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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Louis Sébastien Mercier
Tableau de Paris
 


 






 




C h a p i t r e s
X X  -  X X I X


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Chapitre XX
Le bourgeois.


      Par la même raison que l' on ne donne à La Haye que le nom de village, parce que cette ville n' est point murée, on pourroit appeller ainsi Paris, qui n' a point de murailles. C' est le pays de tout le monde: le parisien natif n' y a pas plus de privileges que le chinois qui viendroit s' y établir: si je disois mon droit de citoyen, je ferois rire jusqu' aux officiers municipaux.

      Le parisien s' échauffe d' abord avec une espece de frénésie; le lendemain il tourne tout en ridicule, parce qu' il ne cherche que l' amusement.

      Il est tombé depuis près de cent ans dans une espece d' insouciance sur ses intérêts politiques; poison moral, qui gâte les coeurs, énerve les entendemens, atténue et fait trouver trop fort tout ce qui est énergique: on y a peur de tout ce qui est sublime en tout genre.

      On se borne au persifflage superficiel des ridicules, et l' on a rendu odieuse la censure utile des vices.

      Le régent ayant bouleversé toutes les fortunes, il y a soixante ans, a produit le même bouleversement dans les moeurs: c' est à cette époque qu' a commencé l' oubli des vertus domestiques.

      Le bourgeois est marchand; mais il n' est pas négociant: livré à une conduite mercantille, les spéculations grandes et généreuses lui échappent; il fait des affaires de tout: il est vrai que la douane obstrue et fatigue horriblement le commerce.

      Dès qu' on est sur le pavé de Paris, on voit bien que le peuple n' y fait pas les loix: aucune commodité pour les gens de pied; point de trottoirs. Le peuple semble un corps séparé des autres ordres de l' état; les riches et les grands qui ont équipage, ont le droit barbare de l' écraser ou de le mutiler dans les rues; cent victimes expirent par année sous les roues des voitures. L' indifférence pour ces sortes d' accidens fait voir que l' on croit que tout doit servir le faste des grands. Louis Xv disoit: si j' étois lieutenant de police, je défendrois les cabriolets. Il regardoit cette défense comme au-dessous de sa grandeur. Que l' on dise à un tranquille habitant des Alpes, qu' il y a une ville où des citoyens poussent leurs chevaux à toute bride sur le corps de leurs concitoyens, qu' ils en sont quittes pour payer une légere somme, et qu' ils peuvent recommencer le lendemain; il taxera le parisien de mensonge, et n' osera faire entrer dans sa mémoire l' image de cette barbarie.

      Le peuple est mou, pâle, petit, rabougri; on voit bien au premier coup-d' oeil, que ce ne sont pas là des républicains: à ceux-ci appartient un autre caractere qu' au sujet d' un monarque. Que celui-ci soit poli, sybarite, sans moeurs fortes; il n' a d' autre consolation que les jouissances trompeuses du luxe. Ce n' est que le républicain qui déploie cette rudesse, ce geste tranchant, cet oeil animé, qui conservent l' énergie des ames, et soutiennent le patriotisme.

      Si le citoyen ne marche point sur le pavé, la tête haute, prêt au pugilat, il perdra sa valeur réelle: tant les vertus orgueilleuses des états tiennent à une certaine rudesse! Elle peut offenser un oeil efféminé, mais elle n' en est pas moins la sauve-garde des empires qui veulent rendre leurs forces respectables. Le nerf, et, s' il faut le dire, l' insolence du peuple sera toujours le gage de sa franchise, de sa probité, de son dévouement. Dès que le peuple cesse d' être agreste et clamateur, il devient sérieux, vain, débauché, pauvre, et conséquemment avili.

      J' aime mieux le voir, comme à Londres, se battre à coups de poings et s' enivrer à la taverne, que de le voir, comme à Paris, soucieux, inquiet, tremblant, ruiné, n' osant lever la tête, livré aux plus laides catins de l' univers, et incessamment prêt à faire banqueroute. Il est alors licencieux sans liberté, dissipateur sans fortune, orgueilleux sans courage; et la misere et l' esclavage vont le charger de leurs fers honteux.

