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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Charles Perrault
Peau d'Âne
 


 






 






Titre de la première édition
Paris 1694





P e a u   d ' Â n e
______________________________


À Madame la Marquise de L . . .


Il est des gens de qui l'esprit guindé,
     Sous un front jamais déridé,
     Ne souffre, n'approuve et n'estime
     Que le pompeux et le sublime;
5
     Pour moi, j'ose poser en fait
Qu'en de certains moments l'esprit le plus parfait
Peut aimer sans rougir jusqu'aux Marionnettes;
     Et qu'il est des temps et des lieux
     Où le grave et le sérieux
10
     Ne valent pas d'agréables sornettes.
     Pourquoi faut-il s'émerveiller
     Que la Raison la mieux sensée,
     Lasse souvent de trop veiller,
     Par des contes d'Ogre et de Fée
15
     Ingénieusement bercée,
     Prenne plaisir à sommeiller?

     Sans craindre donc qu'on me condamne
     De mal employer mon loisir,
Je vais, pour contenter votre juste désir,
20
Vous conter tout au long l'histoire de Peau-d'Âne.


     Il était une fois un Roi,
     Le plus grand qui fût sur la Terre,
     Aimable en Paix, terrible en Guerre,
     Seul enfin comparable à soi:
5
Ses voisins le craignaient, ses États étaient calmes,
     Et l'on voyait de toutes parts
     Fleurir, à l'ombre de ses palmes,
     Et les Vertus et les beaux Arts.
Son aimable Moitié, sa Compagne fidèle,
10
     Était si charmante et si belle,
Avait l'esprit si commode et si doux
     Qu'il était encore avec elle
     Moins heureux Roi qu'heureux époux.
     De leur tendre et chaste Hyménée
15
     Plein de douceur et d'agrément,
Avec tant de vertus une fille était née
     Qu'ils se consolaient aisément
     De n'avoir pas de plus ample lignée.

     Dans son vaste et riche Palais
20
     Ce n'était que magnificence;
Partout y fourmillait une vive abondance
     De Courtisans et de Valets;
     Il avait dans son Écurie
Grands et petits chevaux de toutes les façons,
25
     Couverts de beaux caparaçons,
     Roides d'or et de broderie;
Mais ce qui surprenait tout le monde en entrant,
     C'est qu'au lieu le plus apparent,
Un maître Âne étalait ses deux grandes oreilles.
30
     Cette injustice vous surprend,
Mais lorsque vous saurez ses vertus nonpareilles,
Vous ne trouverez pas que l'honneur fût trop grand.
     Tel et si net le forma la Nature
     Qu'il ne faisait jamais d'ordure,
35
     Mais bien beaux Écus au soleil
     Et Louis de toute manière,
Qu'on allait recueillir sur la blonde litière
     Tous les matins à son réveil.

     Or le Ciel qui parfois se lasse
40
     De rendre les hommes contents,
Qui toujours à ses biens mêle quelque disgrâce,
     Ainsi que la pluie au beau temps,
     Permit qu'une âpre maladie
Tout à coup de la Reine attaquât les beaux jours.
45
     Partout on cherche du secours,
Mais ni la Faculté qui le Grec étudie,
     Ni les Charlatans ayant cours,
Ne purent tous ensemble arrêter l'incendie
Que la fièvre allumait en s'augmentant toujours.

