BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Gottfried Wilhelm Leibniz

1646 - 1716

 

Système nouveau de la nature

et de la communication des substances,

aussi bien que de l'union,

qu'il y a entre l'âme et le corps

 

1695

 

Text:

Die philosophischen Schriften von

Gottfried Wilhelm Leibniz, Band 4

herausgegeben von C. G. Gerhardt

Berlin: Weidmann, 1880

 

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(1)

Il y a plusieurs années que j'ay conçû ce systeme, et que j'en ay communiqué avec des sçavans hommes, et sur tout avec un des plus grands Theologiens et Philosophes de nostre temps *), qui ayant appris quelques uns de mes sentimens par une personne de la plus haute qualité, les avoit trouvés fort paradoxes. Mais ayant receu mes éclaircissemens, il se retracta de la maniere la plus genereuse et la plus edifiante du monde, et ayant approuvé une partie de mes propositions, il fit cesser sa censure à l'egard des autres dont il ne demeuroit pas encor d'accord. Depuis ce temps là j'ay continué mes meditations selon les occassions, pour ne donner au public que des opinions bien examinées: et j'ay taché aussi de satisfaire aux objections faites contre mes essays de Dynamique qui ont de la liaison avec cecy. Enfin des personnes considerables ayant desiré de voir mes sentimens plus éclaircis, j'ay hasardé ces meditations, quoiyqu'elles ne soyent nullement populaires, ny propres à estre goustées de toute sorte d'esprits. Je m'y suis porté principalement pour profiter des jugemens de ceux qui sont éclairés en ces matieres, puisqu'il seroit trop embarassant de chercher et de sommer en particulier ceux qui seroyent disposés à me donner des instructions, que je seray tousjours bien aise de recevoir, pourveu que l'amour de la verité y paroisse plustost que la passion pour les opinions dont on est prevenu.

 

(2)

Quoyque je sois un de ceux qui ont fort travaillé sur les Mathematiques, je n'ay pas laissé de mediter sur la philosophie dès ma jeunesse, car il me paroissoit tousjours qu'il y avoit moyen d'y établir quelque chose de solide par des demonstrations claires. J'avois penetré bien avant dans le pays des scholastiques, lorsque les Mathematiques et les Auteurs modernes m'en firent sortir encor bien jeune. Leurs belles manieres d'expliquer la nature mecaniquement me charmèrent, et je méprisois avec raison la methode de ceux qui n'employent que des formes ou des facultés dont on n'apprend rien. Mais dépuis, ayant taché d'approfondir les principes mêmes de la Mecanique, pour rendre raison des loix de la nature que l'experience faisoit connoistre, je m'aperçûs que la seule consideration d'une masse étendue ne suffisoit pas, et qu'il falloit employer encor la notion de la force, qui est tres intelligible, quoyqu'elle soit du ressort de la Metaphysique. Il me paroissoit aussi, que l'opinion de ceux qui transforment ou degradent les bestes en pures machines, quoyqu'elle semble possible, est hors d'apparence, et même contre l'ordre des choses.

 

(3)

Au commencement, lorsque je m'estois affranchi du joug d'Aristote, j'avois donné dans le vuide et dans les Atomes, car c'est ce qui remplit le mieux l'imagination. Mais en estant revenu, après bien des meditations, je m'apperceus qu'il est impossible de trouver les principes d'une veritable Unité dans la matiere seule ou dans ce qui n'est que passif, puisque tout n'y est que collection ou amas de parties jusqu'à l'infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa realité que des unités veritables qui viennent d'ailleurs et sont tout autre chose que les points mathematiques qui ne sont que des extremités de l'étendu et des modifications dont il est constant, que le continuum ne sçauroit estre composé. Donc pour trouver ces unités réelles, je fus contraint de recourir à un point reel et animé pour ainsi dire, ou à un Atome de substance qui doit envelopper quelque chose de forme ou d'actif, pour faire un Estre complet. Il fallut donc rappeler et comme rehabiliter les formes substantielles, si décriées aujourd'huy, mais d'une manière qui les rendist intelligibles et qui separât l'usage qu'on en doit faire de l'abus qu'on en a fait. Je trouvay donc que leur nature consiste dans la force, et que de cela s'ensuit quelque chose d'analogique au sentiment et à l'appétit; et qu'ainsi il falloit les concevoir à l'imitation de la notion que nous avons des ames. Mais comme l'ame ne doit pas estre employée pour rendre raison du détail de l'oeconomie du corps de l'animal, je jugeay de même qu'il ne falloit pas employer ces formes pour expliquer les problemes particuliers de la nature, quoyqu'elles soyent necessaires pour établir des vrays principes generaux. Aristote les appelle entelechies premieres, je les appelle peutestre plus intelligiblement forces primitives, qui ne contiennent pas seulement l'acte ou le complement de la possibilité, mais encor une activité originale.

