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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Julien Jean Offray de La Mettrie
L'Homme Machine
 


 






 




    Arrêtons-nous à contempler la différente docilité des Animaux. Sans doute l'Analogie la mieux entendüe conduit l'Esprit à croire que les causes dont nous avons fait mention, produisent toute la diversité qui se trouve entr'eux & nous, quoiqu'il faille avoüer que notre foible entendement, borné aux observations les plus grossières, ne puisse voir les liens qui régnent entre la cause & les effets. C'est une espèce d'harmonie que les Philosophes ne connoîtront jamais.

    Parmi les Animaux, les uns apprennent à parler & à chanter; ils retiennent des airs, & prennent tous les tons, aussi exactement qu'un Musicien. Les autres, qui montrent cependant plus d'esprit, tels que le Singe, n'en peuvent venir à bout. Pourquoi cela, si ce n'est par un vice des organes de la parole?

    Mais ce vice est-il tellement de conformation, qu'on n'y puisse apporter aucun remède? En un mot seroit-il absolument impossible d'apprendre une Langue à cet Animal? Je ne le croi pas.

    Je prendrois le grand Singe préférablement à tout autre, jusqu'à ce que le hazard nous eût fait découvrir quelqu'autre espèce plus semblable à la nôtre, car rien ne répugne qu'il y en ait dans des Régions qui nous sont inconnües. Cet Animal nous ressemble si fort, que les Naturalistes l'ont apellé Homme Sauvage, ou Homme des bois. Je le prendrois aux mêmes conditions des Ecoliers d'Amman; c'est-à-dire, que je voudrois qu'il ne fût ni trop jeune, ni trop vieux; car ceux qu'on nous apporte en Europe, sont communément trop âgés. Je choisirois celui qui auroit la physionomie la plus spirituelle, & qui tiendroit le mieux dans mille petites opérations, ce qu'elle m'auroit promis. Enfin, ne me trouvant pas digne d'être son Gouverneur, je le mettrois à l'Ecole de l'excellent Maître que je viens de nommer, ou d'un autre aussi habile, s'il en est.

    Vous savez par le Livre d'Amman, & par tous ceux  4) qui ont traduit sa Méthode, tous les prodiges qu'il a sû opérer sur les sourds de naissance, dans les yeux desquels il a, comme il le fait entendre lui-même, trouvé des oreilles, & en combien peu de tems enfin il leur a appris à entendre, parler, lire, & écrire. Je veux que les yeux d'un sourd voient plus clair & soient plus intelligens que s'il ne l'étoit pas, par la raison que la perte d'un membre, ou d'un sens, peut augmenter la force, ou la pénétration d'un autre: mais le Singe voit & entend; il comprend ce qu'il entend & ce qu'il voit. Il conçoit si parfaitement les Signes qu'on lui fait, qu'à tout autre jeu, ou tout autre exercice, je ne doute point qu'il ne l'emportât sur les disciples d'Amman. Pourquoi donc l'éducation des Singes seroit-elle impossible? Pourquoi ne pourroit-il enfin, à force de soins, imiter, à l'exemple des sourds, les mouvemens nécessaires pour prononcer? Je n'ose décider si les organes de la parole du Singe ne peuvent, quoi qu'on fasse, rien articuler; mais cette impossibilité absolüe me surprendroit, à cause de la grande Analogie du Singe & de l'Homme, & qu'il n'est point d'Animal connu jusqu'à présent, dont le dedans & le dehors lui ressemblent d'une manière si frappante. Mr. Locke, qui certainement n'a jamais été suspect de crédulité, n'a pas fait difficulté de croire l'Histoire que le Chevalier Temple fait dans ses Mémoires, d'un Perroquet, qui répondoit à propos & avoit appris, comme nous, à avoir une espèce de conversation suivie. Je sai qu'on s'est moqué  5) de ce grand Métaphisicien; mais qui auroit annoncé à l'Univers qu'il y a des générations qui se font sans œufs & sans Femmes, auroit-il trouvé beaucoup de Partisans? Cependant Mr. Trembley en a découvert, qui se font sans accouplement, & par la seule section. Amman n'eût-il pas aussi passé pour un Fou, s'il se fût vanté, avant que d'en faire l'heureuse expérience, d'instruire, & en aussi peu de tems, des Ecoliers, tels que les siens? Cependant ses succès ont étonné l'Univers, & comme l'Auteur de l'Histoire des Polypes, il a passé de plein vol à l'immortalité. Qui doit à son génie les miracles qu'il opère, l'emporte à mon gré, sur qui doit les siens au hazard. Qui a trouvé l'art d'embellir le plus beau des Règnes, & de lui donner des perfections qu'il n'avoit pas, doit être mis au-déssus d'un Faiseur oisif de systèmes frivoles, ou d'un Auteur laborieux de stériles découvertes. Celles d'Amman sont bien d'un autre prix; il a tiré les Hommes, de l'Instinct auquel ils sembloient condamnés; il leur a donné des idées, de l'Esprit, une Ame en un mot, qu'ils n'eussent jamais eüe. Quel plus grand pouvoir!