50
     Arrivée à sa dernière heure,
     Elle dit au Roi son Époux:
     «Trouvez bon qu'avant que je meure
     J'exige une chose de vous;
     C'est que s'il vous prenait envie
55
De vous remarier quand je n'y serai plus. . .
     — Ah! dit le Roi, ces soins sont superflus,
     Je n'y songerai de ma vie,
     Soyez en repos là-dessus.
     — Je le crois bien. Reprit la Reine,
60
Si j'en prends à témoin votre amour véhément;
     Mais pour m'en rendre plus certaine,
     Je veux avoir votre serment,
Adouci toutefois par ce tempérament
Que si vous rencontrez une femme plus belle,
65
     Mieux faite et plus sage que moi,
Vous pourrez franchement lui donner votre foi
     Et vous marier avec elle.»
     Sa confiance en ses attraits
Lui faisait regarder une telle promesse
70
     Comme un serment, surpris avec adresse,
     De ne se marier jamais.
Le Prince jura donc, les yeux baignés de larmes,
     Tout ce que la Reine voulut;
     La Reine entre ses bras mourut,
75
Et jamais un Mari ne fit tant de vacarmes.
A l'ouïr sangloter et les nuits et les jours,
On jugea que son deuil ne lui durerait guère,
     Et qu'il pleurait ses défuntes Amours
Comme un homme pressé qui veut sortir d'affaire.

80
On ne se trompa point. Au bout de quelques mois
Il voulut procéder à faire un nouveau choix;
     Mais ce n'était pas chose aisée,
     Il fallait garder son serment,
     Et que la nouvelle Épousée
85
     Eût plus d'attraits et d'agrément
Que celle qu'on venait de mettre au monument.

     Ni la Cour en beautés fertile,
     Ni la Campagne, ni la Ville,
     Ni les Royaumes d'alentour
90
     Dont on alla faire le tour,
     N'en purent fournir une telle;
     L'Infante seule était plus belle
Et possédait certains tendres appas
     Que la défunte n'avait pas.
95
     Le Roi le remarqua lui-même
     Et brûlant d'un amour extrême,
     Alla follement s'aviser
Que par cette raison il devait l'épouser.
     Il trouva même un Casuiste
100
Qui jugea que le cas se pouvait proposer.
     Mais la jeune Princesse triste
     D'ouïr parler d'un tel amour,
Se lamentait et pleurait nuit et jour.

     De mille chagrins l'âme pleine,
105
     Elle alla trouver sa Marraine,
     Loin, dans une grotte à l'écart
De Nacre et de Corail richement étoffée.
     C'était une admirable Fée
     Qui n'eut jamais de pareille en son Art.
110
     Il n'est pas besoin qu'on vous die
Ce qu'était une Fée en ces bienheureux temps;
     Car je suis sûr que votre Mie
     Vous l'aura dit dès vos plus jeunes ans.

     «Je sais, dit-elle, en voyant la Princesse,
115
     Ce qui vous fait venir ici,
Je sais de votre cœur la profonde tristesse;
     Mais avec moi n'ayez plus de souci.
     Il n'est rien qui vous puisse nuire
Pourvu qu'à mes conseils vous vous laissiez conduire.
120
Votre Père, il est vrai, voudrait vous épouser;
     Écouter sa folle demande
     Serait une faute bien grande,
Mais sans le contredire on le peut refuser.

     Dites-lui qu'il faut qu'il vous donne
125
     Pour rendre vos désirs contents,
Avant qu'à son amour votre cœur s'abandonne,
Une Robe qui soit de la couleur du Temps.
Malgré tout son pouvoir et toute sa richesse,
Quoique le Ciel en tout favorise ses vœux,
130
Il ne pourra jamais accomplir sa promesse.»

     Aussitôt la jeune Princesse
L'alla dire en tremblant à son Père amoureux
     Qui, dans le moment, fit entendre
     Aux Tailleurs les plus importants
135
Que s'ils ne lui faisaient, sans trop le faire attendre,
Une Robe qui fût de la couleur du Temps,
Ils pouvaient s'assurer qu'il les ferait tous pendre.

     Le second jour ne luisait pas encor
     Qu'on apporta la Robe désirée;
140
     Le plus beau bleu de l'Empyrée
N'est pas, lorsqu'il est ceint de gros nuages d'or,
     D'une couleur plus azurée.
De joie et de douleur l'Infante pénétrée
     Ne sait que dire, ni comment
145
     Se dérober à son engagement.
     «Princesse, demandez-en une,
     Lui dit sa marraine tout bas,
     Qui, plus brillante et moins commune,
     Soit de la couleur de la Lune.
150
     Il ne vous la donnera pas.»
A peine la Princesse en eut fait la demande,
     Que le Roi dit à son Brodeur:
«Que l'astre de la Nuit n'ait pas plus de splendeur,
Et que dans quatre jours sans faute on me la rende.»