 

(4)

Je voyois que ces formes et ces ames devoient estre indivisibles, aussi bien que nostre Esprit, comme en effet je me souvenois que c'estoit le sentiment de S. Thomas à l'égard des ames des bestes. Mais cette verité renouvelloit les grandes difficultés de l'origine et de la durée des ames et des formes. Car toute substance simple qui a une veritable unité, ne pouvant avoir son commencement ny sa fin que par miracle, il s'ensuit qu'elles ne sçauroient commencer que par création ny finir que par annihilation. Ainsi (excepté les Ames que Dieu veut encor créer exprès) j'estois obligé de reconnoistre qu'il faut que les formes constitutives des substances ayent esté créées avec le monde, et qu'elles subsistent tousjours. Aussi quelques Scholastiques, comme Albert le Grand et Jean Bachon, avoient entrevû une partie de la verité sur leur origine. Et la chose ne doit point paroistre extraordinaire, puisqu'on ne donne aux formes que la durée, que les Gassendistes accordent à leurs Atomes.

 

(5)

Je jugeois pourtant qu'il n'y falloit point mêler indifferemment ou confondre avec les autres formes ou ames les Esprits ny l'ame raisonnable, qui sont d'un ordre superieur, et ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées dans la matiere qui se trouvent partout à mon avis, estant comme des petits Dieux au prix d'elles, faits à l'image de Dieu, et ayant en eux quelque rayon des lumieres de la Divinité. C'est pourquoy Dieu gouverne les Esprits, comme un Prince gouverne ses sujets, et même comme un pere a soin de ses enfants; au lieu qu'il dispose des autres substances, comme un Ingenieur manie ses machines. Ainsi les esprits ont des loix particulieres, qui les mettent au dessus des revolutions de la matiere par l'ordre même que Dieu y a mis, et on peut dire que tout le reste n'est fait que pour eux, ces revolutions mêmes estant accommodées à la felicité des bons, et au chastiment des mechans.

 

(6)

Cependant, pour revenir aux formes ordinaires, ou aux Ames brutes, cette durée qu'il leur faut attribuer, à la place de celle qu'on avoit attribuée aux atomes, pourroit faire douter si elles ne vont pas de corps en corps, ce qui seroit la Metempsychose, à peu près comme quelques Philosophes ont crû la transmission du mouvement et celle des especes. Mais cette imagination est bien eloignée de la nature des choses. Il n'y a point de tel passage, et c'est icy où les transformations de Messieurs Swammerdam, Malpighi et Leewenhoeck, qui sont des plus excellens observateurs de nostre temps, sont venues à mon secours, et m'ont fait admettre plus aisément, que l'animal et toute autre substance organisée ne commence point, lorsque nous le croyons, et que sa generation apparente n'est qu'un developpement, et une espece d'augmentation. Aussi ay je remarqué que l'Auteur de La Recherche de la Verité, M. Regis, M. Hartsoeker et d'autres habiles hommes n'ont pas esté fort eloignés de ce sentiment.