    Ne bornons point les ressources de la Nature; elles sont infinies, surtout aidées d'un grand Art.

    La même Mécanique, qui ouvre le Canal d'Eustachi dans les Sourds, ne pourroit-elle le déboucher dans les Singes? Une heureuse envie d'imiter la prononciation du Maître, ne pourroit-elle mettre en liberté les organes de la parole, dans des Animaux, qui imitent tant d'autres Signes, avec tant d'adresse & d'intelligence? Non seulement je défie qu'on me cite aucune expérience vraiment concluante, qui décide mon projet impossible & ridicule; mais la similitude de la structure & des opérations du Singe est telle, que je ne doute presque point, si on exerçoit parfaitement cet Animal, qu'on ne vînt enfin à bout de lui apprendre à prononcer, & par conséquent à savoir une langue. Alors ce ne seroit plus ni un Homme Sauvage, ni un Homme manqué: ce seroit un Homme parfait, un petit Homme de Ville, avec autant d'étoffe ou de muscles que nous-mêmes, pour penser & profiter de son éducation.

    Des Animaux à l'Homme, la transition n'est pas violente; les vrais Philosophes en conviendront. Qu'étoit l'Homme, avant l'invention des Mots & la connoissance des Langues? Un Animal de son espèce, qui avec beaucoup moins d'instinct naturel, que les autres, dont alors il ne se croioit pas Roi, n'étoit distingué du Singe & des autres Animaux, que comme le Singe l'est lui-même; je veux dire, par une physionomie qui annonçoit plus de discernement. Réduit à la seule connoissance intuitive des Leibnitiens, il ne voioit que des Figures & des Couleurs, sans pouvoir rien distinguer entr'elles; vieux, comme jeune, Enfant à tout âge, il bégaioit ses sensations & ses besoins, comme un chien affamé, ou ennuié du repos, demande à manger, ou à se promener.

    Les Mots, les Langues, les Loix, les Sciences, les Beaux Arts sont venus; & par eux enfin le Diamant brut de notre esprit a été poli. On a dressé un Homme, comme un Animal; on est devenu Auteur, comme Porte-faix. Un Geomètre a appris à faire les Démonstrations & les Calculs les plus difficiles, comme un Singe à ôter, ou mettre son petit chapeau, & à monter sur son chien docile. Tout s'est fait par des Signes; chaque espèce a compris ce qu'elle a pu comprendre; & c'est de cette manière que les Hommes ont acquis la connoissance symbolique, ainsi nommée encore par nos Philosophes d'Allemagne.

    Rien de si simple, comme on voit, que la Mécanique de notre Education! Tout se réduit à des sons, ou à des mots, qui de la bouche de l'un, passent par l'oreille de l'autre, dans le cerveau, qui reçoit en même tems par les yeux la figure des corps, dont ces mots sont les Signes arbitraires.

    Mais qui a parlé le premier? Qui a été le premier Précepteur du Genre humain? Qui a inventé les moiens de mettre à profit la docilité de notre organisation? Je n'en sai rien; le nom de ces heureux & premiers Génies a été perdu dans la nuit des tems. Mais l'Art est le fils de la Nature; elle a dû long-tems le précéder.

    On doit croire que les Hommes les mieux organisés, ceux pour qui la Nature aura épuisé ses bienfaits, auront instruit les autres. Ils n'auront pû entendre un bruit nouveau, par exemple, éprouver de nouvelles sensations, être frappés de tous ces beaux objets divers qui forment le ravissant Spectacle de la Nature, sans se trouver dans le cas de ce Sourd de Chartres, dont Fontenelle nous a le premier donné l'Histoire, lorsqu'il entendit pour la première fois à quarante ans le bruit étonnant des cloches.