155
Le riche habillement fut fait au jour marqué,
     Tel que le Roi s'en était expliqué.
Dans les Cieux où la Nuit a déployé ses voiles,
La Lune est moins pompeuse en sa robe d'argent,
Lors même qu'au milieu de son cours diligent
160
Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles.

La Princesse admirant ce merveilleux habit,
Était à consentir presque délibérée;
     Mais, par sa Marraine inspirée,
     Au Prince amoureux elle dit:
165
     «Je ne saurais être contente
Que je n'aie une Robe encore plus brillante
     Et de la couleur du Soleil.»
Le Prince qui l'aimait d'un amour sans pareil,
Fit venir aussitôt un riche Lapidaire,
170
     Et lui commanda de la faire
D'un superbe tissu d'or et de diamants,
Disant que s'il manquait à le bien satisfaire,
Il le ferait mourir au milieu des tourments.

Le Prince fut exempt de s'en donner la peine,
175
     Car l'ouvrier industrieux,
     Avant la fin de la semaine,
     Fit apporter l'ouvrage précieux,
     Si beau, si vif, si radieux,
     Que le blond Amant de Clymène,
180
     Lorsque sur la voûte des Cieux
     Dans son char d'or il se promène,
D'un plus brillant éclat n'éblouit pas les yeux.

L'Infante que ces dons achèvent de confondre,
A son Père, à son Roi ne sait plus que répondre.
185
Sa Marraine aussitôt la prenant par la main:
     «Il ne faut pas, lui dit-elle à l'oreille,
     Demeurer en si beau chemin.
     Est-ce une si grande merveille
     Que tous ces dons que vous en recevez,
190
     Tant qu'il aura l'Âne que vous savez,
     Qui d'écus d'or sans cesse emplit sa bourse?
Demandez-lui la peau de ce rare Animal.
     Comme il est toute sa ressource,
Vous ne l'obtiendrez pas, ou je raisonne mal.»

195
     Cette Fée était bien savante,
     Et cependant elle ignorait encor
Que l'amour violent pourvu qu'on le contente,
     Compte pour rien l'argent et l'or;
La peau fut galamment aussitôt accordée
200
     Que l'Infante l'eut demandée.

     Cette peau quand on l'apporta
     Terriblement l'épouvanta
Et la fit de son sort amèrement se plaindre.
Sa Marraine survint et lui représenta
205
Que quand on fait le bien on ne doit jamais craindre;
     Qu'il faut laisser penser au Roi
     Qu'elle est tout à fait disposée
A subir avec lui la conjugale Loi,
Mais qu'au même moment, seule et bien déguisée,
210
Il faut qu'elle s'en aille en quelque État lointain
Pour éviter un mal si proche et si certain.

«Voici, poursuivit-elle, une grande cassette
     Où nous mettrons tous vos habits,
     Votre miroir, votre toilette,
215
     Vos diamants et vos rubis.
     Je vous donne encor ma Baguette;
     En la tenant en votre main,
La cassette suivra votre même chemin,
     Toujours sous la Terre cachée;
220
     Et lorsque vous voudrez l'ouvrir,
A peine mon bâton la Terre aura touchée,
Qu'aussitôt à vos yeux elle viendra s'offrir.

     Pour vous rendre méconnaissable,
La dépouille de l'Âne est un masque admirable.
225
     Cachez-vous bien dans cette peau,
On ne croira jamais, tant elle est effroyable,
     Qu'elle renferme rien de beau.