      Le bâton regne à la Chine; c' est la populace la plus timide, la plus lâche et la plus voleuse de l' univers. à Paris elle se disperse devant le bout d' un fusil, elle fond en larmes devant les officiers de la police, elle se met à genoux devant son chef; c' est un roi pour toute cette canaille.

      Elle croit que les anglois mangent la viande toute crue; qu' on ne voit que des gens qui se noient dans la Tamise; et qu' un étranger ne sauroit traverser la ville, sans être assommé à coups de poings.

      Tous les chapiers de la terrasse des tuileries, ou de l' allée du Luxembourg, sont des anti-anglicans, qui ne parlent que de faire une descente en Angleterre, de prendre Londres, d' y mettre le feu; et qui, quoique jugés souverainement ridicules, n' ont guere sur les anglois des idées différentes de celles du beau monde.

      Nous ne pouvons à Paris ni parler ni écrire, et nous nous passionnons à l' excès pour la liberté des américains, placés à douze cents lieues de nous: il ne nous est jamais arrivé, au milieu de ces applaudissemens donnés à la guerre civile, de faire un retour sur nous-mêmes; mais le besoin de parler entraîne le parisien, et les premieres classes comme les dernieres sont soumises à des préjugés déplorables et honteux. Le parisien a changé à bien des égards. Il étoit, avant le regne de Louis Xiv, bien différent de ce qu' il est aujourd'hui; les descriptions des écrivains, fidelles dans le tems où elles furent écrites, ne peuvent plus convenir à présent. Il a de l' esprit et des lumieres; il n' a plus ni force, ni caractere, ni volonté.

      Le parisien a le singulier talent de faire poliment une question désobligeante à un étranger; il allie l' indifférence à la réception la plus gracieuse; il lui rend service sans l' aimer, et l' admire par mépris. Le propos de ce danseur qui se nommoit immédiatement après un monarque législateur, après un homme d' un esprit universel, et qui disoit, je ne connois que trois grands hommes, Fréderic, Voltaire et moi, a été répété comme le propos d' un appréciateur, d' un distributeur de la renommée; et tout parisien, jusqu' au faiseur de cabrioles, se croit en droit d' indiquer à la gloire les noms qu' elle doit couronner.

 
Chapitre XXI
Population de la capitale.


      M. De Buffon (que je n' appellerai point le comte de Buffon, car il y a tant de comtes) soutient que la force de cette ville pour le maintien de sa population a augmenté depuis cent ans d' un quart, et que sa fécondité est plus que suffisante pour sa population. Chaque mariage, dit-il, produit quatre enfans; il se fait chaque année environ quatre à cinq mille mariages, et le nombre des baptêmes monte à dix-huit, dix-neuf, et vingt mille. Ainsi ceux qui entrent à la vie semblent égaler en nombre ceux qui en sortent; proportion qui a quelque chose d' admirable, et qui démontre à l' oeil attentif un plan soutenu dans la circulation de la vie et de la mort.

      Il meurt à Paris, année commune, vingt mille personnes environ; ce qui, selon le même observateur, paroît donner une population de sept cents mille ames, en comptant trente-cinq vivans pour un mort. Tous les grands hivers augmentent cette mortalité. Elle s' est trouvée en 1709, de 30000, en 1740, de 24000.

      D' après les mêmes observations, il naît à Paris plus de garçons que de filles, et il y meurt plus d' hommes que de femmes, non-seulement dans la proportion des naissances des mâles, mais encore considérablement au-delà de ce rapport; car sur dix ans de vie courante, les femmes ont un an de plus que les hommes à Paris: ainsi la différence est d' un neuvieme entre le sort final des hommes et des femmes dans cette capitale, nommée par le petit peuple, le paradis des femmes, le purgatoire des hommes, et l' enfer des chevaux.

      Il y a des jours qu' il sort des portes de la capitale trois cents mille hommes à épaisses colonnes, dont soixante mille en équipages ou à cheval: il s' agit d' une réjouissance, d' une revue, d' une fête publique. Six heures après, cette foule immense se dissipe; chacun retourne chez soi: la place dont les limites étoient serrées, dont les barrieres étoient renversées par l' affluence prodigieuse du peuple qui crioit miséricorde, se vuide, demeure nue et déserte; et de tant d' hommes assemblés et pressés, chacun a son asyle ou son trou à part.