    De là seroit-il absurde de croire que ces premiers Mortels essaièrent, à la manière de ce Sourd, ou à celle des Animaux & des Müets (autre Espece d'Animaux), d'exprimer leurs nouveaux sentimens, par des mouvemens dépendans de l'Economie de leur imagination, & conséquemment ensuite par des sons spontanés propres à chaque Animal; expression naturelle de leur surprise, de leur joie, de leurs transports, ou de leurs besoins? Car sans doute ceux que la Nature a doüés d'un sentiment plus exquis, ont eu aussi plus de facilité pour l'exprimer.

    Voilà comme je conçois que les Hommes ont emploié leur sentiment, ou leur instinct, pour avoir de l'esprit, & enfin leur esprit, pour avoir des connoissances. Voilà par quels moiens, autant que je peux les saisir, on s'est rempli le cerveau des idées, pour la reception desquelles la Nature l'avoit formé. On s'est aidé l'un par l'autre; & les plus petits commencemens s'agrandissant peu à peu, toutes les choses de l'Univers ont été aussi facilement distinguées, qu'un Cercle.

    Comme une corde de Violon, ou une touche de Clavecin, frémit & rend un son, les cordes du cerveau frappées par les raions sonores, ont été excitées à rendre, ou à redire les mots qui les touchoient. Mais comme telle est la construction de ce viscère, que dès qu'une fois les yeux bien formés pour l'Optique, ont reçu la peinture des objets, le cerveau ne peut pas ne pas voir leurs images & leurs différences; de même, lorsque les Signes de ces différences ont été marqués, ou gravés dans le cerveau, l'Ame en a nécessairement examiné les rapports; examen qui lui étoit impossible, sans la découverte des Signes, ou l'invention des Langues. Dans ces tems, où l'Univers étoit presque müet, l'Ame étoit à l'égard de tous les objets, comme un Homme, qui, sans avoir aucune idée des proportions, regarderoit un tableau, ou une pièce de Sculpture; il n'y pourroit rien distinguer; ou comme un petit Enfant (car alors l'Ame étoit dans son Enfance) qui tenant dans sa main un certain nombre de petits brins de paille, ou de bois, les voit en général d'une vüe vague & superficielle, sans pouvoir les compter, ni les distinguer. Mais qu'on mette une espèce de Pavillon, ou d'Etendart à cette pièce de bois, par exemple, qu'on appelle Mât: qu'on en mette un autre à un autre pareil corps; que le premier venu se nombre par le Signe I. & le second par le Signe, ou chiffre 2; alors cet Enfant pourra les compter, & ainsi de suite il apprendra toute l'Arithmetique. Dès qu'une Figure lui paroîtra égale à une autre par son Signe numératif, il conclura sans peine que ce sont deux Corps différens; que 1. & 1. font deux, que 2. & 2. font 4.  6) &c.

    C'est cette similitude réelle, ou apparente des Figures, qui est la Base fondamentale de toutes les vérités & de toutes nos connoissances, parmi lesquelles il est évident que celles dont les Signes sont moins simples & moins sensibles, sont plus difficiles à apprendre que les autres; en ce qu'elles demandent plus de Génie pour embrasser & combiner cette immense quantité de mots, par lesquels les Sciences dont je parle expriment les vérités de leur ressort: tandis que les Sciences, qui s'annoncent par des chiffres, ou autres petits Signes, s'apprennent facilement; & c'est sans doute cette facilité qui a fait la fortune des Calculs Algébriques, plus encore que leur évidence.

    Tout ce savoir dont le vent enfle le Balon du cerveau de nos Pédans orgueilleux, n'est donc qu'un vaste amas de Mots & de Figures, qui forment dans la tête toutes les traces, par lesquelles nous distinguons & nous nous rapellons les objets. Toutes nos idées se réveillent, comme un Jardinier qui connoîe les Plantes, se souvient de toutes leurs phrases à leur aspect. Ces Mots & ces Figures qui sont désignées par eux, sont tellement liés ensemble dans le cerveau, qu'il est assez rare qu'on imagine une chose, sans le nom, ou le Signe qui lui est attaché.

    Je me sers toujours du mot imaginer, parce que je crois que tout s'imagine, & que toutes les parties de l'Ame peuvent être justement réduites à la seule imagination, qui les forme toutes; & qu'ainsi le jugement, le raisonnement, la mémoire ne sont que des parties de l'Ame nullement absolües, mais de véritables modifications de cette espèce de toile médullaire, sur laquelle les objets peints dans l'œil, sont renvoiés, comme d'une Lanterne magique.

