BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

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[59]

VI.

La Roche aux Mouettes.

 

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Le banc sur lequel ils venaient d'échouer s'étendait autour d'un grand roc solitaire, aux formes tourmentées, à l'aspect formidable, et qui s'élevait juste au centre comme une immense forteresse. La mer n'en couvrait jamais le sommet, qui servait de refuge nocturne aux mouettes de ces parages. De là ce nom de Roche aux Mouettes qu'on lui avait donné dans le pays. La Roche aux Mouettes est [60] bien connue des navigateurs; elle signale aux bâtiments qui viennent du large la mer de bas-fonds qui l'entoure et leur sert de remarque pour passer le Four et la Blanche, deux écueils dangereux, situés à quelque distance de l'entrée de la Loire.

Certes, la situation n'avait rien de réjouissant. Toutefois, si horrible qu'elle fût, ils éprouvèrent, en se relevant, un sentiment de délivrance. La traversée qu'ils venaient de faire leur avait inspiré une telle aversion pourl'élément liquide, qu'ils ne purent se défendre d'un mouvement de joie en sentant sous leurs pieds quelque chose de résistant.

Cette joie fut de courte durée. La nuit tombait, qu'allaient-ils devenir? Tous, ils criaient la faim.

C'étaient de petits drôles, mais aussi de bons petits coeurs. Ceux qui [61] avaient encore leur goûter dans leurs poches en firent une masse commune qu'ils divisèrent en parts égales, et chacun eut la sienne.

La nappe fut bientôt mise.

Ils ajoutèrent au menu, jamais ce mot ne fut mieux à sa place, quelques moules, quelques coquillages qu'ils avaient ramassés çà et là, en furetant sous le goëmon, aux dernières lueurs du crépuscule.

Marc fit les frais du dessert: il distribua généreusement la provision de chocolat qu'il avait sur lui.

Parmi les débris que la barque, en se brisant, avait jetés sur les récifs, il se trouvait une gourde à moitié pleine d'un mélange d'eau et de rhum: ils en burent chacun une gorgée.

Il ne s'agissait plus que de s'arranger pour la nuit. Une nuit est vite passée, dit-on. C'est l'avis de tous [62] ceux qu'attend un bon lit, sous un toit bien couvert et dans une chambre bien close; quand on n'a pour matelas que quelques touffes de varech avec un îlot pour alcôve, peut-être est-il permis d'en juger autrement.

La journée avait été brûlante; la soirée était froide.

Rassemblés en tas au pied du rocher, ils grelottaient et pleuraient dans l'obscurité à peu près complète. Marc lui-même, sous sa blouse et dans son pantalon d'été, commençait à sentir que les îles désertes étaient des résidences moins enchantées qu'il ne l'avait supposé jusque-là. Legoff ôta sa vareuse et la lui mit sur les épaules: saint Martin n'en eût donné que la moitié.

Legoff devait grandir de cent coudées pendant cette nuit mémorable; il allait montrer ce que peuvent, [63] même chez un enfant, dans les situations les plus périlleuses, la présence d'esprit, le courage et la résolution.

«Mouchez-vous, dit-il, et écoutez-moi. Vous devriez être honteux de pleurer comme vous le faites. Vous n'êtes plus des enfants, sapristi! Toi, Jambonneau, tu as eu sept ans aux dernières sardines. Toi, Pornichet, tu en auras huit aux harengs. Toi, Macabiou, tu frises la dizaine. Toi, Mascaret, tu pourrais presque chausser les bottes de pêche de ton frère aîné. Au lieu de rester là, serrés les uns contre les autres comme un troupeau de moutons pendant l'orage, rappelons-nous que nous sommes tous fils de marins et que nous-mêmes nous serons des marins un jour. Voulez-vous revoir le Pouliguen, retrouver vos parents et manger encore de la soupe au lard? Je réponds de vous à condition [64] que vous m'obéirez et que je commanderai à des hommes.

– Oui, oui, s'écrièrent-ils tous à la fois, électrisés par ce magnifique langage. Commande, et nous obéirons. C'est toi, Legoff, notre capitaine!»

Ils avaient tous été bercés, dès l'âge le plus tendre, par des histoires de navire en perdition, d'équipages jetés à la côte. Leur imagination s'était familiarisée de bonne heure avec les drames de l'Océan; ils savaient confusément et par ouï-dire tout ce qui se pratique à la mer pendant ces scènes de détresse. «Eh bien, reprit Legoff, si je suis votre capitaine, vous êtes mon état-major. Consultons-nous; cherchons ensemble ce qu'il y a de mieux à faire dans la position où nous sommes. Que chacun donne son avis, et nous déciderons [65] après. Ça se passe ainsi dans tous les naufrages. La séance est ouverte. A toi, Jambonneau! Parle le premier.