      Le jour de la promenade de long-champ, toute la ville sort, quelque tems qu' il fasse: c' est le jour marqué par l' usage, pour faire voir à tout Paris son équipage, ses chevaux et ses laquais. On ne fait point la révérence à la promenade, comme dans un sallon; celle-là a un caractere de légéreté que n' attraperoit jamais le plus leste étranger.

      Depuis le désastre arrivé à la place de Louis Xv, il y a dix années, où quinze à dix-huit cents personnes furent étouffées, à la suite d' un déplorable feu d' artifice, il y a beaucoup d' ordre et d' exactitude dans toutes les fêtes publiques, et l' on ne sauroit donner trop d' éloge à la vigilance et à l' adresse qui regnent en cette partie.

      D' après cette affluence inconcevable, qui étonne les yeux les plus accoutumés à ce spectacle, on ne sera pas surpris d' apprendre que la seule ville de Paris rapporte au roi de France près de cent millions par an, en y comprenant tout, les entrées, les dixiemes, les capitations, et toutes les impositions fiscales, qui formeroient un dictionnaire. Cette épouvantable somme, que produit un point si étroit, se renouvelle chaque année; et ce n' est pas sans raison, que les monarques françois appellent la capitale, notre bonne ville de Paris: c' est une bonne vache à lait. Sous le regne de Louis le gros, les entrées de Paris rapportoient douze cents livres.

      La cour est fort attentive aux discours des parisiens: elle les appelle les grenouilles. Que disent les grenouilles? Se demandent souvent les princes entr' eux. Et quand les grenouilles frappent des mains à leur apparition, ou au spectacle, ou sur le chemin de Sainte-Genevieve, ils sont très-contens. On les punit quelquefois par le silence: en effet, ils peuvent lire dans le maintien du peuple les idées qu' on a sur leur compte: l' alégresse ou l' indifférence publique ont un caractere bien marqué. L' on prétend qu' ils sont sensibles à la réception de la capitale, parce qu' ils sentent confusément que dans cette multitude il y a du bon sens, de l' esprit, et des hommes en état de les apprécier, eux et leurs actions: or ces hommes, on ne sait trop comment, déterminent le jugement de la populace.

      La police a soin, dans certaines circonstances, de payer de fortes gueules qui se répandent dans différens quartiers afin de mettre les autres en train, ainsi qu' elle soudoie des chianlis pendant les jours gras; mais les vrais témoignages de l' alégresse publique, ainsi que du contentement du peuple, ont un caractere que rien n' imite.

      On en est au dixieme plan de Paris; mais il déborde toujours ses limites; la clôture n' en est pas encore fixée, et ne sauroit l' être. Je m' égare, je me perds dans cette ville immense; je ne reconnois plus moi-même les quartiers nouveaux. Les marais qui produisent les légumes, reculent et font place à des édifices. Voilà Chaillot, Passy, Auteuil bien liés à la capitale; encore un peu Sêve y touche; et si l' on prolonge d' ici à un siecle jusqu' à Versailles, de l' autre côté à Saint-Denis, et du côté de Picpus à Vincennes, ce sera là pour le coup une ville plus que chinoise.

 
Chapitre XXII
Voisinage.