    Mais si tel est ce merveilleux & incompréhensible résultat de l'Organisation du Cerveau; si tout se conçoit par l'imagination, si tout s'explique par elle; pourquoi diviser le Principe sensitif qui pense dans l'Homme? N'est-ce pas une contradiction manifeste dans les Partisans de la simplicité de l'esprit? Car une chose qu'on divise, ne peut plus être sans absurdité, regardée comme indivisible. Voilà où conduit l'abus des Langues, & l'usage de ces grands Mots, spiritualité, immatérialité &c. placés à tout hasard, sans être entendus, même par des gens d'Esprit.

    Rien du plus facile que de prouver un Système, fondé comme celui-ci, sur le sentiment intime & l'expérience propre de chaque individu. L'imagination, ou cette partie fantastique du cerveau, dont la nature nous est aussi inconnue, que sa manière d'agir, est-elle naturellement petite, ou foible? Elle aura à peine la force de comparer l'Analogie, ou la ressemblance de ses idées; elle ne pourra voir que ce qui sera vis-à-vis d'elle, ou ce qui l'affectera le plus vivement; & encore de quelle manière! Mais toujours est-il vrai que l'imagination seule aperçoit; que c'est elle qui se représente tous les objets, avec les mots & les figures qui les caractérisent; & qu'ainsi c'est elle encore une fois qui est l'Ame, puisqu'elle en fait tous les Rôles. Par elle, par son pinceau flateur, le froid squélette de la Raison prend des chairs vives & vermeilles; par elle les Sciences fleurissent, les Arts s'embellissent, les Bois parlent, les Echos soupirent, les Rochers pleurent, le Marbre respire, tout prend vie parmi les corps inanimés. C'est elle encore qui ajoute à la tendresse d'un cœur amoureux, le piquant attrait de la volupté. Elle la fait germer dans le Cabinet du Philosophe, & du Pédant poudreux; elle forme enfin les Savans, comme les Orateurs & les Poëtes. Sotement décriée par les uns, vainement distinguée par les autres, qui tous l'ont mal connüe, elle ne marche pas seulement à la suite des Graces & des beaux Arts, elle ne peint pas seulement la Nature, elle peut aussi la mesurer. Elle raisonne, juge, pénètre, compare, approfondit. Pourroit-elle si bien sentir les beautés des tableaux qui lui sont tracés, sans en découvrir les rapports? Non; comme elle ne peut se replier sur les plaisirs des sens, sans en goûter toute la perfection, ou la volupté, elle ne peut réfléchir sur ce qu'elle a mécaniquement conçû, sans être alors le jugement même.

    Plus on exerce l'imagination, ou le plus maigre Génie, plus il prend, pour ainsi dire, d'embonpoint; plus il s'agrandit, devient nerveux, robuste, vaste & capable de penser. La meilleure Organisation a besoin de cet exercice.

    L'Organisation est le premier mérite de l'Homme; c'est en vain que tous les Auteurs de Morale ne mettent point au rang des qualités estimables, celles qu'on tient de la Nature, mais seulement les talens qui s'acquièrent à force de réflexions & d'industrie: car d'où nous vient, je vous prie, l'habileté, la Science & la vertu, si ce n'est d'une disposition qui nous rend propres à devenir habiles, savans & vertueux? Et d'où nous vient encore cette disposition, si ce n'est de la Nature? Nous n'avons de qualités estimables que par elle; nous lui devons tout ce que nous sommes. Pourquoi donc n'estimerois-je pas autant ceux qui ont des qualités naturelles, que ceux qui brillent par des vertus acquises, & comme d'emprunt? Quel que soit le mérite, de quelque endroit qu'il naisse, il est digne d'estime; il ne s'agit que de savoir la mesurer. L'Esprit, la Beauté, les Richesses, la Noblesse, quoiqu'Enfans du Hazard, ont tous leur prix, comme l'Adresse, le Savoir, la Vertu &c. Ceux que la Nature a comblés de ses dons les plus précieux, doivent plaindre ceux à qui ils ont été refusés; mais ils peuvent sentir leur supériorité sans orgueil, & en connoisseurs. Une belle Femme seroit aussi ridicule de se trouver laide, qu'un Homme d'Esprit, de se croire un Sot. Une modestie outrée (défaut rare à la vérité) est une sorte d'ingratitude envers la Nature. Une honnête fierté au contraire est la marque d'une Ame belle & grande, que décelent des traits mâles, moulés comme par le sentiment.