– Mon avis, à moi, dit Jambonneau d'une voix mâle, est qu'il faut tirer des coups de canon jusqu'à ce qu'un bâtiment de passage nous entende et vienne nous ramasser.

– Nous n'avons pas de canon, dit Pornichet.

– Ni de poudre, dit Mascaret.

– Je m'en fiche, reprit Jambonneau. On me demande mon avis, je le donne. On n'est pas forcé de le suivre.

– On en tiendra compte, dit Legoff. A toi, Macabiou!

– Mon avis, à moi, dit Macabiou, c'est qu'il faudrait grimper jusqu'en haut de ce grand rocher, et, quand nous y serions, crier de toutes nos [66] forces en faisant signe avec nos mouchoirs. – A toi, là-bas, François Guillemin! Tu n'es pas plus haut qu'une quille; mais c'est, dit-on, dans les petites boîtes que se trouvent les meilleurs onguents. Quel est ton avis?

– Mon avis, à moi, répondit un filet de voix, c'est qu'il faudrait écrire une lettre, et puis après la mettre dans une bouteille, et puis après jeter la bouteille à la mer.

– Et toi, Parisien, as-tu quelque chose à nous dire?

– Moi, répliqua Marc, je dis qu'il saudrait abattre un gros arbre, et, après que nous aurions creusé le tronc avec nos couteaux, monter tous dedans pour retourner au Pouliguen.

– Ce n'est pas ça, dit Pornichet; [67] c'est un radeau qu'il faut construire avec les planches de notre barque, et ensuite nous tirerons au sort pour savoir lequel de nous sera mangé le premier par les autres.»

Les membres du conseil, qui ne s'attendaient pas à une pareille motion, qui n'avaient pas prévu qu'on pût arriver à une pareille extrémité, furent frappés de stupeur. Chacun d'eux, l'oreille basse et le menton sur le jabot, se livrait en silence aux méditations les plus sérieuses. Legoff lui-même avait perdu un peu de son assurance. Il n'était pas éloigné de proposer un amendement qui, le cas échéant, mettrait le capitaine hors de concours. Une réaction violente se produisit bientôt dans l'assemblée. Un cri de révolte et d'indignation s'échappa en même temps de tous les coeurs: [68]

«Non, non, plutôt mourir de faim A bas Pornichet!

– Dame! ajouta celui-ci sans trop s'émouvoir, c'est comme ça que mon grand-père a été mangé sur le radeau de la Méduse!

– A toi, Mascaret! Donne ton avis, dit Legoff qui avait hâte d'entrer dans un autre ordre d'idées.

– Moi, s'écria Mascaret d'un ton résolu, je n'y vas pas par quatre chemins. Je n'ai jamais cherché midi à quatorze heures, ni perdu mon temps à enfiler des mots. Mon avis est qu'il faut nous en aller d'ici le plus tôt possible, rentrer chez nous avant qu'on ait remarqué notre absence, souper au galop et nous fourrer chacun en tapinois dans notre lit. S'il y en a un qui trouve mieux, qu'il ne se gêne pas pour le dire.»

Autant l'avis de Pornichet avait [69] soulevé la réprobation, autant celui de Mascaret excita l'enthousiasme. Cet avis si simple et si ingénument exprimé soulagea toutes les poitrines et rallia toutes les opinions.

«Bravo, Mascaret! C'est Mascaret qui a le mieux parlé, c'est l'avis de Mascaret qu'il faut suivre. Vive Mascaret!»

En présence de cette ovation inattendue, Legoff, qui, quelques instants auparavant, s'était vu acclamer par ce tas de vauriens, dut se livrer à d'amères réflexions sur la fragilité de la faveur populaire. Il trembla pour son autorité, il crut un instant à sa déchéance. Le moment était venu de porter un grand coup et de ressaisir ainsi le pouvoir près de lui échapper. Après avoir, dans un résumé pittoresque, fait ressortir et toucher du doigt tout ce que les opinions [7] qui s'étaient produites présentaient d'absolument impraticable, de profondément inepte et de parfaitement saugrenu, il ne craignit pas de saisir Mascaret sur les marches du Capitole pour le traîner à la roche Tarpéienne d'où, en un tour de main, il le précipita.

«Nous le savons, pardieu! bien, s'écria-t-il, qu'il faut nous en aller d'ici! Mascaret n'a oublié qu'une chose, c'est de nous en indiquer les moyens.

– Comment! comment! répliqua Mascaret, qui déjà perdait pied.

