de Mme Henry.

Voici quelques fragments de lettres où se peint l'heureux naturel de cette aimable femme, et qui nous tiennent au courant des faits et gestes de son fils:

26 août.

 

«Je crois, en vérité, que Marc est amoureux de la mer! On le voit, par tous les soleils, lui faisant sa cour le [30] long du rivage. Tout ce qui est de la terre ferme n'existe plus, ne compte plus pour lui. La mer seule a le privilége de l'attirer et de le captiver. Elle est devenue son unique préoccupation; il n'a d'admiration et de curiosité que pour elle. Bien qu'il n'ait jamais mis le pied sur le pont d'un navire, tous les termes de marine lui sont aussi familiers qu'à un capitaine au long cours. Il calcule les heures du flux et du reflux. Il pressent, il prédit les grains et les tempêtes. Il semble qu'entre la mer et lui, entre ce petit être et cette chose immense, il y ait un lien, des sympathies, des affinités mystérieuses. Mobile et changeant comme elle, il en subit toutes les influences, il est soumis aux mêmes variations. Il en a tour à tour la nonchalance ou la turbulence, selon qu'elle est tranquille ou agitée. La [31] tourmente l'exalte; il se calme en même temps que les flots s'apaisent. Il ne parle plus de naviguer; mais quels regards il attache sur moi, toutes les fois que Lambinet prépare ses engins de pêche et s'apprête à sortir du port! Ces beaux regards bleus, si tendres, si suppliants, amolliraient les rochers de la côte. Je sens parfois mon coeur se fondre. Je le prends dans mes bras pour le jeter dans ceux du vieux pêcheur; puis, tout à coup saisie d'effroi et me ravisant aussitôt, je le retiens et le serre sur ma poitrine, comme si la mer voulait me l'enlever…

«D'où vient la terreur croissante que me cause cet élément? D'où vient que je ne saurais le regarder longtemps sans éprouver un sourd malaise? Je me défie de ses caresses, ses emportements m'épouvantent. J'ai beau me [32] dire que je lui dois le dernier trésor qui me reste; je ne l'aime plus, je ne peux plus l'aimer. Est-ce ingratitude? jalousie? superstition? pressentiment? Ne serait-ce pas tout simplement que je ne suis point faite pour vivre en présence des grands spectacles de la nature? Je les admire volontiers en passant; ils me fatiguent à la longue. Pour l'ordinaire, il me faut un cadre à ma taille. Les montagnes m'écrasent, les forêts m'étouffent, l'Océan me trouble jusqu'à me donner le vertige. Tiens, mon ami, sache t'y résigner, ta femme ne sera jamais qu'une bonne petite bourgeoise. Ajoute que je suis Parisienne dans l'âme. J'aime nos rues, nos quais et nos boulevards, et de toutes les campagnes que je connais, il n'en est pas que je préfère à celles des environs de Paris. C'est là qu'il me plairait [33] d'abriter ma vie, près des bois, non loin de la Seine. Rappelle-toi la jolie maison que nous avons visitée ensemble, un jour que nous nous promenions sur les coteaux de Sèvres et de Bellevue. C'était un dimanche d'avril, nous étions pauvres et bien heureux alors! L'habitation était à louer, la grille de l'enclos ouverte: nous entrâmes, séduits par la beauté du site. Que tout était charmant, simple, modeste, et suivant nos goûts! Le jardin en pente, avec ses pelouses et ses pommiers en fleurs, le chalet dans le bas, la maison bien assise sur le plateau, tapissée de rosiers grimpants, enguirlandée de vigne vierge, les massifs de lilas et de faux ébéniers, le bassin d'eau claire où buvaient les mésanges, enfin les larges perspectives sur un océan de verdure, Saint-Cloud en amphithéâtre, au-dessus le [34] Mont-Valérien, et la Seine pareille à un lac au fond du paysage, je revois tout en pleine lumière, tant de larmes répandues depuis n'ont pu ternir la fraîcheur et l'éclat de ces riantes images. Pendant deux heures, tout cela fut à nous. Nous avions pris possession de ce petit domaine, il nous appartenait, notre bonheur avait trouvé son nid. Nos enfants n'étaient pas nés, et je voyais déjà de blondes têtes courant dans les allées et se roulant sur les gazons. Ah! la bonne journée et les doux rêves que nous avons faits là!»