    Si l'organisation est un mérite, & le premier mérite, & la source de tous les autres, l'instruction est le second. Le cerveau le mieux construit, sans elle, le seroit en pure perte; comme sans l'usage du monde, l'Homme le mieux fait ne seroit qu'un paysan grossier. Mais aussi quel seroit le fruit de la plus excellente Ecole, sans une Matrice parfaitement ouverte à l'entrée, ou à la conception des idées? Il est aussi impossible de donner une seule idée à un Homme, privé de tous les sens, que de faire un Enfant à une Femme, à laquelle la Nature auroit poussé la distraction jusqu'à oublier de faire une Vulve, comme je l'ai vû dans une, qui n'avoit ni Fente, ni Vagin, ni Matrice, & qui pour cette raison fut démariée après dix ans de mariage.

    Mais si le cerveau est à la fois bien organisé & bien instruit, c'est une terre féconde parfaitement ensemencée, qui produit le centuple de ce qu'elle a reçu; ou, (pour quitter le stile figuré, souvent nécessaire pour mieux exprimer ce qu'on sent & donner des graces à la Vérité même,) l'imagination élevée par l'art, à la belle & rare dignité de Génie; saisit exactement tous les rapports des idées qu'elle a conçües, embrasse avec facilité une foule étonnante d'objets, pour en tirer enfin une longue chaîne de conséquences, lesquelles ne sont encore que de nouveaux rapports, enfantés par la comparaison des premiers, auxquels l'Ame trouve une parfaite ressemblance. Telle est, selon moi, la génération de l'Esprit. Je dis trouve, comme j'ai donné ci-devant l'Epithète d'Apparente, à la similitude des objets: Non que je pense que nos sens soient toujours trompeurs, comme l'a prétendu le Père Mallebranche, ou que nos yeux naturellement un peu ivres ne voient pas les objets, tels qu'ils sont en eux-mêmes, quoique les Microscopes nous le prouvent tous les jours; mais pour n'avoir aucune dispure avec les Pyrrhoniens, parmi lesquels Bayle s'est distingué.

    Je dis de la Vérité en général ce que Mr. de Fontenelle dit de certaines en particulier, qu'il faut la sacrifier aux agrémens de la Société. Il est de la douceur de mon caractère, d'obvier à toute dispute, lorsqu'il ne s'agit pas d'aiguiser la conversation. Les Cartésiens viendroient ici vainement à la charge avec leurs idées innées; je ne me donnerois certainement pas le quart de la peine qu'a prise Mr. Locke pour attaquer de telles chimères. Quelle utilité en effet de faire un gros Livre, pour prouver une doctrine qui étoit érigée en axiome, il y a trois mille ans?

    Suivant les Principes que nous avons posés & que nous croions vrais, celui qui a le plus d'imagination doit être regardé, comme aiant le plus d'esprit, ou de génie, car tous ces mots sont synonimes; & encore une fois c'est par un abus honteux qu'on croit dire des choses différentes, lorsqu'on ne dit que différens mots ou différens sons, auxquels on n'a attaché aucune idée, ou distinction réelle.

    La plus belle, la plus grande, ou la plus forte imagination, est donc la plus propre aux Sciences, comme aux Arts. Je ne décide point s'il faut plus d'esprit pour exceller dans l'Art des Aristotes, ou des Descartes, que dans celui des Euripides, ou des Sophocles; & si la Nature s'est mise en plus grands frais, pour faire Newton, que pour former Corneille, (ce dont je doute fort;) mais il est certain que c'est la seule imagination diversement appliquée, qui a fait leur différent triomphe & leur gloire immortelle.

    Si quelqu'un passe pour avoir peu de jugement, avec beaucoup d'imagination; cela veut dire que l'imagination trop abandonnée à elle-même, presque toujours comme occupée à se regarder dans le miroir de ses sensations, n'a pas assez contracté l'habitude de les examiner elles-mêmes avec attention; plus profondément pénetrée des traces, ou des images, que de leur vérité ou de leur ressemblance.

    Il est vrai que telle est la vivacité des ressorts de l'imagination, que si l'attention, cette clé ou mère des Sciences, ne s'en mêle, il ne lui est guères permis que de parcourir & d'effleurer les objets.

    Voiez cet Oiseau sur la branche, il semble toujours prêt à s'envoler; l'imagination est de même. Toujours emportée par le tourbillon du sang & des Esprits; une onde fait une trace, effacée par celle qui suit; l'Ame court après, souvent en vain: Il faut qu'elle s'attende à regretter ce qu'elle n'a pas assez vîte saisi & fixé: & c'est ainsi que l'imagination, véritable Image du tems, se détruit & se renouvelle sans cesse.