     La Princesse ainsi travestie
De chez la sage Fée à peine fut sortie,
230
     Pendant la fraîcheur du matin,
     Que le Prince qui pour la Fête
     De son heureux Hymen s'apprête,
Apprend tout effrayé son funeste destin.
Il n'est point de maison, de chemin, d'avenue,
235
     Qu'on ne parcoure promptement;
     Mais on s'agite vainement,
On ne peut deviner ce qu'elle est devenue.

Partout se répandit un triste et noir chagrin;
     Plus de Noces, plus de Festin,
240
     Plus de Tarte, plus de Dragées;
Les Dames de la Cour, toutes découragées,
     N'en dînèrent point la plupart;
Mais du Curé sur tout la tristesse fut grande,
     Car il en déjeuna fort tard,
245
     Et qui pis est n'eut point d'offrande.

L'Infante cependant poursuivait son chemin,
Le visage couvert d'une vilaine crasse;
     A tous Passants elle tendait la main,
Et tâchait pour servir de trouver une place;
250
Mais les moins délicats et les plus malheureux
La voyant si maussade et si pleine d'ordure,
Ne voulaient écouter ni retirer chez eux
     Une si sale créature.

Elle alla donc bien loin, bien loin, encor plus loin;
255
Enfin elle arriva dans une Métairie
     Où la Fermière avait besoin
     D'une souillon, dont l'industrie
Allât jusqu'à savoir bien laver des torchons
     Et nettoyer l'auge aux Cochons.

260
On la mit dans un coin au fond de la cuisine
     Où les Valets, insolente vermine,
     Ne faisaient que la tirailler,
     La contredire et la railler;
     Ils ne savaient quelle pièce lui faire,
265
     La harcelant à tout propos;
     Elle était la butte ordinaire
De tous leurs quolibets et de tous leurs bons mots.

Elle avait le Dimanche un peu plus de repos;
Car, ayant du matin fait sa petite affaire,
270
Elle entrait dans sa chambre et tenant son huis clos,
Elle se décrassait, puis ouvrait sa cassette,
     Mettait proprement sa toilette,
     Rangeait dessus ses petits pots.
Devant son grand miroir, contente et satisfaite,
275
De la Lune tantôt la robe elle mettait,
Tantôt celle où le feu du Soleil éclatait,
     Tantôt la belle robe bleue
Que tout l'azur des Cieux ne saurait égaler,
Avec ce chagrin seul que leur traînante queue
280
Sur le plancher trop court ne pouvait s'étaler.
Elle aimait à se voir jeune, vermeille et blanche
Et plus brave cent fois que nulle autre n'était;
     Ce doux plaisir la sustentait
     Et la menait jusqu'à l'autre Dimanche.

285
     J'oubliais de dire en passant
     Qu'en cette grande Métairie
     D'un Roi magnifique et puissant
     Se faisait la Ménagerie,
     Que là, Poules de Barbarie,
290
     Râles, Pintades, Cormorans,
     Oisons musqués, Canes Petières
Et mille autres oiseaux de bizarres manières,
     Entre eux presque tous différents,
Remplissaient à l'envi dix cours toutes entières.

295
     Le fils du Roi dans ce charmant séjour
     Venait souvent au retour de la Chasse
     Se reposer, boire à la glace
     Avec les Seigneurs de sa Cour.
     Tel ne fut point le beau Céphale:
300
Son air était Royal, sa mine martiale
Propre à faire trembler les plus fiers bataillons.
Peau d'Âne de fort loin le vit avec tendresse,
     Et reconnut par cette hardiesse
     Que sous sa crasse et ses haillons
305
Elle gardait encor le cœur d'une Princesse.

     «Qu'il a l'air grand, quoiqu'il l'ait négligé,
     Qu'il est aimable, disait-elle,
     Et que bienheureuse est la belle
     A qui son cœur est engagé!
310
D'une robe de rien s'il m'avait honorée,
     Je m'en trouverais plus parée
     Que de toutes celles que j'ai.»