 

(7)

Mais il restoit encor la plus grande question de ce que ces ames ou ces formes deviennent par la mort de l'animal, ou par la destruction de l'individu de la substance organisée. Et c'est ce qui embarrasse le plus, d'autant qu'il paroist peu raisonnable que les ames restent inutilement dans un chaos de matiere confuse. Cela m'a fait juger enfin qu'il n'y avoit qu'un seul parti raisonnable à prendre; et c'est celuy de la conservation non seulement de l'ame, mais encor de l'animal même et de sa machine organique; quoyque la destruction des parties grossieres l'ait reduit à une petitesse qui n'echappe pas moins à nos sens que celle où il estoit avant que de naistre. Aussi n'y at-il personne qui puisse bien marquer le veritable temps de la mort, laquelle peut passer long temps pour une simple suspension des actions notables, et dans le fonds n'est jamais autre chose dans les simples animaux: temoin les ressuscitations des mouches noyées et puis ensevelies sous de la craye pulverisée, et plusieurs exemples semblables qui font assez connoistre qu'il y auroit bien d'autres ressuscitations, et de bien plus loin, si les hommes estoient en estat de remettre la machine. Et il y a de l'apparence que c'est de quelque chose d'approchant que le grand Democrite a parlé, tout Atomiste qu'il estoit, quoyque Pline s'en moque. Il est donc naturel que l'animal ayant tousjours esté vivant et organisé (comme des personnes de grande penetration commencent à le reconnoistre) il le demeure aussi tousjours. Et puisqu'ainsi il n'y a point de premiere naissance ny de generation entierement nouvelle de l'animal, il s'ensuit qu'il n'y en aura point d'extinction finale, ny de mort entiere prise à la rigueur metaphysique; et que par consequent au lieu de la transmigration des ames, il n'y qu'une transformation d'un même animal, selon que les organes sont pliés differemment, et plus ou moins developpés.

 

(8)

Cependant les Ames raisonnables suivent des loix bien plus relevées, et sont exemtes de tout ce qui leur pourroit faire perdre la qualité de citoyens de la societé des esprits, Dieu y ayant si bien pourveu, que tous les changemens de la matiere ne leur sçauroient faire perdre les qualités morales de leur personnalité. Et on peut dire que tout tend à la perfection non seulement de l'Univers en general, mais encor de ces creatures en particulier, qui sont destinées à un tel degré de bonheur, que l'Univers s'y trouve interessé en vertu de la bonté divine qui se communique à un chacun autant que la souveraine Sagesse le peut permettre.

 

(9)

Pour ce qui est du corps ordinaire des animaux et d'autres substances corporelles, dont on a crû jusqu'icy l'extinction entiere et dont les changemens dépendent plustost des regles mecaniques que des loix morales, je remarquay avec plaisir que l'ancien auteur du livre de la Diete qu'on attribue à Hippocrate, avoit entreveu quelque chose de la verité, lorsqu'il a dit en termes exprès, que les animaux ne naissent et ne meurent point, et que les choses qu'on croit commencer et perir, ne font que paroistre et disparoistre. C'estoit aussi le sentiment de Parmenide et de Melisse chez Aristote. Car ces anciens estoient plus solides qu'on ne croit.

 

(10)

Je suis le mieux disposé du monde, à rendre justice aux modernes; cependant je trouve qu'ils ont porté la reforme trop loin, entre autres en confondant les choses naturelles avec les artificielles, pour n'avoir pas eu assez grandes Idées de la majesté de la nature. Ils conçoivent que la difference qu'il y a entre ses machines et les nostres, n'est que du grand au petit. Ce qui a fait dire depuis peu à un tres habile homme, qu'en regardant la nature de près, on la trouve moins admirable qu'on n'avoit crû, n'estant que comme la boutique d'un ouvrier. Je crois que ce n'est pas en donner une idée assez juste ny assez digne d'elle, et il n'y a que nostre systeme qui fasse connoistre enfin la veritable et immense distance qu'il y a entre les moindres productions et mechanismes de la sagesse divine, et entre les plus grands chefs d'oeuvre de l'art d'un esprit borné; cette difference ne consistant pas seulement dans le degré, mais dans le genre même. Il faut donc sçavoir que les Machines de la nature ont un nombre d'organes veritablement infini, et sont si bien munies et à l'épreuve de tous les accidens, qu'il n'est pas possible de les detruire. Une machine naturelle demeure encor machine dans ses moindres parties, et qui plus est, elle demeure tousjours cette même machine qu'elle a esté, n'estant que transformée par des differens plis qu'elle reçoit, et tantost étendue, tantost resserrée et comme concentrée lorsqu'on croit qu'elle est perdue.