      On est étranger à son voisin, et l' on n' apprend quelquefois sa mort que par le billet d' enterrement, ou parce qu' on le trouve exposé à la porte quand on rentre le soir. Deux hommes célebres peuvent vivre vingt-cinq ans dans cette ville sans se connoître, ni se rencontrer: votre adversaire, votre ennemi sera comme invisible pour vous; car en entrant dans une maison, vous saurez d' avance s' il y est ou s' il n' y est pas. Il ne tient qu' à vous de ne voir jamais sa face: aussi les parens les plus proches, quand ils sont brouillés, quoique demeurant dans la même rue, sont à mille lieues l' un de l' autre. On rapporte l' histoire de Dom Jacques Martin, bénédictin. M Deslandes, auteur de l' histoire critique de la philosophie, avoit critiqué ses ouvrages: Dom Martin, qui supportoit impatiemment la censure, se répandoit en invectives furieuses contre M Deslandes. Comme celui-ci avoit l' esprit doux, liant et honnête, une dame imagina de faire goûter à D Martin ce même homme contre lequel il déclamoit avec tant de violence. M Deslandes prit le nom d' Olivier, et dîna souvent avec lui; il mettoit la conversation sur le chapitre de M Deslandes, et Dom Martin de s' écrier: vous êtes un homme, vous, plein de science et d' esprit, qui raisonnez avec une justesse infinie; mais ce Deslandes est bien l' homme du monde le plus ignorant et le plus pitoyable. Cette scene étoit des plus divertissantes, et je ne doute point qu' elle ne se renouvellât entre les auteurs qui se montrent les plus acharnés l' un contre l' autre, pour quelques atteintes portées à leur amour-propre.

      On avoit proposé à Elie-Catherine Fréron, dont la physionomie n' étoit pas connue de François-Marie Arouet De Voltaire, d' aller à Ferney rendre une visite à ce grand poëte, sous un nom supposé; mais Fréron ne prit pas sur lui-même de jouer un tour semblable à l' auteur de l' écossaise. Voltaire fuyoit Piron dans cette immense ville; il redoutoit ses sarcasmes: il lui échappa tant qu' il fut à Paris; et la rencontre que plusieurs plaisans attendoient et provoquoient, n' eut jamais lieu.

      L' inimitié n' y a pas l' ardeur qui distingue les haines si violentes dans les petites villes, parce qu' on échappe à son ennemi et à son adversaire, et ne le voyant plus, on l' oublie.

      L' animosité est passagere, ainsi que l' amour; et les passions en général, soit en bien, soit en mal, n' ont pas ce caractere de profondeur qui les rend sublimes ou redoutables.

 
Chapitre XXIII
Des cheminées.


      L' usage habituel que l' homme fait du feu, dit M De Buffon, ajoute beaucoup à cette température artificielle, dans tous les lieux où il habite en nombre. à Paris, dans les grands froids, les thermometres au fauxbourg Saint-Honoré marquent deux ou trois degrés de froid de plus qu' au fauxbourg Saint-Marceau, parce que le vent du nord se tempere en passant sur les cheminées de cette grande ville.

      La consommation de bois est devenue effrayante, et menace, dit-on, d' une prochaine disette. Celui qui a inventé le flottage du bois, mériteroit d' avoir une statue dans l' hôtel-de-ville; mais les échevins aiment mieux y montrer leur figure en perruque, roide et agenouillée. Cependant, sans cet inventeur heureux, la capitale n' auroit jamais pris un tel accroissement. Ce bois que le fleuve amene, et qu' on entasse en piles hautes comme des maisons, disparoîtra dans l' espace de trois mois. Vous le voyez en pyramides quarrées ou triangulaires, qui vous dérobent la vue des environs: il sera mesuré, porté, scié, brûlé, et il n' y aura plus que la place.

      Autrefois, ce qui composait le domestique se chauffoit à un foyer commun; aujourd'hui la femme-de-chambre a sa cheminée, le précepteur a sa cheminée, le maître-d' hôtel a sa cheminée, etc. Ceux même qui se piquent de politesse, ne s' abstiennent pas aujourd'hui, même en présence des dames, de se chauffer indécemment les mains et le dos, et de dérober la chaleur et la vue du feu à toute une compagnie. Cet usage a quelque chose de choquant.

 
Chapitre XXIV
Crainte fondée.


      Quand on songe qu' il y a à Paris près d' un million d' hommes entassés sur le même point, et que ce point n' est pas un port de mer, il y a vraiment de quoi frémir sur la future subsistance de ce peuple; et quand on songe ensuite que ce qu' on appelle commerce (et qui n' est au fond qu' un agiotage perpétuel, qu' une industrie locale) est encore gêné, comprimé, fatigué de toutes parts, il y a encore de quoi frémir davantage. Alors l' existence de cette superbe ville paroît absolument précaire: car plusieurs causes isolées, qui n' ont pas besoin d' être réunies, peuvent y faire entrer la famine, sans compter les autres fléaux qu' elle peut essuyer politiquement.

