BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Hérault de Séchelles

1759 -1794

 

Note sur la Conversation

 

1789

 

Source:

Magazin encyclopédique ou

Journal de Sciences, des Lettres et des Arts

Tome premier, p. 124 - 128,

Paris 1795

 

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[124]

Conversation.

Note trouvée dans le porte-feuille d'un homme du monde, qui, a vécu avec plusieurs hommes célèbres de ce siècle. *)

 

J'ai rencontré dans le monde plusieurs hommes célèbres. Chacun avoit une tournure d'esprit différente, et cette différence se faisoit sentir dans leur conversation. Je les ai beaucoup observés: car je suis entré jeune dans la société, et j'ai long-temps fait le rôle d'écouteur. Aujourd'hui que je me rends compte de [125] ces observations, il m'a semblé que l'on auroit un prodigieux avantage, soit comme homme du monde, soit comme orateur, si l'on étoit venu à bout de réunir:

Le ton, tantôt éloquent et fort, tantôt fin et délié, toujours retenu de M. Thomas.

L'air inspiré, l'expression enthousiaste et poëtique de l'abbé Arnaud.

La tournure piquante, élégante, académique de l'abbé Delille.

La voix forte et mâle, le port noble, colère, le geste majestueux, la beauté, la franchise fière et bonne de Larive.

L'affabilité gaie et chevaleresque du comte de Mer...

Je ne sais quoi, mais quelque chose dans la mémoire effrontée, et le courage honteux de l'abbé Maury.

Les pinces mordicantes de l'esprit de Champfort.

La liberté, l'aisance, la grâce théâtrale et sociale de Molé.

Le ton noble et poli, l'esprit de justice de M. Ducis.

La repartie piquante et soudaine de Madame de Mongl......

L'attitude et la voix politique, soutenue, royale, de Mlle. Clairon.

L'accent bas, calme, profond, gascon et léger, le ton de découverte, l'œil roulant, ou fixe, la manière de lever la tête, de plier le front, de M. Garat.

La conversation analogique, métaphysique et haut, l'existence rustique, désabusée, maritime, patiente, provoquante, à projets; l'égoïsme littéraire de M. de la, S.... [126]

La parole diviseuse, précise, vouée à de grands objets, soit politiques, soit gracieux., de M. Cerutti.

L'air d'un homme à part, isolé, le ton bonhomme qui conte des histoires et sème les vérités, de M. de Buffon.

Les manières sensibles, naturelles et simples de Gerbier.

Le silence du célèbre Francklin.

L'audace verbeuse et brillantée de l'abbé Fauchet.

La facilité intrépide, la voix haute de Bonnières.

Le coup de gueule dur et ferme de Martin....

Le débit concentré, riche d'inflexions, les éclats soudains et perçans du fameux Le Kain.

Les poumons infatigables et vastes, l'air simple et convaincu du P. Beauregard.

La candeur jeune, intéressante de la déclamation de Saint-Phal.

Les beaux gestes, les mains, l'accent paternel, l'éclat vigoureux et entraînant dans le débit de Brizard.

Les harangues longues et soudaines, la présence d'esprit, la voix forte de d'Epresmenil.

La manière de conter de d'Alembert.

La parole vive et expansive de Lavater.

L'entretien continu et bien françois de Marmontel.

Le feu d'artifice, les étincelles piquantes de Barthe.

La tournure simple, mais supérieure et entièrement exempte de ce qu'on appelle misères, l'esprit sérieux, étendu, calculateur, géomètre, instruit dans tous les genres ; l'habitude constante et l'amour des détails, [127] la facilité d'y apporter une philosophie saine, des vues politiques et administratives, une connoissance cœur humain, un peu de malignité même dans les récits de M. de Condorcet.

Le génie d'analyse, le scepticisme et l'intelligence chercheuse de M. de la Grange.

II est un autre homme dont la conversation fait souvent mon bonheur. Elevée, soutenue, en général calme et coulante, presque toujours heureuse, piquante, et même gaie quelquefois, remplie de ces tournures qui n'appartiennent qu'à l'excellent style, de ces sensations déliées qui n'appartiennent qu'à un esprit fin et étendu, enfin brillante et pure, et par dessus tout claire comme un rayon du soleil, cette conversation ressemble à une belle lumière qui ne demande qu'à être approchée de beaucoup d'objets; et qui répand un jour enchanteur sur la vie.

Rousseau avouoit souvent les obligations qu'il avoit à Diderot, celui de tous les hommes qui par la parole influoit le plus puissamment sur ceux qui l'écoutoient, celui dont on a dit que la conversation valoit mieux qu'un livre, parce qu'elle instruisoit et persuadoit, ce que les livres ne font pas toujours.

Rousseau, brilloit peu lui-même dans la conversation, comme La Fontaine et Corneille, et son entretien ne laissoit pas même soupçonner ce style énergique, impétueux, on touchant qui caractérise ses écrits. Il avoit, comme on l'a dit, une pésanteur maxilliaire, qui contrastoit avec sa réputation. Mais au défaut de la parole, son regard étoit toujours élo-[128]quent, et l'on sentoit bien en le voyant, que ce regard n'étoit pas celui d'un homme ordinaire.

Dans la conversation même, Rousseau ne se négligeoit jamais. Il ponctuait singulièrement bien toutes ses paroles, à moins qu'un sentiment ne l'agitât, et ne le fit sortir de lui-même.

Rousseau parloit quelquefois avec chaleur. Ce n'étoit pas de la chaleur d'éclat, c'étoit une chaleur concentrée, qui agitoit ses membres.

Lorsque Diderot n'avoit à dire que des choses ordinaires ou de peu d'effet, il prenoit un ton doux et clair.

 

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*) Cette note a été écrite en 1789. Il est aisé de voir que l'auteur avoit vécu familiairement avec les hommes dont il parle. Une grande fortune, un grand état, tous les avantages extérieurs et des succès lui avoient donné l'accès dans les plus brillantes sociétés.