B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A
           
  Marcel Proust
1871 - 1922
     
   



L e s   P l a i s i r s   e t   l e s   j o u r s

À   m o n   a m i   W i l l i e   H e a t h
M o r t   à   P a r i s  
l e   3   o c t o b r e   1 8 9 3


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      «Du sein de Dieu où tu reposes...
      révèle-moi ces vérités
      qui dominent la mort,
      empêchent de la craindre
      et la font presque aimer.»


      Les anciens Grecs apportaient à leurs morts des gâteaux, du lait et du vin. Séduits par une illusion plus raffinée, sinon plus sage, nous leur offrons des fleurs et des livres. Si je vous donne celui-ci, c'est d'abord parce que c'est un livre d'image. Malgré les «légendes», il sera, sinon lu, au moins regardé par tous les admirateurs de la grande artiste qui m'a fait avec simplicité ce cadeau magnifique, celle dont on pourrait dire, selon le mot de Dumas, «que c'est elle qui a créé le plus de roses après Dieu». M. Robert de Montesquiou aussi l'a célébrée, dans des vers inédits encore, avec cette ingénieuse gravité, cette éloquence sentencieuse et subtile, cet ordre rigoureux qui parfois chez lui rappellent le XVIIe siècle. Il lui dit, en parlant des fleurs:

      «Poser pour vos pinceaux les engage à fleurir.
      . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
      Vous êtes leur Vigée et vous êtes la Flore
      Qui les immortalise, où l'autre fait mourir!»


