BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

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[267]

XXII.

Épilogue. – Rentrée à Paris.

 

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Voilà, mon cher Paul, le récit que je t'avais promis. Je pourrais en rester là; mais je suppose que tu t'intéresses au petit Marc, et que tu es curieux de savoir ce qu'il est devenu en grandissant. Pour te satisfaire, nous le suivrons jusqu'au jour où, bien jeune encore, il a pris rang parmi les hommes utiles à leur pays. Ne demande pas à ces dernières [268] pages les péripéties de la Roche aux Mouettes; nous en avons fini avec les émotions violentes, avec l'action et le mouvement. Nous allons rentrer dans un ordre d'idées plus tranquilles, nous allons retrouver dans leur intérieur les êtres excellents que tu connais déjà: un père qui est l'honneur et la loyauté même, une mère tendre, une épouse dévouée, n'ayant d'autres joies que celles du foyer domestique; en pénétrant dans leur intimité, tu pourras croire que tu n'as pas quitté ta famille.

Le voyage ne fut qu'une suite de distractions et d'enchantements. L'automne était d'une magnificence exceptionnelle; ils en profitèrent pour allonger la route et multiplier les excursions. Clisson les retint pendant quelques jours sur les bords de la Sèvre nantaise, puis ils remontèrent [269] le cours de la Loire, et visitèrent d'étape en étape Chenonceaux, Chambord, Amboise, tous les sites, tous les châteaux, tous les vieux murs qui appelaient leur curiosité. Ils rentrèrent enfin dans Paris, et, quoiqu'il soit toujours bien doux de reprendre possession de ses habitudes et de son foyer, l'heure du retour ne fut pas cependant tout à fait exempte de trouble et de tristesse. On se rappelle les appréhensions que Mme Henry laissait voir au sujet de Marc dans une des dernières lettres qu'elle écrivait à son mari. Que feraient-ils, dans leur entre-sol de cette hirondelle des mers? En effet, à peine rentré, Marc s'effarait déjà comme un oiseau qu'on vient de mettre en cage. Mme Henry, à son insu, s'était accoutumée, elle aussi, à l'air libre et aux grands espaces; mais elle était de ces âmes qui ne [270] vivent que pour les autres, elle ne songeait qu'à son fils. Dès le lendemain de leur arrivée, elle épanchait ses inquiétudes dans le coeur de M. Henry, qui ne paraissait pas s'en préoccuper autrement.

«Tu t'alarmes à tort, disait-il. Marc est sauvé, il est robuste et bien portant. Le Luxembourg et les Tuileries ne lui rendront pas les grèves de la Bretagne; mais, en fin de compte, Paris ne saurait passer pour une succursale des marais Pontins. L'enfant s'acclimatera peu à peu dans le milieu où nous vivons; c'est l'affaire de quelques semaines. En attendant, nous irons dimanche prochain, comme de bons bourgeois que nous sommes, nous promener dans le bois de Meudon, et nous renouvellerons cette petite fête tous les huit jours, aussi longtemps que la saison le permettra.» [271]

Mme Henry ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il en parlait bien à son aise. Marc s'attristait de plus en plus. Que les rues, les boulevards où on le traînait pour essayer de le distraire lui semblaient étroits et bornés! Quel maigre ruisseau que la Seine! Quels piteux rochers que les rochers du bois de Boulogne! Combien il restait froid et indifférent aux amusements qu'il avait sous la main! Qu'il eût donné volontiers tous les jolis enfants qui prenaient leurs ébats dans les jardins publics pour deux ou trois des petits va-nu-pieds qu'il avait laissés au Pouliguen! Pornichet, Jambonneau, Macabiou, Mascaret, tous ces noms bourdonnaient dans sa mémoire comme un essaim dans une ruche. Il n'y avait pour lui qu'un héros au monde, c'était le jeune Legoff. Il n'était pas jusqu'au pauvre besacier qui [272] ne lui manquât. On aurait pu croire que l'aventure de la Roche aux Mouettes l'avait à jamais guéri de sa passion pour l'Océan; bien loin de là, le souvenir de cette nuit terrible demeurait dans son imagination comme quelque chose de merveilleux et d'enchanté. Il y revenait sans cesse, et toujours avec une exaltation qui effrayait Mme Henry.

«Va, lui dit-elle un soir qu'il racontait pour la vingtième fois et avec un redoublement d'enthousiasme la veillée au pied de la roche, l'ascension du pic et les prouesses de l'ami Legoff, si tu avais été témoin du désespoir où me plongeait ton escapade, tu te complairais moins dans le récit de toutes ces horreurs, tu n'en parlerais pas ainsi que tu le fais.»