      Il est bien sûr que chaque parisien n' aura désormais du pain, que tant qu' on voudra bien permettre aux boulangers d' avoir de la farine, et que le maître du ruisseau de la Seine et de la Marne l' est et le sera de l' existence de la ville.

      Comment trouver le moyen de remédier à cette foule de nécessiteux, qui n' ont d' autre gage de leur subsistance que dans le luxe dépravé des grands? Comment entretenir la vie au milieu de cette masse qui crieroit famine, si certains abus venaient à cesser tout-à-coup? Le luxe dévorateur, tout en mangeant l' espece humaine, soutient au-dessus de leur tombeau tous ces hommes qu' il extermine; ils meurent par degrés, et non tout-à-coup.

      On voit dans cette capitale des hommes qui usent toute leur vie à faire des joujous d' enfans; les vernis, les dorures, les pompons occupent une armée d' ouvriers; cent mille bras y sont exercés jour et nuit à fondre des sucreries et à édifier des desserts. Cinquante mille autres, le peigne en main, attendent le réveil de tous ces oisifs qui végetent en croyant vivre, et qui, pour se dédommager de l' ennui qui les accable, font deux toilettes par jour.

 
Chapitre XXV
Caractere politique des vrais parisiens.


      Paris a toujours été de la plus grande indifférence sur sa position politique. Cette ville a laissé faire à ses rois tout ce qu' ils ont voulu faire. Les parisiens n' ont guere eu que des mutineries d' écoliers, jamais profondément asservis, jamais libres. Ils repoussent le canon par des vaudevilles, enchaînent la puissance royale par des saillies épigrammatiques, punissent leur monarque par le silence, ou l' absolvent par des battemens de mains; lui refusent le vive le roi s' ils sont mécontens, ou le récompensent par des acclamations. La halle a là-dessus un tact qui ne se dément jamais. La halle fait la réputation des souverains; et le philosophe, après avoir bien médité, observé, est tout étonné de voir que la halle a raison.

      Les parisiens semblent avoir deviné par instinct, qu' un foible degré de liberté de plus ne valoit pas la peine d' être acheté par une continuité de réflexions et d' efforts. Le parisien oublie promptement les malheurs de la veille; il ne tient point registre de ses souffrances; et l' on diroit qu' il a assez de confiance en lui-même pour ne pas redouter un despotisme trop absolu. Il a développé beaucoup de patience, de force et de courage, dans la derniere lutte du trône et des loix; des villes assiégées ont eu moins de courage et de constance. En général, il est doux, honnête, poli, facile à conduire; mais il ne faudroit pas trop prendre sa légéreté pour de la foiblesse; il est dupe un peu volontairement; et je crois assez le connoître pour affirmer que, si on le poussoit à bout, il prendroit une opiniâtreté invincible: souvenons-nous de la ligue et de la fronde. Tant que ses maux ne seront pas insupportables, il ne se vengera que par des couplets et des bons-mots: il ne parlera pas dans les lieux publics; mais il se dédommagera amplement dans le secret des maisons.

      Paris vit dans l' ignorance des faits historiques les plus importans à méditer. Cette ville a oublié que les anglois y commanderent dans le quinzieme siecle; que Marlborough, dans ce siecle même, ayant forcé les lignes de Villars près de Bouchain, s' étoit frayé le chemin de la capitale; que le sort heureux d' une bataille avoit préservé le chef-lieu de la souveraineté. Il n' a point d' idée plus juste de Londres que de Pékin.

 
Chapitre XXVI
Des parfaits badauds.