 

1er septembre

«Ris de mes terreurs, mais ne ris pas des amours de ton fils. C'est plus sérieux que je ne le croyais, et tu vas en juger toi-même. [35]

Je projetais depuis quelque temps une petite excursion dans les terres. Marc se réjouissait à la pensée d'une promenade en voiture, et, pour ma part, il me souriait assez d'échapper pendant un jour ou deux à la contemplation du seigneur Océan. Donc, avant-hier, par un de ces matins qui ont déjà la douceur de l'automne, nous partions dans un berlingot de hasard, au trot de deux chevaux qui auraient pu se disputer l'honneur de servir de monture au héros de Cervantes. On m'avait parlé, comme d'une merveille, d'un pont aérien, jeté sur la Vilaine, à la Roche-Bernard: c'était le but de notre expédition.

«Tout alla bien jusqu'au Croisic. Ciel bleu, air pur, soleil clément, Marc vif et gai comme un pinson, et babillant comme une pie; il ne manquait [36] que ta présence. Le paysage, tu le connais: blanc, sec, aride, avec des échappées de vue sur la mer, je ne sais quoi faisant songer à l'Orient. Les oiseaux y sont rares; quelques touffes de chardons poudreux où s'amassaient des nuées de petits papillons, voilà toute la flore du chemin.

«Au Croisic, nous tournons le dos au rivage, et nous nous enfonçons dans les terres.

«La scène se modifiait à mesure que nous nous éloignions de la côte. Ce n'était pas l'Éden retrouvé; mais, au sortir de mes champs de sel, je pouvais me croire transportée dans un vallon de l'Arcadie. Des arbres! des sentiers ombreux! des prairies! des courants d'eau vive! Mes yeux, lassés de l'immensité, se reposaient avec complaisance sur les moindres détails de la vie rustique. On ne se [37] figure pas combien six mois passés en présence de Neptune et de son trident font aimer la bonne Cybèle. La vue d'un toit de chaume fumant dans un verger me ravissait en extase. J'arrêtais notre char pour admirer tout à mon aise une mare dormant sous les saules. Je respirais avec délices la fraîcheur des haies et l'odeur des herbages.

«Or, tandis que la mère redevenait enfant, l'enfant se transformait, lui aussi, et devenait un personnage grave. J'appelais vainement son attention sur les objets qui attiraient la mienne; il jetait çà et là un oeil indifférent, et demeurait silencieux dans son coin. A partir du Croisic, il avait cessé son ramage. Il faisait une de ces après-midi chauffées à blanc, où les fleurs languissent, où les oiseaux se taisent, et j'attribuais à la chaleur [38] du jour l'état de torpeur où Marc était plongé. Cependant, plus nous avancions, plus j'étais frappée de l'air de tristesse répandu sur ce frais visage, si animé quelques heures auparavant.

«– Qu'as-tu, mais qu'as-tu donc? Souffres-tu? Parle, où as-tu mal?

«Il secouait la tête et ne répondait pas.

«Nous arrivions le soir à la Roche-Bernard. Marc, à peine arrivé, dîne du bout des dents, demande à se coucher, se roule dans ses draps et s'endort. Somme toute, journée manquée, soirée maussade. Le réveil devait être encore plus lugubre. La Roche-Bernard n'a jamais passé pour un lieu de délices, et l'auberge où nous étions descendus semblait moins [39] faite pour égayer que pour assombrir l'esprit de ses hôtes: le séjour même de la mélancolie! Pour unique ressource, pour distraction suprême, le pont de la Vilaine. Il est d'un aspect saisissant, ce pont suspendu comme un fil de la Vierge au-dessus d'un abîme: il témoigne du génie de l'homme. C'est tout au plus si Marc daigna le regarder. Je lui offris de parcourir les alentours, de pousser jusqu'à Nantes, de visiter Tiffauges, et Clisson. Il se tenait assis sur un talus, au bord de la route de Vannes, de plus en plus taciturne et rêveur.

«– Eh bien, lui demandai-je enfin, que veux-tu faire? Veux-tu que nous retournions au Pouliguen?

