BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

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[255]

XXI.

Les Petits Pèlerins.

 

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Quelle journée fut jamais plus remplie d'émotions de toute nature! La nouvelle s'était répandue dans le bourg. Marc, depuis le moment où il s'était senti entraîné par la vague, ne se souvenait absolument de rien. On criait au miracle: un ange avait recueilli l'enfant et l'avait porté dans son lit! Tous les habitants, attroupés sur le quai, assiégeaient la porte de Mme Henry et demandaient à voir le [256] petit Marc, trop faible encore pour pouvoir descendre; Mme Henry fut obligée de se montrer à la fenêtre et de le présenter à la population émerveillée. Assis sur le seuil de la porte, et complétement étranger à ce qui se passait autour de lui, Bibia collationnait tranquillement d'une croûte de pain et d'un oignon cru.

Cependant les premiers transports apaisés, la mère avait reconnu le châle dans lequel son fils était enveloppé: c'était le tartan qu'elle avait laissé aux mains de Bibia. Quelle apparence que Bibia eût joué un rôle dans cette aventure? Seule, Mme Henry, sans pouvoir l'expliquer, entrevoyait déjà la vérité. Avant de se faire dans son esprit, la lumière se faisait dans son coeur: l'esprit cherche, le coeur devine.

Une chaloupe qui avait disparu du [257] port pendant la nuit venait d'être retrouvée au fond d'une anse, près du bourg de Batz, sans un homme d'équipage à bord.

Voici ce qu'on apprit dans la soirée:

Il y avait sur la côte, au-dessus de la baie où la chaloupe était encore échouée, une masure qu'habitait un pauvre ménage. L'homme était malade; la femme avait passé toute la nuit à son chevet. Une heure avant que le jour parût, la porte s'était ouverte comme poussée par un coup de vent, et Bibia était entré avec un enfant dans ses bras. L'enfant était roulé dans un châle, sans connaissance, à moitié mort de froid. Bibia semblait transfiguré: ses yeux brillaient comme deux tisons. A peine entré, il avait jeté deux fagots dans la cheminée, présenté l'enfant à la flamme, et, tout en le berçant sur ses genoux, il lui versait [258] goutte à goutte entre les lèvres le vin d'une fiole entourée d'osier, qu'il avait tirée de sa besace: tout cela avec l'intelligence et la tendresse d'une mère. Vingt minutes après, il s'en allait comme il était venu, emportant avec lui l'enfant, qui dormait contre sa poitrine.

 

 

L'ange, c'était Bibia. Quoi! dirat-on, ce monstre, ce méchant, cet idiot? Eh bien, oui! il avait suffi de la bonté d'une femme, des caresses et de la grâce d'un enfant, pour jeter dans cette fange un germe d'affection, de reconnaissance et de dévouement. Ce germe, indolent, presque inerte, avait éclaté tout à coup en présence du désespoir et de la fureur de la mère. Bibia avait compris enfin que Marc était parti avec les autres, que sa vie était en danger. Instinctivement, sans conscience peut-être de l'acte [259] prodigieux qu'il allait accomplir, comme un projectile obéissant à l'impulsion qu'il a reçue, Bibia avait couru vers le port, il s'était précipité dans une chaloupe, il avait gouverné sur la Roche, il était arrivé juste à point pour saisir l'enfant que la vague emportait. Dieu l'avait conduit, Dieu l'avait ramené. La lueur qui s'était faite en lui n'avait duré que quelques heures: sa mission remplie, son oeuvre terminée, le pauvre idiot était retombé dans sa nuit, il ne se souvenait plus. Mme Henry eut beau le tourner et le retourner de tous sens, aucun tressaillement intérieur n'ébranla sa carapace informe.

«Embrasse-le!» dit-elle à Marc en le jetant au cou de Bibia.

Bibia regardait tour à tour la mère et l'enfant. Il porta à sa bouche un des doigts de sa main, celui qu'avait [260] pansé Mme Henry, et il s'éloigna.