      D' où vient le sobriquet de badaud qu' on applique aux parisiens? Est-ce pour avoir battu le dos des normands? Est-ce à raison de l' ancienne porte Baudaye ou Badaye, ou du caractere du parisien, qui s' amuse de tout? Quelle que soit l' étymologie, on veut dire que le parisien qui ne quitte pas ses foyers, n' a vu le monde que par un trou; qu' il s' extasie sur tout ce qui est étranger, et que son admiration porte je ne sais quoi de niais et de ridicule. Pour se moquer à la fois de l' ignorance et de l' indolence de certains parisiens qui n' ont jamais sorti de chez eux que pour aller en nourrice et pour en revenir, qui n' osent se hasarder à quitter les vues coutumieres du pont-neuf et de la samaritaine, et qui prennent pour des endroits fort éloignés les pays les plus voisins, un auteur a fait, il y a vingt ans, une petite brochure intitulée: le voyage de Paris à Saint-Cloud par mer, et le retour de Saint-Cloud à Paris par terre. J' en donnerai ici un petit extrait.

      «Le parisien qui entreprend ce long voyage, prend toute sa garde-robe, se munit de provisions, fait ses adieux à ses amis et parens. Après avoir offert sa priere à tous les saints, et s' être recommandé spécialement à son ange gardien, il prend la galiote; c' est pour lui un vaisseau de haut-bord. étourdi de la rapidité du bateau, il s' informe s' il ne rencontrera pas bientôt la compagnie des Indes; il estime que les échelles des blanchisseuses de Chaillot sont les échelles du levant; il se regarde comme éloigné de sa patrie, songe à la rue trousse-vache, et verse des larmes. Là, contemplant les vastes mers, il s' étonne que la morue soit si chere à Paris; il cherche des yeux le cap de-Bonne-Espérance; et quand il apperçoit la fumée ondoyante et rouge de la verrerie de Sêve, il s' écrie, voilà le mont Vésuve, dont on m' a parlé.

      Arrivé à Saint-Cloud, il entend la messe en actions de graces, écrit à sa chere mere toutes ses craintes et ses désastres; notamment que, s' étant assis sur un amas de cordages nouvellement goudronnés, sa belle culotte de velours s' y est comme incorporée, et qu' il n' a pu se relever qu' après en avoir abandonné des fragmens considérables. Il conçoit à S Cloud l' idée sublime de l' étendue de la terre, et il entrevoit que la nature vivante et animée peut s' étendre au-delà des barrieres de Paris.

      Le retour par terre est sur le même ton. Le parisien stupéfait et ravi, apprend que le hareng et la morue ne se pêchent point dans la riviere de Seine: il croyoit que le bois de Boulogne étoit l' ancienne forêt où habitoient les druides, il est détrompé. Il avoit pris le mont Valérien pour le véritable Calvaire, où Jésus-Christ avoit répandu son sang précieux; on le désabuse; il juge savamment qu' il est encore parmi des catholiques, puisqu' il apperçoit des clochers, et que sa foi n' est conséquemment pas en danger. Il voit passer un cerf et un faon, et voilà le premier pas qu' il fait dans l' histoire naturelle. On lui annonce Madrid: la capitale d' Espagne, répond-il vivement?

      On lui dit que ce n' est pas là le château où François Ier fut prisonnier; il s' étonne du rapport, et cette singularité exerce toute son intelligence.

      Il est toujours bon patriote, et ne renie point son pays; car il annonce à tous ceux qu' il rencontre, qu' il est né natif de Paris; que sa mere vend des étoffes de soie à la barbe d' or, et qu' il a pour cousin un notaire.

      Il rentre dans sa famille; on le reçoit avec des acclamations; ses tantes, qui depuis vingt ans n' ont été aux tuileries, admirent son courage, et le regardent comme le plus hardi et le plus intrépide voyageur.»

      Tel est ce badinage, qui dans son tems eut du succès, parce qu' il peint d' après nature l' imbécillité native d' un véritable parisien. Ajoutons que, quand il revient dans ses foyers, il lui manque encore une grande connoissance; car on ne peut pas tout apprendre: il ne sait pas démêler dans un champ l' orge d' avec l' avoine et le lin d' avec le millet.