 

(11)

De plus, par le moyen de l'ame ou forme, il y a une veritable unité qui repond à ce qu'on appelle moy en nous; ce qui ne sçauroit avoir lieu ny dans les machines de l'art, ny dans la simple masse de la matiere, quelque organisée qu'elle puisse estre; qu'on ne peut considerer que comme une armée ou un troupeau, ou comme un estang plein de poissons, ou comme une montre composée de ressorts et de roues. Cependant s'il n'y avoit point de veritables unités substantielles, il n'y auroit rien de substantiel ny de reel dans la collection. C'estoit ce qui avoit forcé M. Cordemoy à abandonner des Cartes, en embrassant la doctrine des Atomes de Democrite, pour trouver une veritable unité. Mais les Atomes de matiere sont contraires à la raison: outre qu'ils sont encor composés de parties, puisque l'attachement invincible d'une partie à l'autre (quand on le pourroit concevoir ou supposer avec raison) ne detruiroit point leur diversité. Il n'y a que les Atomes de substance, c'est à dire, les unités reelles et absolument destituées de parties, qui soyent les sources des actions, et les premiers principes absolus de la composition des choses, et comme les derniers elemens de l'analyse des choses substantielles. On les pourroit appeler points metaphysiques: ils ont quelque chose de vital et une espece de perception, et les points mathematiques sont leurs points de veue, pour exprimer l'univers. Mais quand les substances corporelles sont resserrées, tous leurs organes ensemble ne font qu'un point physique à nostre égard. Ainsi les points physiques ne sont indivisibles qu'en apparence; les points mathematiques sont exacts, mais ce ne sont que des modalités: il n'y a que les points metaphysiques ou de substance (constitués par les formes ou ames) qui soyent exacts et reels, et sans eux il n'y auroit rien de reel, puisque sans les veritables unités il n'y auroit point de multitude.

 

(12)

Après avoir établi ces choses, je croyois entrer dans le port: mais lorsque je me mis à mediter sur l'union de l'ame avec le corps, je fus comme rejetté en pleine mer. Car je ne trouvois aucun moyen d'expliquer comment le corps fait passer quelque chose dans l'ame ou vice versa, ny comment une substance peut communiquer avec une autre substance creée. M. des Cartes avoit quitté la partie là dessus, autant qu'on le peut connoistre par ses écrits: mais ses disciples voyant que l'opinion commune est inconcevable, jugèrent que nous sentons les qualités des corps, parceque Dieu fait naistre des pensées dans l'ame à l'occasion des mouvemens de la matiere; et lorsque nostre ame veut remuer le corps à son tour, ils jugèrent que c'est Dieu qui le remue pour elle. Et comme la communication des mouvemens leur paroissoit encor inconcevable, ils ont crû que Dieu donne du mouvement à un corps à l'occasion du mouvement d'un autre corps. C'est ce qu'ils appellent le Système des Causes occasionnelles, qui a esté fort mis en vogue par les belles reflexions de l'Auteur de La Recherche de la Verité.

 

(13)

Il faut avouer qu'on a bien pénétré dans la difficulté, en disant ce qui ne se peut point; mais il ne paroist pas qu'on l'ait levée en expliquant ce qui se fait effectivement. Il est bien vray qu'il n'y a point d'influence reelle d'une substance creée sur l'autre, en parlant selon la rigueur metaphysique, et que toutes les choses, avec toutes leurs realités, sont continuellement produites par la vertu de Dieu: mais pour resoudre des problemes, il n'est pas assez d'employer la cause generale, et de faire venir ce qu'on appelle Deum ex machina. Car lorsque cela se fait sans qu'il y ait autre explication qui se puisse tirer de l'ordre des causes secondes, c'est proprement recourir au miracle. En Philosophie il faut tacher de rendre raison, en faisant connoistre de quelle façon les choses s'executent par la sagesse divine, conformement à la notion du sujet dont il s'agit.