A ce reproche qu'il sentait mérité, Marc se jeta dans les bras de sa [273] mère, et dès lors il ne parla plus de la Roche aux Mouettes.

Le dimanche qu'ils devaient passer dans les bois de Meudon était arrivé. Ils partirent allégrement tous trois par une claire matinée d'octobre. Marc était heureux de retrouver, ne fût-ce que pour quelques heures, sa vie errante, si brusquement interrompue, et, de son côté, Mme Henry se réjouissait d'une promenade qui la reportait aux meilleurs temps de sa jeunesse. Ils descendirent à Bellevue, déjeunèrent à l'hôtel de la station chez des hôtes bons et aimables, puis de leur pied léger ils gagnèrent les bois où s'étalaient les splendeurs de l'automne. Il faisait une de ces journées qui sont les adieux du soleil. Les oiseaux chantaient comme au printemps. Les chênes étaient encore verts. Une faible brise agitait le feuillage [274] doré des bouleaux et des trembles. Tandis que Marc courait comme un faon sur la mousse et dans les bruyères, M. et Mme Henry marchaient à pas lents le long des allées. La vue de ces paysages qu'ils avaient si souvent parcourus ensemble réveillait autour d'eux un cortége de souvenirs; dans un entretien doux et grave, ils se redisaient l'un à l'autre les joies et les épreuves de leur existence laborieuse et honnête. Tout en causant, ils avaient rabattu sur les coteaux de Sèvres. Ils ne résistèrent pas à la tentation de jeter un coup d'oeil dans l'enclos qu'ils avaient visité naguère, et possédé pendant toute une après-midi. Ils poussèrent la grille entr'ouverte et furent surpris en flagrant délit de curiosité par un jardinier qui les invita poliment à entrer; les maîtres étaient en voyage. [275]

Mme Henry hésitait pourtant.

 

 

«Entrez, madame, dit le jardinier, ne craignez pas d'être indiscrète. Quoique la propriété ne soit ni à louer ni à vendre, mes maîtres, en partant, m'ont donné l'ordre de la laisser visiter par toutes les personnes qui en auraient l'envie.

– Eh bien, entrons! s'écria gaiement M. Henry; donnons-nous cette fois encore le luxe d'une villa.»

Les années n'avaient apporté aucun changement dans ce poétique réduit. La maison était bien telle que Mme Henry l'avait décrite dans une de ses lettres. Au dehors, avec son toit plat, sa terrasse et ses balcons, ses palissades de rosiers grimpants et ses festons de vigne vierge, elle ressemblait à une cassine italienne. L'intérieur était fraîchement décoré; l'ameublement et les tentures respiraient [276] à la fois l'élégance et la simplicité. Les pièces n'étaient pas vastes, mais Mme Henry se disait que le bonheur tient peu de place, et tout ce qu'elle voyait était en si parfaite harmonie avec ses goûts, qu'il lui semblait qu'elle avait présidé elle-même aux moindres détails de l'arrangement et de la décoration du logis. On découvrait, du haut de chaque balcon, un point de vue unique peut-être dans les environs de Paris, et que pourraient envier les contrées les plus favorisées du ciel: entre deux promontoires de verdure, le village de Saint-Cloud en amphithéâtre; au-dessus, le mont Valérien comme une acropole; la Seine repliée au fond de la vallée, et tout au loin, pour dernières limites, les collines boisées de Sannois et de Montmorency: un tableau de Poussin. Le soir était venu, [277] et ils attendaient au salon l'heure du train qui les ramènerait à Paris. Marc trouvait la demeure à son gré et ne voulait plus s'en aller. Mme Henry ne pouvait se défendre d'un serrement de coeur. «Qu'il ferait bon de vivre ici!» dit-elle en soupirant. Elle s'enveloppait dans son châle, quand tout à coup la porte du salon s'ouvrit à deux battants, et le jardinier, transformé en maître d'hôtel, prononça ces simples paroles: «Madame est servie!» Muette d'étonnement, Mme Henry interrogeait des yeux son mari, qui souriait.

«Oui, chère femme, dit-il en lui prenant les mains, tu es ici chez toi. Nos affaires ont prospéré au delà de mes espérances. Tu rêvais d'abriter ta vie près des bois, non loin de la Seine. Ce petit domaine avait su te plaire, tu en conservais l'image dans [278] ton coeur, et c'était ma secrète ambition que de pouvoir un jour te le donner. Tes voeux sont exaucés, mon ambition est satisfaite. Tout cela t'appartient, tu es ici maîtresse et souveraine. Allons dîner, mes deux amours: nous pendons aujourd'hui la crémaillère, et je me sens un appétit de loup.»

A ces mots, il passa dans la salle à manger avec sa femme et son enfant enlacés l'une et l'autre à son cou: je laisse à penser quelle joie!