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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Guillaume Apollinaire
Les Mamelles de Tirésias
 


 






 




P r é f a c e
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Sans réclamer d'indulgence, je fais remarquer que ceci est une œuvre de jeunesse, car sauf le Prologue et la dernière scène du deuxième acte qui sont de 1916, cet ouvrage a été fait en 1903, c'est-à-dire quatorze ans avant qu'on ne le représentât.

   Je l'ai appelé drame qui signifie action pour établir ce qui le sépare de ces comédies de mœurs, comédies dramatiques, comédies légères qui depuis plus d'un demi-siècle fournissent à la scène des œuvres dont beaucoup sont excellentes, mais de second ordre et que l'on appelle tout simplement des pièces.

   Pour caractériser mon drame je me suis servi d'un néologisme qu'on me pardonnera car cela m'arrive rarement et j'ai forgé l'adiectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique comme l'a supposé M. Victor Basch, dans son feuilleton dramatique, mais définit assez bien une tendance de l'art qui si elle n'est pas plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil n'a du moins jamais servi à formuler aucun credo, aucune affirmation artistique et littéraire.

   L'idéalisme vulgaire des dramaturges qui ont succédé à Victor Hugo a cherché la vraisemblance dans une couleur locale de convention qui fait pendant au naturalisme en trompe-l'œil des pièces de mœurs dont on trouverait l'origine bien avant Scribe, dans la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée.

   Et pour tenter, sinon une rénovation du théâtre, du moins un effort personnel, j'au pensé qu'il fallait revenir à la nature même, mais sans l'imiter à la manière des photographes. Quand l'homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir.

   Au demeurant, il m'est impossible de décider si ce drame est sérieux ou non. Il a comme but d'intéresser et d'amuser C'est le but de toute œuvre théâtrale. Il a également pour but de mettre en relief une question vitale pour ceux qui entendent la langue dans laquelle il est écrit: le problème de la repopulation.

   J'aurais pu faire sur ce sujet qui n'a jamais été traité une pièce selon le ton sarcastico-mélodramatique qu'ont mis à la mode les faiseurs de «pièces à thèse».

   J'ai préféré un ton moins sombre, car je ne pense pas que le théâtre doive désespérer qui que ce soit.

   J'aurais pu aussi écrire un drame d'idées et flatter le goût du public actuel qui aime à se donner l'illusion de penser.

   J'ai mieux aimé donner un libre cours à cette fantaisie qui est ma façon d'interpréter la nature, fantaisie, qui selon les jours, se manifeste avec plus ou moins de mélancolie, de satire et de lyrisme, mais toujours, et autant qu'il m'est possible, avec un bon sens où il y a parfois assez de nouveauté pour qu'il puisse choquer et indigner, mais qui apparaîtra aux gens de bonne foi.

   Le sujet est si émouvant à mon avis, qu'il permet même que l'on donne au mot drame son sens le plus tragique, mais il tient aux Français que, s'ils se remettent à faire des enfants l'ouvrage puisse être appelé, désormais, une farce. Rien ne saurait me causer une joie aussi patriotique. N'en doutez pas, la réputation dont jouirait justement, si on savait son nom, l'auteur de la Farce de Maistre Pierre Pathelin m'empêche de dormir.

   On a dit que je m'étais servi des moyens dont on use dans les revues: je ne vois pas bien à quel moment. Ce reproche toutefois n'a rien qui puisse me gêner, car l'art populaire est un fonds excellent et je m'honorerais d'y avoir puisé si toutes mes scènes ne s'enchaînaient naturellement selon la fable que j'ai imaginée et où la situation principale: un homme qui fait des enfants, est neuve au théâtre et dans les lettres en général, mais ne doit pas plus choquer que certaines inventions impossibles des romanciers dont la vogue est fondée sur le merveilleux dit scientifique.

   Pour le surplus, il n'y a aucun symbole dans ma pièce qui est fort claire, mais on est libre d'y voir tous les symboles que l'on voudra et d'y démêler mille sens comme dans les oracles sibyllins.

   M. Victor Basch qui n'a pas compris, ou n'a pas voulu comprendre, qu'il s'agissait de la repopulation, tient à ce que mon ouvrage soit symbolique; libre à lui. Mais il ajoute: «que la première condition d'un drame symbolique, c'est que le rapport entre le symbole qui est toujours un signe et la chose signifiée soit immédiatement discernable».

   Pas toujours cependant et il y a des œuvres remarquables dont le symbolisme justement prête à de nombreuses interprétations qui parfois se contrarient.

   J'ai écrit mon drame surréaliste avant tout pour les Français comme Aristophane composait ses comédies pour les Athéniens.

   Je leur ai signalé le grave danger reconnu de tous qu'il y a pour une nation qui veut être prospère et puissante à ne pas faire d'enfants, et pour y remédier je leur ai indiqué qu'il suffisait d'en faire.

   M. Deffoux, écrivain spirituel, mais qui m'a l'air d'être un malthusien attardé, fait je ne sais quel rapprochement saugrenu entre le caoutchouc *) dont sont faits les ballons et les balles qui figurent les mamelles (c'est peut-être là que M. Basch voit un symbole) et certains vêtements recommandés par le néo-malthusianisme. Pour parler franc, ils n'ont rien à faire dans la question, car il n'y a pas de pays où l'on s'en serve moins qu'en France, tandis qu'à Berlin, par exemple, il ne se passe pas de jour qu'il ne manque de vous en tomber sur la tête pendant qu'on se promène dans les rues, tant les Allemands, race encore prolifique, en font un grand usage.