 

(14)

Estant donc obligé d'accorder qu'il n'est pas possible que l'ame ou quelque autre veritable substance puisse recevoir quelque chose par dehors, si ce n'est pas la toute puissance divine, je fus conduit insensiblement à un sentiment qui me surprit, mais qui paroist inevitable, et qui en effet a des avantages tres grands et des beautés bien considerables. C'est qu'il faut donc dire que Dieu a creé d'abord l'ame, ou toute autre unité reelle de telle sorte, que tout luy doit naistre de son propre fonds, par une parfaite spontaneité à l'égard d'elle-même, et pourtant avec une parfaite conformité aux choses de dehors. Et qu'ainsi nos sentimens interieurs (c'est à dire, qui sont dans l'ame même, et non pas dans le cerveau, ny dans les parties subtiles du corps) n'estant que des phenomenes suivis sur les estres externes, ou bien des apparences veritables, et comme des songes bien reglés, il faut que ces perceptions internes dans l'ame même luy arrivent par sa propre constitution originale, c'est à dire par la nature representative (capable d'exprimer les estres hors d'elle par rapport à ses organes) qui luy a esté donnée des sa création, et qui fait son caractere individuel. Et c'est ce qui fait que chacune de ces substances, representant exactement tout l'univers à sa maniere et suivant un certain point de veue, et les perceptions ou expressions des choses externes arrivant à l'ame à point nommé, en vertu de ses propres loix, comme dans un monde à part, et comme s'il n'existoit rien que Dieu et elle (pour me servir de la maniere de parler d'une certaine personne d'une grande elevation d'esprit, dont la sainteté est celebrée), il y aura un parfait accord entre toutes ces substances, qui fait le même effet qu'on remarqueroit si elles communiquoient ensemble par une transmission des especes, ou des qualités que le vulgaire des Philosophes s'imagine. De plus, la masse organisée, dans laquelle est le point de veue de l'ame, estant exprimée plus prochainement par elle, et se trouvant reciproquement preste à agir d'elle-même, suivant les loix de la machine corporelle, dans le moment que l'ame le veut, sans que l'un trouble les loix de l'autre, les esprits et le sang ayant justement alors les mouvemens qu'il leur faut pour repondre aux passions et aux perceptions de l'ame, c'est ce rapport mutuel reglé par avance dans chaque substance de l'univers, qui produit ce que nous appellons leur communication, et qui fait uniquement l'union de l'ame et du corps. Et l'on peut entendre par là comment l'ame a son siege dans le corps par une presence immediate, qui ne sçauroit estre plus grande, puisqu'elle y est comme l'unité est dans le resultat des unités qui est la multitude.

 

(15)

Cette hypothese est tres possible. Car pourquoy Dieu ne pourroit il pas donner d'abord à la substance une nature ou force interne qui luy puisse produire par ordre (comme dans un Automate spirituel ou formel, mais libre en celle qui a la raison en partage) tout ce qui luy arrivera, c'est à dire, toutes les apparences ou expressions qu'elle aura, et cela sans le secours d'aucune creature? D'autant plus que la nature de la substance demande necessairement et enveloppe essentiellement un progrès ou un changement, sans lequel elle n'auroit point de force d'agir. Et cette nature de l'ame estant representative de l'univers d'une maniere tres exacte (quoyque plus ou moins distincte), la suite des representations que l'ame se produit, répondra naturellement à la suite des changemens de l'univers même: comme en échange le corps a aussi esté accommodé à l'ame, pour les rencontres où elle est conçue comme agissante au-dehors: ce qui est d'autant plus raisonnable, que les corps ne sont faits que pour les esprits seuls capables d'entrer en societé avec Dieu, et de celebrer sa gloire. Ainsi dès qu'on voit la possibilité de cette Hypothese des accords, on voit aussi qu'elle est la plus raisonnable, et qu'elle donne une merveilleuse idée de l'harmonie de l'univers et de la perfection des ouvrages de Dieu.