      Ses admirateurs sont une élite, et ils sont une foule. J'ai voulu qu'ils voient à la première page le nom de celui qu'ils n'ont pas eu le temps de connaître et qu'ils auraient admiré. Moi-même, cher ami, je vous ai connu bien peu de temps. C'est au Bois que je vous retrouvais souvent le matin, m'ayant aperçu et m'attendant sous les arbres, debout, mais reposé, semblable à un de ces seigneurs qu'a peints Van Dyck et dont nous aviez l'élégance pensive. Leur élégance, en effet, comme la vôtre, réside moins dans les vêtements que dans le corps, et leur corps lui-même semble l'avoir reçue et continuer sans cesse à la recevoir de leur âme: c'est une élégance morale. Tout d'ailleurs contribuait à accentuer cette mélancolique ressemblance, jusqu'à ce fond de feuillages à l'ombre desquels Van Dyck a souvent arrêté la promenade d'un roi; comme tant d'entre ceux qui furent ses modèles, vous deviez bientôt mourir, et dans vos yeux comme dans les leurs, on voyait alterner les ombres du pressentiment et la douce lumière de la résignation. Mais si la grâce de votre fierté appartenait de droit à l'art d'un Van Dyck, vous releviez plutôt du Vinci par la mystérieuse intensité de votre vie spirituelle. Souvent le doigt levé, les yeux impénétrables et souriants en face de l'énigme que vous taisiez, vous m'êtes apparu comme le saint Jean-Baptiste de Léonard. Nous formions alors le rêve, presque le projet, de vivre de plus en plus l'un avec l'autre, dans un cercle de femmes et d'hommes magnanimes et choisis, assez loin de la bêtise, du vice et de la méchanceté pour nous sentir à l'abri de leurs flèches vulgaires.
      Vôtre vie, telle que nous la vouliez, serait une de ces œuvres à qui il faut une haute inspiration. Comme de la foi et du génie, nous voulons la recevoir de l'amour. Mais c'était la mort qui devait vous la donner. En elle aussi et même en ses approches résident des forces cachées, des aides secrètes, une «grâce» qui n'est pas dans la vie. Comme les amants quand ils commencent à aimer, comme les poètes dans le temps où ils chantent, les malades se sentent plus près de leur âme. La vie est chose dure qui serre de trop près, perpétuellement nous fait mal à l'âme. À sentir ses liens un moment se relâcher, on peut éprouver de clairvoyantes douceurs. Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans l'«arche». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fit nuit sur la terre. Quand commença ma convalescence, ma mère, qui ne m'avait pas quitté, et, la nuit même restait auprès de moi, «ouvrit la porte de l'arche» et sortit. Pourtant comme la colombe «elle revint encore ce soir-là». Puis je fus tout à fait guéri, et comme la colombe «elle ne revint plus». Il fallut recommencer à vivre, à se détourner de soi, à entendre des paroles plus dures que celles de ma mère; bien plus, les siennes, si perpétuellement douces jusque-là, n'étaient plus les mêmes, mais empreintes de la sévérité de la vie et du devoir qu'elle devait m'apprendre.
      Douce colombe du déluge, en vous voyant partir comment penser que le patriarche n'ait pas senti quelque tristesse se mêler à la joie du monde renaissant? Douceur de la suspension de vivre, de la vraie «Trêve de Dieu» qui interrompt les travaux, les désirs mauvais, «Grâce» de la maladie qui nous rapproche des réalités d'au-delà de la mort - et ses grâces aussi, grâces de «ces vains ornements et ces voiles qui pèsent», des cheveux qu'une importune main «a pris soin d'assembler», suaves fidélités d'une mère et d'un ami qui si souvent nous sont apparus comme le visage même de notre tristesse ou comme le geste de la protection implorée par notre faiblesse, et qui s'arrêteront au seuil de la convalescence, souvent j'ai souffert de vous sentir si loin de moi, vous toutes, descendante exilée de la colombe de l'arche. Et qui même n'a connu de ces moments, cher Willie, où il voudrait être où vous êtes. On prend tant d'engagements envers la vie qu'il vient une heure où, découragé de pouvoir jamais les tenir tous, on se tourne vers les tombes qu'on appelle la mort, «la mort qui vient en aide aux destinées qui ont peine à s'accomplir». Mais si elle nous délie des engagements que nous avons pris envers la vie, elle ne peut nous délier de ceux que nous avons pris envers nous-même, et du premier surtout, qui est de vivre pour valoir et mériter.
      Plus grave qu'aucun de nous, vous étiez aussi plus enfant qu'aucun, non pas seulement par la pureté du cœur, mais par une gaieté candide et délicieuse. Charles de Grancey avait le don que je lui enviais de pouvoir, avec des souvenirs de collège, réveiller brusquement ce rire qui ne s'endormait jamais bien longtemps, et que nous n'entendrons plus.
      Si quelques-unes de ces pages ont été écrites à vingt-trois ans, bien d'autres (Violante, presque tous les Fragments de la comédie italienne, etc. ) datent de ma vingtième année. Toutes ne sont que la vaine écume d'une vie agitée, mais qui maintenant se calme. Puisse-t-elle être un jour assez limpide pour que les Muses daignent s'y mirer et qu'on voie courir à la surface le reflet de leurs sourires et de leurs danses.
      Je vous donne ce livre. Vous êtes, hélas! le seul de mes amis dont il n'ait pas à redouter les critiques. J'ai au moins la confiance que nulle part la liberté du ton ne vous y eût choqué. Je n'ai jamais peint l'immoralité que chez des êtres d'une conscience délicate. Aussi, trop faibles pour vouloir le bien, trop nobles pour jouir pleinement dans le mal, ne connaissant que la souffrance, je n'ai pu parler d'eux qu'avec une pitié trop sincère pour qu'elle ne purifiât pas ces petits essais. Que l'ami véritable, le Maître illustre du bien-aimé qui leur ont ajouté, l'un la poésie de la musique, l'autre la musique de son incomparable poésie, que M. Darlu aussi, le grand philosophe dont la parole inspirée, plus sûre de durer qu'un écrit, a, en moi comme en tant d'autres, engendré la pensée, me pardonnent d'avoir réservé pour vous ce gage dernier d'affection, se souvenant qu'aucun vivant, si grand soit-il ou si cher, ne doit être honoré qu'après un mort.

      Juillet 1894.