Un jour le jeune Prince errant à l'aventure
     De basse-cour en basse-cour,
315
     Passa dans une allée obscure
     Où de Peau d'Âne était l'humble séjour.
Par hasard il mit l'œil au trou de la serrure.
     Comme il était fête ce jour,
     Elle avait pris une riche parure
320
     Et ses superbes vêtements
Qui, tissus de fin or et de gros diamants,
Egalaient du Soleil la clarté la plus pure.
     Le Prince au gré de son désir
     La contemple et ne peut qu'à peine,
325
     En la voyant, reprendre haleine,
     Tant il est comblé de plaisir.
Quels que soient les habits, la beauté du visage,
     Son beau tour, sa vive blancheur,
     Ses traits fins, sa jeune fraîcheur
330
     Le touchent cent fois davantage;
     Mais un certain air de grandeur,
Plus encore une sage et modeste pudeur,
Des beautés de son âme assuré témoignage,
     S'emparèrent de tout son cœur.

335
Trois fois, dans la chaleur du feu qui le transporte,
     Il voulut enfoncer la porte;
     Mais croyant voir une Divinité,
Trois fois par le respect son bras fut arrêté.

     Dans le Palais, pensif il se retire,
340
     Et là, nuit et jour il soupire;
     Il ne veut plus aller au Bal
     Quoiqu'on soit dans le Carnaval.
     Il hait la Chasse, il hait la Comédie,
Il n'a plus d'appétit, tout lui fait mal au cœur;
345
     Et le fond de sa maladie
     Est une triste et mortelle langueur.

Il s'enquit quelle était cette Nymphe admirable
     Qui demeurait dans une basse-cour,
     Au fond d'une allée effroyable,
350
     Où l'on ne voit goutte en plein jour.
«C'est, lui dit-on, Peau d'Âne, en rien Nymphe ni belle
     Et que Peau d'Âne l'on appelle,
A cause de la 'Peau qu'elle met sur son cou;
     De l'Amour c'est le vrai remède,
355
     La bête en un mot la plus laide,
     Qu'on puisse voir après le Loup.»
     On a beau dire, il ne saurait le croire;
     Les traits que l'amour a tracés,
     Toujours présents à sa mémoire,
360
     N'en seront jamais effacés.

     Cependant la Reine sa Mère,
Qui n'a que lui d'enfant pleure et se désespère;
De déclarer son mal elle le presse en vain,
     Il gémit, il pleure, il soupire,
365
     Il ne dit rien, si ce n'est qu'il désire
Que Peau d'Âne lui fasse un gâteau de sa main;
Et la Mère ne sait ce que son Fils veut dire.
     «O Ciel! Madame, lui dit-on,
     Cette Peau d'Âne est une noire Taupe
370
     Plus vilaine encore et plus gaupe
     Que le plus sale Marmiton.
— N'importe, dit la Reine, il le faut satisfaire,
Et c'est à cela seul que nous devons songer.»
Il aurait eu de l'or, tant l'aimait cette Mère,
375
     S'il en avait voulu manger.

     Peau d'Âne donc prend sa farine
     Qu'elle avait fait bluter exprès
     Pour rendre sa pâte plus fine,
     Son sel, son beurre et ses œufs frais;
380
     Et pour bien faire sa galette,
     S'enferme seule en sa chambrette.

     D'abord elle se décrassa
     Les mains, les bras et le visage,
Et prit un corps d'argent que vite elle laça
385
     Pour dignement faire l'ouvrage
     Qu'aussitôt elle commença.

On dit qu'en travaillant un peu trop à la hâte,
De son doigt par hasard il tomba dans la pâte
     Un de ses anneaux de grand prix;
390
Mais ceux qu'on tient savoir le fin de cette histoire
Assurent que par elle exprès il y fut mis;
Et pour moi franchement, je l'oserais bien croire,
Fort sûr que, quand le Prince à sa porte aborda
     Et par le trou la regarda,
395
     Elle s'en était aperçue.
     Sur ce point la femme est si drue,
     Et son œil va si promptement,
     Qu'on ne peut la voir un moment
     Qu'elle ne sache qu'on l'a vue.
400
Je suis bien sûr encor, et j'en ferais serment,
Qu'elle ne douta point que de son jeune Amant
     La Bague ne fût bien reçue.