«J'aurais juré qu'à cette proposition Marc allait bondir de joie et me sauter au cou: il n'en fit rien. Le pauvre enfant n'était pas même dans [40] le secret de sa détresse; il souffrait comme les plantes qu'on a tirées de leur milieu, et qui se flétrissent sans savoir pourquoi. Je ne savais moi-même que penser. La campagne était terminée; nous n'avions plus qu'à battre en retraite. L'humeur de mon petit compagnon ne changea pas sensiblement pendant la première moitié du trajet; mais sa physionomie s'éclairait à mesure qu'il se rapprochait du rivage. Les premiers souffles de la brise marine le réveillèrent brusquement: la musique des grèves acheva de le transfigurer, et lorsque enfin, par une échancrure de la côte, il aperçut à l'horizon la ligne verte de l'Océan, ce fut une résurrection, une ivresse, un transport, une explosion de vie. Nous rentrions au Pouliguen vers la fin du jour, et le soleil avait disparu depuis longtemps, que [41] Marc était encore sur la plage, en contemplation devant son idole. Qu'en dis-tu, mon ami? Dès ce matin, au saut du lit, il a repris ses habitudes d'indépendance et de vagabondage. Je l'entends qui joue sur le port avec les enfants du hameau. Bonté divine! en quel état va-t-il me rapporter ses chausses?»

 

 

10 septembre.

«Je sens que je manque à ta vie autant que tu manques à la mienne. Je devrais, je voudrais partir: je le voudrais, et je ne le puis. Il est si heureux, et la saison si belle encore. Où prendre le courage de l'arracher à l'existence qui l'enivre, à ces grèves qui l'ont adopté, à cette plage qui semble le reconnaître pour son petit roi? Comment me résoudre à briser tant d'attaches? Ce n'est pas d'un [42] départ, c'est d'une séparation qu'il s'agit. J'ose à peine lui en parler; s'il m'arrive d'en toucher quelques mots, je vois sa mine qui s'allonge et ses paupières qui se gonflent. Il n'y a que toi, mon ami, qui puisses me tirer d'embarras et mettre fin à cette situation, fais acte d'autorité: viens enlever ta femme et ton fils. Ce n'est pas de l'amour que Marc a pour toi, c'est de l'adoration: ni l'absence ni l'Océan n'ont pu te déloger de son coeur. La joie de te revoir apaisera bien des révoltes, préviendra bien des résistances. Arrange-toi pour passer ici la fin de septembre. Si nos affaires doivent en souffrir, eh bien, elles en souffriront. Les affaires ne sont pas la grande affaire de la vie. Nous rentrerons à Paris par le chemin des écoliers: nous remonterons en flânant le cours de la [43] Loire. Marc n'échappera pas aux séductions du bateau à vapeur. A son âge, il n'est point de passion profonde. Ta présence aidant, les beaux aspects du fleuve, les enchantements de l'automne, les mille distractions du voyage, auront bientôt dissipé ses regrets; mais, une fois chez nous, mon Dieu! que deviendra ce malheureux enfant habitué à l'air libre et aux grands espaces? Que ferons-nous, rue du Bac, dans notre entre-sol, de cette hirondelle des mers?…»

Il y avait, au bas de cette lettre, un dessin à la plume, qui était censé représenter un navire sous voiles, puis quelques lignes tracées à la hâte, et d'une écriture illisible, ce qui n'empêcha pas M. Henri de les lire couramment, à première vue: en présence des hiéroglyphes de leurs enfants, [44] tous les pères sont des Champollion.

La missive de Marc était ainsi conçue:

«Cher petit père,

«Je t'aime bien. Je voudrais bien que tu vinsses pour demeurer avec nous. Je voudrais bien aller sur la mer: c'est maman qui ne veut pas. Je suis très-occupé, et je travaille énormément. J'ai pris hier un gros crabe dans le trou d'un rocher. J'ai mille autres choses à te dire; mais la poste va partir, et je n'ai que le temps de t'embrasser.

«Ton petit MARC.»

«P. S. C'est moi qui ai dessiné le vaisseau!»

La pauvre âme humaine est ainsi [45] faite, qu'après les plus affreux désastres, après la perte des êtres les plus chers, elle peut se relever et s'ouvrir encore à la joie. Les teintes funèbres pâlissent et s'effacent, les spectres désolés se changent peu à peu en ombres attendries, le gazon pousse sur les tombes, la vie refleurit sur la mort. Dieu, dans sa bonté, a voulu qu'il en fût ainsi. M. et Mme Henry allaient se réunir pour ne plus se quitter. Ils touchaient à la fin de leurs épreuves; le bonheur souriait de nouveau à ce ménage foudroyé. M. Henry disposait tout en vue de son prochain départ; il ne devait plus écrire que pour annoncer la date précise de son arrivée. La jeune femme l'attendait, impatiente de le revoir, heureuse et fière à la pensée de lui rendre son fils dans tout l'éclat de la santé, resplendissant de tous [46] les trésors, de toutes les beautés de l'enfance; qu'elle était loin de prévoir les nouveaux malheurs qui la menaçaient!