Quand j'arrivai au Pouliguen, le hameau se remettait à peine de ses émotions. J'assistais, le lendemain, à une cérémonie touchante. Dès le matin, tous les enfants, dans leurs habits de fête, se tenaient rangés le long de quai, sur une seule file. Au premier appel des cloches, qui sonnaient à toute volée, le cortége s'ébranla, et se déroula sur la côte en se dirigeant vers le bourg de Batz. Pieds nus, chacun d'eux un cierge à la main, ils se rendaient en pèlerinage à la chapelle de la Vierge: c'était un voeu qu'au moment suprême ils avaient fait, sur la Roche, à Notre-Dame-de-Bon-Secours. Les familles cheminaient derrière; M. et Mme Henry fermaient la marche. A la même heure, le curé du bourg de Batz et son vicaire, précédés de la [261] croix et de la bannière, suivis des habitants du bourg, s'avançaient processionnellement à la rencontre des petits pèlerins. Hommes et femmes portaient ces beaux costumes qui semblent empruntés à l'Orient, et que le temps n'a pu modifier, même dans une époque où l'originalité des vêtements a complétement disparu avec celle des moeurs et des caractères. A moitié route, les deux cortéges n'en formaient plus qu'un seul. Le curé avait entonné le Magnificat, que toutes les voix chantaient à l'unisson. Un doux soleil éclairait ce tableau: le bruit de la mer, grave et solennel comme celui d'un orgue immense, accompagnait les chants religieux.

Après l'office, le bon curé descendit les marches de l'autel, et prononça cette courte allocution: [262]

«Mes chers enfants,

«Vous avez désobéi à vos parents, et Dieu vous a punis. En présence du danger commun, vous vous êtes aidés mutuellement, et Dieu vous a secourus. En face de la mort, vous avez prié Dieu, et Dieu vous a délivrés. Que tout cela vous serve d'enseignement. Montrez-vous soumis et respectueux envers vos familles; épargnez le coeur de vos mères; aimez-vous les uns les autres; et, quoi qu'il vous arrive, mettez toujours votre confiance dans le ciel. Vous savez tous par quelles mains le petit Marc a été sauvé. Nous avions cru d'abord que c'était un ange qui l'avait recueilli. Le miracle reste tout entier, et puisque Dieu, dans sa bonté, daigne parfois se servir des plus humbles instruments pour l'accomplissement de ses [263] desseins, apprenez par là, mes enfants, à être bons pour tous et à ne mépriser personne.»

Une heureuse surprise attendait nos petits amis à leur rentrée au Pouliguen. Par les soins de M. Henry, une tente avait été dressée sur la plage: elle abritait une table improvisée, copieusement garnie de viandes froides et de pâtisseries de ménage, le tout accompagné de fruits de la saison et de quelques flacons de bon vin. La présidence du repas fut d'abord offerte à Marc, qui déclina cet honneur et désigna lui-même Legoff comme plus digne. Le jeune héros ne se fit pas prier, et, de même que sur la Roche aux Mouettes il avait donné l'exemple du courage, de la présence d'esprit et de l'activité, de même à table il surpassa par son foudroyant appétit tous les autres convives, [264] et montra qu'il méritait aussi de les commander sur ce nouveau champ de bataille.

M. et Mme Henry passèrent encore quelques jours au Pouliguen. Ces quelques jours furent utilement employés. Ils réparèrent la perte éprouvée par Legoff en lui faisant présent d'une barque neuve et toute gréée, achetée dans le port de Nantes. Le pêcheur, dans sa gratitude, voulut qu'elle portât le nom du petit Marc, et ce nom fut inscrit en lettres dorées au couronnement de l'embarcation. Le petit-fils de Thomas Ier reçut, lui, une montre d'argent avec ces mots gravés à l'intérieur de la cuvette: A Pierre Legoff, âgé de douze ans, souvenir du 15 septembre. On pense bien que Bibia n'était pas oublié; mais que faire pour ce malheureux? On avait d'abord songé à lui donner [265] une cabane sur la côte ou à lui assurer un refuge dans une maison de charité; tout cela était impraticable. D'une part, la propriété, quelque minime qu'elle soit, exige des soins de surveillance et d'administration auxquels Bibia n'aurait pu se prêter; d'autre part, la vie sédentaire d'une maison de refuge était trop en opposition avec ses instincts de vagabondage. On se contenta de le recommander au bon curé du bourg de Batz, en lui laissant entre les mains de quoi subvenir aux modestes besoins du pauvre déshérité.

L'heure du départ était enfin venue. La famille Henry, escortée de toute la population du Pouliguen, se rendit à pied jusqu'à Guérande. C'est là qu'eut lieu la séparation. Marc avait le coeur bien gros. Au moment de monter en voiture, il embrassa tous [266] ses petits compagnons. Mme Henry fut embrassée par toutes les mères. Quelques heures après, ils étaient sur le pont du bateau à vapeur qui remontait la Loire. Bibia les avait suivis, en courant, jusqu'à Saint-Nazaire. Il resta longtemps sur le quai, immobile, ployé en deux, son regard attaché sur le bateau qui s'éloignait, et, quand il l'eut perdu de vue, de grosses larmes tombèrent de ses yeux, qui jusque-là n'avaient jamais pleuré.