   Les autres causes auxquelles avec la limitation des grossesses par moyens hygiéniques on attribue la dépopulation, l'alcoolisme par exemple, existent partout ailleurs et dans des proportions bien plus vastes qu'en France.

   Dans un livre récent sur l'alcool, M. Yves Guyot ne remarquait-il pas que si dans les statistiques de l'alcoolisme, la France venait au premier rang, l'Italie, pays notoirement sobre, venait au second rang! Cela permet de mesurer la foi que l'on peut accorder aux statistiques; elles sont menteuses et bien fol est qui s'y fie. D'autre part n'est-il pas remarquable que les provinces où l'on fait en France le plus d'enfants soient justement celles qui viennent au premier rang dans les statistiques de l'alcoolisme!

   La faute est plus grave, le vice est plus profond, car la vérité est celle-ci: on ne fait plus d'enfants en France parce qu'on n'y fait pas assez l'amour. Tout est là.

   Mais je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet. Il faudrait un livre tout entier et changer les mœurs. C'est aux gouvernants à agir, à faciliter les mariages, à encourager avant tout l'amour fécond, les autres points importants comme celui du travail des enfants seront ensuite facilement résolus pour le bien et l'honneur du pays.

   Pour en revenir à l'art théâtral, on trouvera dans le prologue de cet ouvrage, les traits essentiels de la dramaturgie que je propose.

   J'ajoute qu'à mon gré cet art sera moderne, simple, rapide avec les raccourcis ou les grossissements qui s'imposent si l'on veut frapper le spectateur. Le sujet sera assez général pour que l'ouvrage dramatique dont il formera le fond puisse avoir une influence sur les esprits et sur les mœurs dans le sens du devoir et de l'honneur.

   Selon le cas, le tragique l'emportera sur le comique ou inversement. Mais je ne pense pas que désormais, l'on puisse supporter, sans impatience, une œuvre théâtrale où ces éléments ne s'opposeraient pas, car il y a une telle énergie dans l'humanité d'aujourd'hui et dans les jeunes lettres contemporaines, que le plus grand malheur apparaît aussitôt comme ayant sa raison d'être, comme pouvant être regardé non seulement sous l'angle d'une ironie bienveillante qui permet de rire, mais encore sous l'angle d'un optimisme véritable qui console aussitôt et laisse grandir l'espérance.

   Au demeurant, le théâtre n'est pas plus la vie qu'il interprète que la roue n'est une jambe. Par conséquent, il est légitime, à mon sens, de porter au théâtre des esthétiques nouvelles et frappantes qui accentuent le caractère scénique des personnages et augmentent la pompe de la mise en scène, sans modifier toutefois le pathétique ou le comique des situations qui doivent se suffire à elles-mêmes.

   Pour terminer, j'ajoute que, dégageant des velléités littéraires contemporaines une certaine tendance qui est la mienne, je ne prétends nullement fonder une école, mais avant tout protester contre ce théâtre en trompe-l'œil qui forme le plus clair de l'art théâtral d'aujourd'hui. Ce trompe-l'œil qui convient, sans doute, au cinéma, est, je crois, ce qu'il y a de plus contraire à l'art dramatique.

   J'ajoute, qu'à mon avis, le vers qui seul convient au théâtre, est un vers souple, fondé sur le rythme, le sujet, le souffle et pouvant s'adapter à toutes les nécessités théâtrales. Le dramaturge ne dédaignera pas la musique de la rime, qui ne doit pas être une sujétion dont l'auteur et l'auditeur se fatiguent vite désormais, mais peut ajouter quelque beauté au pathétique, au comique, dans les chœurs, dans certaines répliques, à la fin de certaines tirades, ou pour clore dignement un acte.

   Les ressources de cet art dramatique ne sont-elles pas infinies? Il ouvre carrière à l'imagination du dramaturge, qui rejetant tous les liens qui avaient paru nécessaires ou parfois renouant avec une tradition négligée, ne juge pas utile de renier les plus grands d'entre ses devanciers. Il leur rend ici l'hommage que l'on doit à ceux qui ont élevé l'humanité audessus des pauvres apparences dont, livrée à elle-même, si elle n'avait pas eu les génies qui la dépassent et la dirigent, elle devrait se contenter. Mais eux, font paraître à ses yeux des mondes nouveaux qui élargissant les horizons, multipliant sans cesse sa vision, lui fournissent la joie et l'honneur de procéder sans cesse aux découvertes les plus surprenantes.

 
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*)
Pour me laver de tout reproche touchant l'usage des mamelles en caoutchouc voici un extrait des journaux prouvant que ces organes étaient de la plus stricte légalité.

«Interdiction de la vente
des tétines autres que celles en caoutchouc pur,
vulcanisé à chaud.


A la date du 28 février dernier, a été promulguée au Journal Officiel la loi du 26 février 1917, modifiant l'article Ier de la loi du 6 avril 1910, qui ne visait que l'interdiction des biberons à tube.

«Le nouvel article Ier de cette loi est désormais ainsi conçu:

«Sont interdites la vente, la mise en vente, l'exposition et l'importation:

«I° Des biberons à tube;

«2° Des tétines et des sucettes fabriquées avec d'autres produits que le caoutchouc pur, vulcanisées par un autre procédé que la vulcanisation à chaud et ne portant point, avec la marque du fabricant ou du commerçant, l'indication spéciale: «caoutchouc pur».

Sont donc seules autorisées les tétines et sucettes fabriquées avec du caoutchouc pur et vulcanisées à chaud.»


 
 
 
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