BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Le Cousin Jacques

1757 - 1811

 

Lettre de

Guillaume-Le-Disputeur

au Cousin-Jacques sur l'état

présent de nos colonies

 

1795

 

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[1]

LETTRE

 

DE

 

GUILLAUME-LE-DISPUTEUR

 

AU

 

COUSIN-JACQUES,

 

Sur l'état préſent de nos Colonies.

 

 

Vous riez & vous faites rire, charmant Couſin. Pour moi je ſuis ſoucieux, querelleur, inquiet; je me diſpute, & j'impatiente: il y a donc bien peu d'analogie entre nos humeurs; cependant je voudrais faire connoiſſance avec vous, votre gaieté rafraîchirait ſans doute mes idées qui ſemblent ne ſe repoſer que ſur des objets ſiniſtres & déſaſtreux; je ne vois que poignards, que cadavres, que torches, que flammes & que cendres. [2]

Enfoui depuis ſix mois ſous un tas de papiers, de décrets, de motions d'ordre, d'arrêtés miniſtériels d'inſtructions, de dépêches ſécrètes, d'arrêtés des comités, de correſpondances officielles & confidencielles, de procès-verbaux, de pamphlets, de diſcours prononcés à la tribune, de diſſertations métaphyſiques, de pièces de théâtre enfin, tous matériaux que j'ai recueillis pour écrire l'hiſtoire de la révolution de nos îles à ſucre, je n'ai vu qu'intrigues, qu'erreurs, que crimes. Ah! Couſin-Jacques, évitez, évitez de fouiller dans cette ſentine d'iniquité; vous n'y trouveriez pas de quoi rire.

Ces temps paſſés, l'imagination péniblement travaillée de ce tiſſu d'horreurs; le corps excédé par les veilles & le travail; entouré de tous les écrits dont je viens de vous parler, je m'aſſoupis ſur mon fauteuil devant mon ſecrétaire. Ce n'était pas le ſommeil dont je jouiſſais; j'éprouvais un fatigant engourdiſſement de toutes mes facultés. Dans cette douloureuſe ſituation je vis un ſpectre hideux & dégoûtant [3] de ſang; il était aſſis ſur un tas de cadavres, & environné d'oſſemens de cendres & de décombres; ſous ſes pieds étaient des inſtrumens aratoires brisés, des ſymboles des arts & du commerce à moitié brûlés, des vaiſſeaux mis en pièces; à la main il tenait un poignard avec lequel il gravait ſur les débris d'une machine a filer la ſoie, & au-deſſous de la Conſtitution de 1793: Périſſent nos Colonies plutôt que de renoncer à un ſeul de nos principes! A cette exclamation je reconnus Robeſpierre. Il continua d'écrire, & je lus diſtinctement ces mots:

Je recommande à la reconnaiſſance du gouvernement britannique les familles des membres des diverſes légiſlatures, des miniſtres, des commiſſaires civils, des fonctionnaires publics, écrivains & autres qui, directement ou indirectement, ont ſi puiſſamment coopéré à la ruine des îles à ſucre françaiſes, & dont les noms ſuivent......

S……

Alors un bruit ſoudain me réveilla: [4] c'était un erreur de journal qui annonçait la découverte de la conſpiration Babœuf.

Ce ſonge, mon cher Couſin, m'avait donné une idée, celle de fouiller de nouveau dans le tas de papiers dont je ſuis dépoſitaire, afin de faire moi-même le tableau commencé par mon ſpectre. Mais à quoi ſert, ai-je dit, à quoi ſert à mes concitoyens que l'on ſache quels ſont ceux qui ont déshonoré le nom Français, en travaillant à la ruine du peuple le plus actif & le plus induſtrieux du monde? Ah! puiſſent-ils oublier leurs noms! Ne leur ſera-t-il pas plus utile de chercher les moyens de réparer tant de maux?

C'eſt là-deſſus, mon cher Couſin, que je vous conſulte. Vous êtes franc & avisé, & j'aimerai à recevoir vos conſeils ſur les deux queſtions ſuivantes.