– Si Mascaret a voulu se moquer de nous, reprit Legoff, je me permettrai de lui faire observer que le moment n'est pas bien choisi. S'il a parlé sérieusement, je lui dirai, avec les égards qu'il mérite, que de tous les avis qui ont été donnés, c'est le sien qui est le plus bête. [71]

– Nous attendons le tien, riposta Mascaret d'un ton de défi.

– Le voici, dit Legoff en élevant la voix: fouillons tous dans nos poches et tâcnons d'y trouver des allumet tes!»

On leur avait si souvent et si expressément défendu de toucher aux allumettes et d'en emporter avec eux, que presque tous en tirèrent quelques-unes du fond de leurs goussets.

«Eh bien, s'écria Legoff avec l'autorité du commandement, ce n'est pas un radeau, c'est un bûcher que nous allons faire avec les planches de la barque. Il faut allumer un grand feu dont la flamme monte si haut, si haut, qu'elle puisse être vue à dix lieues en mer. Les navires, en l'apercevant, se douteront bien que ce n'est pas un feu de cheminée; ils comprendront que c'est un signal de détresse, [72] et nous autres, rangés devant la braise comme des cailles à la broche, au lieu d'en être réduits à battre la semelle pour nous dégourdir, nous nous chaufferons tranquillement les os des jambes, en attendant qu'on vienne nous chercher.»

Il faut renoncer à décrire l'effet produit par ces paroles éloquentes. Jambonneau, Macabiou, Pornichet s'inclinèrent devant le génie de Legoff; la perspective d'un bon feu aurait suffi pour lui gagner tous les suffrages.

Mascaret seul persistait dans son avis et soutenait mordicus qu'il fallait s'en aller au plus tôt.

«Maintenant, ajouta Legoff, tout le monde sur le pont, tout l'équipage à la manoeuvre!»

Et, à la lueur des étoiles, traînant après lui toute la bande, il se dirigea vers l'embarcation qu'il avait si bien [73] gouvernée et qui gisait sur le lit de bas-fonds où elle s'était rompu les côtes. Legoff en avait déjà exploré la carcasse avec l'espoir d'y trouver quelque chose qu'il pût se mettre sous la dent. Il n'avait trouvé que quelques paquets d'étoupe, quelques lambeaux de toile goudronnée, une hachette, des cordes et du fil de caret. Il n'est rien d'inutile, rien n'est à dédaigner. De tous ces objets dont il s'était soucié d'abord autant qu'une poule de l'embouchure d'une clarinette, il n'en était pas un qui ne dût lui servir. Armé de la hachette, il attaqua résolûment les flancs entr'ouverts du bateau, et pendant qu'il les dépeçait à coups redoublés, les autres en ramassaient les éclats qu'ils entassaient pêle-mêle sur l'emplacement que Legoff avait désigné.

Il n'y a point de situation si lamentable [74] que ne puisse égayer le travail un commun.

 

 

Les planches fracassées qui volaient en morceaux, les débris qu'ils cherchaient à tâtons et qu'ils se disputaient dans l'ombre, les allées, les venues, l'émulation qui s'était emparée d'eux tous, l'activité de fourmi qu'ils déployaient sur cet îlot, les chutes mêmes qu'ils faisaient, soit en glissant sur le goëmon visqueux, soit en se heurtant les uns contre les autres, tout cela les tenait en haleine et avait fini par les ragaillardir.

Le bûcher montait à vue d'oeil.

Quel moment que celui où le capitaine Legoff, entouré de son état-major, frotta une allumette chimique sur le drap de son pantalon, et mit le feu à la toile goudronnée et aux étoupes qu'il avait amassées dans le foyer! [75]

Chacun d'eux retenait son souffle, tous les coeurs étaient dans l'attente.

Ce ne fut d'abord qu'un nuage de fumée si épaisse que la nuit en était obscurcie.

Plusieurs minutes s'écoulèrent dans une angoisse inexprimable.

Enfin ils entendirent les crépitations de l'embrasement.

La fumée s'éclaira d'une lueur rougeâtre, des lignes étincelantes coururent çà et là sur les premières assises du bûcher, l'incendie gagna rapidement le faîte, et bientôt une immense gerbe de flamme illumina le ciel et les flots.

 

 

Jamais bourrées de la Saint-Jean ne méritèrent mieux le nom de feu de joie que ces planches brûlées en signe de détresse. Plus heureux que Mascaret, Legoff savourait à longs traits les douceurs d'une popularité bien [76] acquise. Pas un ne doutait que cette flamme si haute et si claire n'appelât à leur aide les bâtiments qui tenaient la mer à dix lieues à la ronde, ils croyaient tous à leur prochaine délivrance, et ils la saluaient déjà par des acclamations bruyantes, pendant qu'au-dessus d'eux les mouettes, réveillées en sursaut, volaient autour de leur refuge en jetant des cris effarés.