      J' ai vu d' honnêtes bourgeois, d' ailleurs instruits des pieces de théatre et bons raciniens, qui d' après les estampes et les statues croyoient fermement à l' existence des syrenes, des sphinx, des licornes et du phénix: ils me disoient, nous avons vu dans un cabinet des cornes de licornes. Il a fallu leur apprendre que c' étoit la dépouille d' un poisson de mer; et c' est ainsi qu' il faut aux parisiens, non leur donner de l' esprit, mais leur désenseigner la sottise, comme dit Montaigne.

      Ce benêt qu' on fit lever de grand matin pour voir passer l' équinoxe porté sur un nuage, c' était un parisien.

 
Chapitre XXVII
Petites bourgeoises.


      Faire l' amour à une fille, en style bourgeois, c' est la rechercher en mariage. Un garçon se présente le dimanche après vêpres, et joue une partie de mouche. Il perd et ne murmure pas; il demande la permission de revenir, elle lui est accordée devant la fille qui fait la petite bouche. Le dimanche suivant, il arrange une partie de promenade, pour peu qu' il fasse beau. Déclaré épouseur, il a la liberté d' entretenir sa future à cinquante pas géométriques devant les parens. à l' issue d' un petit bois, se fait l' importante déclaration, qui ne surprend point la belle. Le prétendu est toujours bien frisé et d' une humeur charmante; aussi la fille parvient-elle à l' aimer un peu. Puis elle sait que le mariage est pour elle la seule porte de liberté. Toute la maison ne parle devant l' épouseur que de la vertu intacte, qui regne de tems immémorial dans la famille. Mais il survient un petit inconvénient. Les parens du garçon ont trouvé un parti plus avantageux: on rompt ses habitudes. La fille est piquée, mais elle se console. C' est pour la troisieme fois que cela lui arrive; et forte des leçons de sa mere, elle s' arme d' une noble fierté contre les infideles.

      Quelques autres se présentent; mais l' histoire du contrat fait toujours obstacle. Cependant la fille court sur son vingt et unieme; il n' y a plus à balancer, il faut que le pere se décide, car il sait que marchandise gardée perd de son prix, sans compter les accidens.

      La fille devient boudeuse; le premier qui vient faire des propositions est accepté. En trois semaines on bâcle l' affaire. La fille aura le plaisir de dire qu' elle a été recherchée au moins par cinq partis; mais elle n' ajoutera pas qu' elle a été remerciée par quatre. Les parens qui raisonnent, trouvent qu' elle est encore assez jeune pour amener à la maison une foule de marmots qu' il faudra tenir sur les fonts de baptême.

      La mere, jalouse de sa fille depuis qu' elle est grande, voulant la marier pour se défaire d' elle, et ne pas la marier pour prolonger son autorité, endoctrine son gendre, lui peint sa fille comme une étourdie, n' ayant aucune de ses qualités personnelles, et demandant à être surveillée par les yeux attentifs d' une mere. Elle s' offre à diriger les affaires du ménage.

      Le gendre ne sait pas que Juvenal a dit en latin: si vous voulez avoir la paix dans la maison, ne souffrez pas que votre belle-mere y donne des conseils. Il est tout étonné de voir la discorde au bout de trois mois se déclarer entre la mere et la fille. Le mari prend le parti de sa femme, renvoie sa belle-mere, et conte son chagrin à tout le quartier. La belle-mere a parlé de son côté; les avis sont partagés. On se raccommode au second enfant; les larmes coulent de part et d' autre; les voisins sont édifiés, et la boutique prospere. C' est en vieillissant que la mere oublie un pouvoir qu' elle vouloit pousser trop loin. Elle fait ligue alors avec sa fille contre son gendre qu' elle ménage et qu' elle n' aime point. Ses petits-enfans sont charmans, spirituels; mais ils ne tiendront, dit-elle fréquemment, que du grand-pere et de la grand-mere.

      Au reste il faut beaucoup de courage et de vertu dans une petite bourgeoise, pour qu' elle n' envie pas secrétement l' opulence et l' éclat de telle courtisanne, qu' elle voit parée et dans l' abondance. Elle seroit bien fâchée d' être une fille entretenue; mais elle soupire quelquefois en songeant à la liberté qu' elles ont de prendre et de choisir des amans. Il n' y a point de vertu sans combat. La petite bourgeoise qui combat et triomphe mérite l' estime publique. Aussi en sont-elles réellement plus jalouses dans ce rang que dans tout autre.