On ne pétrit jamais un si friand morceau,
Et le Prince trouva la galette si bonne
405
Qu'il ne s'en fallut rien que d'une faim gloutonne
     Il n'avalât aussi l'anneau.
     Quand il en vit l'émeraude admirable,
     Et du jonc d'or le cercle étroit
     Qui marquait la forme du doigt,
410
Son cœur en fut touché d'une joie incroyable;
     Sous son chevet il le mit à l'instant,
     Et son mal toujours augmentant,
     Les Médecins sages d'expérience,
     En le voyant maigrir de jour en jour,
415
     Jugèrent tous, par leur grande science,
     Qu'il était malade d'amour.

     Comme l'Hymen, quelque mal qu'on ne die,
Est un remède exquis pour cette maladie,
     On conclut à le marier;
420
     Il s'en fit quelque temps prier,
Puis dit: «Je le veux bien, pourvu que l'on me donne
     En mariage la personne
     Pour qui cet anneau sera bon.»
     A cette bizarre demande,
425
De la Reine et du Roi la surprise fut grande;
Mais il était si mal qu'on n'osa dire non.

     Voilà donc qu'on se met en quête
De celle que l'anneau, sans nul égard du sang,
     Doit placer dans un si haut rang;
430
     Il n'en est point qui ne s'apprête
     A venir présenter son doigt,
     Ni qui veuille céder son droit.

Le bruit ayant couru que pour prétendre au Prince,
     Il faut avoir le doigt bien mince,
435
     Tout Charlatan, pour être bienvenu,
Dit qu'il a le secret de le rendre menu;
     L'une, en suivant son bizarre caprice,
     Comme une rave le ratisse;
     L'autre en coupe un petit morceau;
440
Une autre en le pressant croit qu'elle l'apetisse;
     Et l'autre, avec de certaine eau,
Pour le rendre moins gros en fait tomber la peau;
     Il n'est enfin point de manœuvre
     Qu'une dame ne mette en œuvre,
445
Pour faire que son doigt cadre bien à l'anneau.

L'essai fut commencé par les jeunes Princesses,
     Les Marquises et les Duchesses;
     Mais leurs doigts quoique délicats,
     Etaient trop gros et n'entraient pas.
450
     Les Comtesses, et les Baronnes,
     Et toutes les nobles Personnes,
Comme elles tour à tour présentèrent leur main
     Et la présentèrent en vain.

     Ensuite vinrent les Grisettes,
455
     Dont les jolis et menus doigts,
     Car il en est de très bien faites,
Semblèrent à l'anneau s'ajuster quelquefois.
Mais la Bague toujours trop petite ou trop ronde,
D'un dédain presque égal rebutait tout le monde.

460
     Il fallut en venir enfin
     Aux Servantes, aux Cuisinières,
     Aux Tortillons, aux Dindonnières,
     En un mot à tout le fretin,
     Dont les rouges et noires pattes,
465
Non moins que les mains délicates,
Espéraient un heureux destin.
     Il s'y présenta mainte fille
     Dont le doigt, gros et ramassé,
Dans la Bague du Prince eût aussi peu passé
470
     Qu'un câble au travers d'une aiguille.

     On crut enfin que c'était fait,
     Car il ne restait en effet
Que la pauvre Peau d'Âne au fond de la cuisine.
     Mais comment croire, disait-on,
475
     Qu'à régner le Ciel la destine!
     Le Prince dit: «Et pourquoi non?
Qu'on la fasse venir.» Chacun se prit à rire,
Criant tout haut: «Que veut-on dire.
De faire entrer ici cette sale guenon?»
480
Mais lorsqu'elle tira de dessous sa peau noire
Une petite main qui semblait de l'ivoire
     Qu'un peu de pourpre a coloré,
     Et que de la Bague fatale,
     D'une justesse sans égale.
485
     Son petit doigt fut entouré,
     La Cour fut dans une surprise
     Qui ne peut pas être comprise.

