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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Olympe de Gouges
1748 - 1793
 


 






 




M é m o i r e   d e
M a d a m e   d e   V a l m o n t


roman
autobiographique
1784

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P r é f a c e

Il est affreux de se plaindre de ceux qu'on aime, qu'on chérit et qu'on respecte.
      Je voudrais pouvoir étouffer dans mon âme un ressentiment, hélas! trop légitime; mais l'excès de la cruauté, du fanatisme et de l'hypocrisie l'emporte; et quoique je sois condamnée à un éternel silence, par décence pour moi seule, les souffrances d'une mère infirme, son âge, l'affreuse indigence où elle est plongée, ne me font plus connaître de frein à l'égard des personnes que la Nature me force d'inculper.
      Je dois rougir, sans doute de l'erreur qui me donna le jour; mais la nature qui ne connaît ni loi, ni préjugé, ne perd jamais ses droits dans une âme sensible.
      Que la sentence des Dieux et des hommes me juge dans la position affreuse où je me trouve par l'injustice de ceux qui ont excité en moi la plainte, l'indignation et la révolte. Tous les faits que je vais avancer sont autant de vérités authentiques. C'est une tache imprimée sur la mémoire de M. le Marquis de Flaucourt, et que ceux qui auraient dû l'effacer n'ont fait qu'étendre, en augmentant ses torts.
      Mon père m'a oubliée au berceau; voilà mon sort, et j'ai encore à gémir sur celui de ma mère.
      J'avais tout pouvoir de réclamer les droits de la Nature pour mon existence physique, mais j'en faisais le sacrifice, comme on le verra dans ma correspondance avec la famille de Flaucourt, en faveur de celle qui m'a donné le jour.
      Les liaisons de sang et d'intérêt qui existaient entre cette famille et la mienne, étaient bien faites pour engager ces âmes dévotes à répandre leurs bienfaits sur la malheureuse filleule de M. le Marquis de Flaucourt, qui éprouve, dans sa vieillesse, la plus affreuse misère.
      Jusqu'à présent, je ne l'ai point abandonnée, mais mes moyens sont devenus si faibles, que je me vois obligée de prendre le parti de la retraite.
      Ce n'est pas mon sort qui m'afflige, mais c'est la cruelle situation de ma pauvre mère. Je sens mon cœur déchiré, à ce tableau. Que n'emploierais-je point pour lui procurer les secours qui lui sont nécessaires dans sa vieillesse? Combien le poids de la misère doit lui paraître dur et insupportable, après avoir été élevée dans la fortune! et quelle amertume pour elle de souffrir dans sa triste et cruelle situation, sous les yeux de cette ingrate famille!
      Tout ce que j'avance est pour faire connaître que nous ne sommes pas étrangers à la famille de Flaucourt.
      Mais, quand la mienne aurait été de pauvres mercenaires, la maison de Flaucourt ne serait-elle pas redevable d'un salaire?


L e t t r e   V

De Madame de Valmont à l'auteur

      Ma naissance est si bizarre que ce n'est qu'en tremblant que je la mets sous les yeux du public; et ce ne sera que dans un temps plus heureux, plus tranquille pour moi, et à l'abri de tout soupçon, que je pourrai avec courage, raconter au genre humain les événements qui ont travaillé le tissu de ma vie. Des aveux sincères et dépouillés d'imposture m'obtiendront, sans doute, une estime qu'on refusera peut-être à mes faibles écrits. Si on n'a pas encore vu une ignorante devenir Auteur, une femme vraie et sincère est un être aussi rare, et c'est par une telle singularité que, comme vous, Madame, je puis me distinguer. Il y a tant d'analogie entre vous et moi, que je ne doute pas qu'on nous confonde ensemble. Un jour viendra où cette énigme sera expliquée par vous ou par moi.
      Je sors d'une famille riche et estimable, dont les événements ont changé la fortune. Ma mère était fille d'un Avocat, très lié avec le grand-père du Marquis de Flaucourt, à qui le Ciel avait accordé plusieurs enfants. L'éducation du Marquis, l'aîné de ces enfants, fut confiée à mon grand-père qui s'en chargea par pure amitié. Le cadet, qui existe encore et que son mérite a élevé jusqu'à l'Archi-Épiscopat, fut allaité par ma grand-mère: il devint par là le frère de lait de celle qui m'a donné le jour et qui fut tenue sur les fonts baptismaux par le Marquis son frère aîné. Tout ceci se fit de part et d'autre au nom de l'amitié qui régnait depuis longtemps entre ces deux familles: ma mère devint donc chère à tous les Flaucourt.
      Le Marquis, son parrain, ne la vit pas avec indifférence. L'âge et le goût formèrent entre eux une douce sympathie dont les progrès furent dangereux. Le Marquis, emporté par l'amour le plus violent, avait projeté d'enlever ma mère et de s'unir avec elle dans un climat étranger.
      Les parents du Marquis et de ma mère, s'étant aperçus de cette passion réciproque, trouvèrent bientôt le moyen de les éloigner; mais l'amour ne fait-il pas vaincre tous les obstacles? Le temps ni l'éloignement ne purent faire changer leurs sentiments. Ma mère cependant fut mariée. Le Marquis fut envoyé à Paris, où il débuta dans là carrière dramatique par une Tragédie qui rendra son nom immortel, ainsi que ses odes, ses voyages et plusieurs autres ouvrages non moins recommandables. C'est dans sa grande jeunesse qu'il développa tant de talents; mais le fanatisme vint l'arrêter au milieu de sa carrière, et fit éclipser la moitié de sa gloire. Son célèbre antagoniste, jaloux de ses talents, essaya de les obscurcir par la voie du ridicule; mais il ne put y parvenir et il fut lui-même forcé de lui accorder un mérite distingué. En effet, il n'eut peut-être qu'un tort réel dans sa vie; celui d'avoir été insensible et sourd aux cris de la nature. Il revint dans sa province, où il trouva celle qu'il avait aimée et dont il était encore épris, mariée et mère de plusieurs enfants, dont le père était absent. De quelles expressions puis-je me servir pour ne pas blesser la pudeur, le préjugé, et les lois, en accusant la vérité? Je vins au monde le jour même de son retour et toute la ville pensa que ma naissance était l'effet des amours du Marquis. Bien loin de s'en plaindre, le nouvel Amphitryon prit la chose en homrne de cour. Le Marquis poussa la tendresse pour moi jusqu'à renoncer aux bienséances, en m'appelant publiquement sa fille. En effet, il eût été difficile de déguiser la vérité: une ressemblance frappante était une preuve trop évidente. Il y aurait de la vanité à moi de convenir que je ne lui étais pas étrangère, même du côté du moral; mais on m'a fait cent fois la remarque. Il employa tous les moyens pour obtenir de ma mère qu'elle me livrât à ses soins paternels; sans doute mon éducation eût été mieux cultivée; mais elle rejeta toujours cette proposition; ce qui occasionna entre eux une altercation dont je fus la victime. Je n'avais que six ans quand le Marquis partit pour ses terres, où la veuve d'un Financier vint l'épouser. Ce fut dans les douleurs de cet hymen que mon père m'oublia.
 
 
 
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