 
Chapitre XXVIII
Jeune mariée.


      Cléon rencontre Damis, l' embrasse, l' étouffe et lui dit: je suis le plus heureux des hommes; j' épouse une jeune fille qui sort du couvent, et qui n' a vu, pour ainsi dire, que moi. Elle porte sur son front l' empreinte de la douceur et de la bonté. Rien de plus ingénu, de plus naïf et de plus modeste; ses yeux craignent de rencontrer les regards que sa beauté fixe sur elle. Quand elle parle, une aimable rougeur colore son visage; et cette timidité est un nouveau charme, parce que je suis sûr qu' elle naît de la pudeur, et non de la médiocrité d' esprit. Les malheurs qui affligent l' humanité la trouvent sensible, et elle ne sauroit en entendre le récit sans se trouver presque mal. Qu' il est doux de lui voir répandre des larmes sur les infortunes d' autrui! Il n' y a point d' ame plus sensible, plus douce, plus aimante; elle ne vivra, elle ne respirera que pour moi; elle chérira ses devoirs, et je serai le plus fortuné des maris.

      Cléon épouse. Au bout de six mois Cléon rencontre le même Damis, et ne lui dit rien de sa femme: Damis apprend que cet ange marié, qui n' a plus besoin de se contraindre, a remplacé la modestie par la fierté, la timidité par la hardiesse, et que si elle rougit encore quelquefois, c' est d' orgueil ou de dépit: il apprend qu' elle a déjà son appartement séparé; qu' elle est en société avec la marquise, la baronne, la présidente; qu' elle a pris leurs maximes hautaines et dédaigneuses; qu' elle persiffle son mari, et qu' à la moindre contradiction elle s' emporte et le peint comme un jaloux, un brutal, un avare.

      Elle ne se leve qu' à deux ou trois heures après midi, et se couche à six heures du matin; elle sort à cinq heures. On la cite comme enjouée et aimable dans la liberté du souper. On ne sait pas au juste quel est son amant, et c' est ce qui désespere sur-tout son mari. Il est réduit à souhaiter qu' elle en ait un, parce qu' il pourroit du moins par son moyen lui faire entendre raison sur des choses qui intéressent leur fortune, ce point capital, et qui aujourd'hui subjugue tout le reste. Elle adresse la parole à son époux dans les assemblées générales et lui sourit; mais elle est des semaines entieres à la maison sans lui parler et sans le voir. Toutes les femmes s' empressent à dire qu' elle vit décemment, et que son mari doit s' estimer heureux d' avoir une femme aussi sage.

 
Chapitre XXIX
Le parisien en province.


      Quand un parisien a quitté Paris, alors il ne cesse en province de parler de la capitale. Il rapporte tout ce qu' il voit à ses usages et à ses coutumes; il affecte de trouver ridicule ce qui s' en écarte; il veut que tout le monde réforme ses idées pour lui plaire et l' amuser. Il parle de la cour comme s' il la connoissoit; des hommes de lettres comme s' ils étoient ses amis; des sociétés comme s' il y avoit donné le ton. Il connoît aussi les ministres, les hommes en place. Il y jouit d' un crédit considérable; son nom est cité. Il n' y a enfin de savoir, de génie, de politesse qu' à Paris.

      Il aventure de pareils propos devant des personnes qui ont du sens et des années. Il faut qu' il prenne tous ceux qui l' écoutent pour des sots, ou que la manie de parler avantageusement de soi l' aveugle sur l' extrême facilité que l' on auroit à relever ses erreurs et ses mensonges; mais il s' imagine se donner du relief, en ne vantant que Paris et la cour.

      Le vers fameux: elle a d' assez beaux yeux pour des yeux de province, le parisien l' applique à son insu à tout ce qui n' est pas dans sa sphere; il diroit volontiers à Bordeaux et à Nantes: mais la Garonne et la Loire sont d' assez beaux fleuves pour des fleuves de province.
 
 
 
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