 

(16)

Il s'y trouve aussi ce grand avantage, qu'au lieu de dire, que nous ne sommes libres qu'en apparence et d'une maniere suffisante à la pratique, comme plusieurs personnes d'esprit ont crû, il faut dire plustost que nous ne sommes entrainés qu'en apparence, et que dans la rigueur des expressions metaphysiques, nous sommes dans une parfaite independance à l'égard de l'influence de toutes les autres creatures. Ce qui met encor dans un jour merveilleux l'immortalité de nostre ame, et la conservation tousjours uniforme de nostre individu, parfaitement bien reglée par sa propre nature, à l'abri de tous les accidens de dehors, quelque apparence qu'il y ait du contraire. Jamais systeme n'a mis nostre elevation dans une plus grande evidence. Tout Esprit estant comme un Monde à part, suffisant à luy même, independant de toute autre creature, enveloppant l'infini, exprimant l'univers, il est aussi durable, aussi subsistant, et aussi absolu que l'univers luy même des creatures. Ainsi on doit juger qu'il y doit tousjours faire figure de la maniere la plus propre à contribuer à la perfection de la societé de tous les esprits, qui fait leur union morale dans la Cité de Dieu. On y trouve aussi une nouvelle preuve de l'existence de Dieu, qui est d'une clarté surprenante. Car ce parfait accord de tant de substances qui n'ont point de communication ensemble, ne sçauroit venir que de la cause commune.

 

(17)

Outre tous ces avantages qui rendent cette Hypothese recommandable, on peut dire que c'est quelque chose de plus qu'une Hypothese, puisqu'il ne paroist guere possible d'expliquer les choses d'une autre maniere intelligible, et que plusieurs grandes difficultés qui ont jusqu'icy exercé les esprits, semblent disparoistre d'elles mêmes quand on l'a bien comprise. Les manieres de parler ordinaires se sauvent encor tres bien. Car on peut dire que la substance dont la disposition rend raison du changement, d'une maniere intelligible, en sorte qu'on peut juger que c'est à elle que les autres ont esté accommodées en ce point dès le commencement, selon l'ordre des decrets de Dieu, est celle qu'on doit concevoir en cela, comme agissante ensuite sur les autres. Aussi l'action d'une substance sur l'autre n'est pas une emission ny une transplantation d'une entité, comme le vulgaire le conçoit, et ne sçauroit estre prise raisonnablement que de la maniere que je viens de dire. Il est vray qu'on conçoit fort bien dans la matiere et des emissions et des receptions des parties, par lesquelles on a raison d'expliquer mecaniquement tous les phenomenes de Physique; mais comme la masse materielle n'est pas une substance, il est visible que l'action à l'égard de la substance même ne sçauroit estre que ce que je viens de dire.

 

(18)

Ces considerations, quelque metaphysiques qu'elles paroissent, ont encor un merveilleux usage dans la Physique pour établir les loix du mouvement, comme nos Dynamiques le pourront faire connoistre. Car on peut dire que dans le choc des corps chacun ne souffre que par son propre ressort, causé du mouvement qui est déja en luy. Et quant au mouvement absolu, rien ne peut le determiner mathematiquement, puisque tout se termine en rapports: ce qui fait qu'il y a tousjours une parfaite equivalence des Hypotheses, comme dans l'Astronomie, en sorte que quelque nombre de corps qu'on prenne, il est arbitraire d'assigner le repos ou bien un tel degré de vistesse à celuy qu'on en voudra choisir, sans que les phenomenes du mouvement droit, circulaire, ou composé, le puissent refuter. Cependant il est raisonnable d'attribuer aux corps des veritables mouvemens, suivant la supposition qui rend raison des phenomenes, de la maniere la plus intelligible, cette denomination estant conforme à la notion de l'Action, que nous venons d'établir.

 

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*) Mons. Arnaud.