On la menait au Roi dans ce transport subit;
Mais elle demanda qu'avant que de paraître
490
     Devant son Seigneur et son Maître,
On lui donnât le temps de prendre un autre habit.
     De cet habit, pour la vérité dire,
     De tous côtés on s'apprêtait à rire;
Mais lorsqu'elle arriva dans les Appartements,
495
     Et qu'elle eut traversé les salles
     Avec ses pompeux vêtements
Dont les riches beautés n'eurent jamais d'égales;
     Que ses aimables cheveux blonds
Mêlés de diamants dont la vive lumière
500
     En faisait autant de rayons,
     Que ses yeux bleus, grands, doux et longs,
     Qui pleins d'une Majesté fière
Ne regardent jamais sans plaire et sans blesser,
Et que sa taille enfin si menue et si fine
505
Qu'avecque ses deux mains on eût pu l'embrasser,
Montrèrent leurs appas et leur grâce divine,
Des Dames de la Cour, et de leurs ornements
     Tombèrent tous les doux agréments.

Dans la joie et le bruit de toute l'Assemblée,
510
     Le bon Roi ne se sentait pas
     De voir sa Bru posséder tant d'appas;
     La Reine en était affolée,
     Et le Prince son cher Amant,
     De cent plaisirs l'âme comblée,
515
Succombait sous le poids de son ravissement.

Pour l'Hymen aussitôt chacun prit ses mesures.
Le Monarque en pria tous les Rois d'alentour,
     Qui, tous brillants de diverses parures,
Quittèrent leurs États pour être à ce grand jour.
520
On en vit arriver des climats de l'Aurore,
     Montés sur de grands Éléphants;
     Il en vint du rivage More,
     Qui, plus noirs et plus laids encore,
     Faisaient peur aux petits enfants;
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     Enfin de tous les coins du Monde,
     Il en débarque et la Cour en abonde.

     Mais nul Prince, nul Potentat,
     N'y parut avec tant d'éclat
     Que le Père de l'Épousée,
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     Qui d'elle autrefois amoureux
     Avait avec le temps purifié les feux
     Dont son âme était embrasée.
     Il en avait banni tout désir criminel,
     Et de cette odieuse flamme
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     Le peu qui restait dans son âme
N'en rendait que plus vif son amour paternel.
     Dès qu'il la vit: «Que béni soit le Ciel
     Qui veut bien que je te revoie,
Ma chère enfant», dit-il, et tout pleurant de joie,
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     Courut tendrement l'embrasser;
Chacun à son bonheur voulut s'intéresser,
Et le futur Époux était ravi d'apprendre
Que d'un Roi si puissant il devenait le Gendre.

     Dans ce moment la Marraine arriva
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     Qui raconta toute l'histoire,
     Et par son récit acheva
     De combler Peau d'Âne de gloire.

     Il n'est pas malaisé de voir
Que le but de ce Conte est qu'un Enfant apprenne
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Qu'il vaut mieux s'exposer à la plus rude peine
     Que de manquer à son devoir;
     Que la Vertu peut être infortunée,
     Mais qu'elle est toujours couronnée;

Que contre un fol amour et ses fougueux transports
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La Raison la plus forte est une faible digue,
     Et qu'il n'est point de si riches trésors
     Dont un Amant ne soit prodigue;

     Que de l'eau claire et du pain bis
     Suffisent pour la nourriture
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     De toute jeune Créature.
     Pourvu qu'elle ait de beaux habits;
     Que sous le Ciel il n'est point de femelle
     Qui ne s'imagine être belle,
     Et qui souvent ne s'imagine encor
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Que si des trois Beautés la fameuse querelle
     S'était démêlée avec elle,
     Elle aurait eu la pomme d'or.

Le Conte de Peau d'Âne est difficile à croire;
Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants
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     Des Mères et des Mères-grands,
     On en gardera la mémoire.
 
 
 
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