    Tel est le cahos & la succession continuelle & rapide de nos idées; elles se chassent, comme un flot pousse l'autre; de sorte que si l'imagination n'emploie, pour ainsi dire, une partie de ses muscles, pour être comme en équilibre sur les cordes du cerveau, pour se soutenir quelque tems sur un objet qui va fuir, & s'empêcher de tomber sur un autre, qu'il n'est pas encore tems de contempler; jamais elle ne sera digne du beau nom de jugement. Elle exprimera vivement ce qu'elle aura senti de même; elle formera les Orateurs, les Musiciens, les Peintres, les Poëtes, & jamais un seul Philosophe. Au contraire si dès l'enfance on acoutume l'imagination à se brider elle-même; à ne point se laisser emporter à sa propre impétuosité, qui ne fait que de brillans Entousiastes; à arrêter, contenir ses idées, à les retourner dans tous les sens, pour voir toutes les faces d'un objet: alors l'imagination prompte à juger, embrassera par le raisonnement, la plus grande Sphère d'objets, & sa vivacité, toujours de si bon augure dans les Enfans, & qu'il ne s'agit que de regler par l'étude & l'exercice, ne sera plus qu'une pénétration clairvoiante, sans laquelle on fait peu de progrès dans les Sciences.

    Tels sont les simples fondemens sur lesquels a été bâti l'édifice de la Logique. La Nature les avoit jettés pour tout le Genre Humain; mais les uns en ont profité, les autres en ont abusé.

    Malgré toutes ces prérogatives de l'Homme sur les Animaux, c'est lui faire honneur que de le ranger dans la même classe. Il est vrai que jusqu'à un certain age, il est plus animal qu'eux, parce qu'il apporte moins d'instinct en naissant.

    Quel est l'Animal qui mourroit de faim au milieu d'une Rivière de Lait? L'Homme seul. Semblable à ce vieux Enfant dont un Moderne parle d'après Arnobe; il ne connoit ni les alimens qui lui sont propres, ni l'eau qui peut le noyer, ni le feu qui peut le réduire en poudre. Faites briller pour la première fois la lumière d'une bougie aux yeux d'un Enfant, il y portera machinalement le doigt, comme pour savoir quel est le nouveau Phénomène qu'il aperçoit; c'est à ses dépens qu'il en connoîtra le danger, mais il n'y sera pas repris.

    Mettez-le encore avec un Animal sur le bord d'un précipice: lui seul y tombera; il se noye, où l'autre se sauve à la nage. A quatorze, ou quinze ans, il entrevoit à peine les grands plaisirs qui l'attendent dans la reproduction de son espèce; déjà adolescent, il ne sait pas trop comment s'y prendre dans un jeu, que la Nature apprend si vite aux Animaux: il se cache, comme s'il étoit honteux d'avoir du plaisir & d'être fait pour être heureux, tandis que les Animaux se font gloire d'être Cyniques. Sans éducation, ils sont sans préjugés. Mais voions encore ce Chien & cet Enfant qui ont tous deux perdu leur Maître dans un grand chemin: l'Enfant pleure, il ne sait à quel Saint se voüer; le Chien mieux servi par son odorat, que l'autre par sa raison, l'aura bien-tôt trouvé.

    La Nature nous avoit donc faits pour être au-dessous des Animaux, ou du moins pour faire par là même mieux éclater les prodiges de l'Education, qui seule nous tire du niveau & nous élève enfin au-dessus d'eux. Mais accordera-t-on la même distinction aux Sourds, aux Aveugles nés, aux Imbéciles, aux Fous, aux Hommes Sauvages, ou qui ont été élevés dans les Bois avec les Bêtes; à ceux dont l'affection hypocondriaque a perdu l'imagination, enfin à toutes ces Bêtes à figure humaine, qui ne montrent que l'instinct le plus grossier? Non, tous ces Hommes de corps, & non d'esprit, ne méritent pas une classe particulière.

 
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    4)
L'Auteur de l'Histoire naturelle de l'Ame &c.
 
    5)
L'Auteur de l'Hist. d'Ame.
 
    6)
Il y a encore aujourd'hui des Peuples, qui faute d'un plus grand nombre de Signes, ne peuvent compter que jusqu'à 20.
 
 
 
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