B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A
           
  Voltaire
1694 - 1778
     
   


D i c t i o n n a i r e
p h i l o s o p h i q u e ,
p o r t a t i f


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     A M E .

     Ce serait une belle chose de voir son âme. Connais-toi toi-même est un excellent précepte, mais il n'appartient qu'à Dieu de le mettre en pratique: quel autre que lui peut connaître son essence?
     Nous appelons âme ce qui anime. Nous n'en savons guère davantage, grâce aux bornes de notre intelligence. Les trois quarts du genre humain ne vont pas plus loin, et ne s'embarrassent pas de l'être pensant; l'autre quart cherche; personne n'a trouvé ni ne trouvera.
     Pauvre philosophe, tu vois une plante qui végète, et tu dis végétation, ou âme végétative. Tu remarques que les corps ont et donnent du mouvement, et tu dis force; tu vois ton chien de chasse apprendre sous toi son métier, et tu cries instinct, âme sensitive; tu as des idées combinées, et tu dis esprit.
     Mais, de grâce, qu'entends-tu par ces mots? Cette fleur végète, mais y a-t-il un être réel qui s'appelle végétation? Ce corps en pousse un autre, mais possède-t-il en soi un être distinct qui s'appelle force? Ce chien te rapporte une perdrix, mais y a-t-il un être qui s'appelle instinct? Ne rirais-tu pas d'un raisonneur (eût-il été précepteur d'Alexandre) qui te dirait: «;Tous les animaux vivent, donc il y a dans eux un être, une forme substantielle qui est la vie?»;
     Si une tulipe pouvait parler, et qu'elle te dît: «;Ma végétation et moi nous sommes deux êtres joints évidemment ensemble»;, ne te moquerais-tu pas de la tulipe?
     Voyons d'abord ce que tu sais, et de quoi tu es certain: que tu marches avec tes pieds; que tu digères par ton estomac: que tu sens par tout ton corps, et que tu penses par ta tête. Voyons si ta seule raison a pu te donner assez de lumières pour conclure sans un secours surnaturel que tu as une âme.
     Les premiers philosophes, soit chaldéens, soit égyptiens, dirent: «;Il faut qu'il y ait en nous quelque chose qui produise nos pensées; ce quelque chose doit être très subtil; c'est un souffle, c'est du feu, c'est de l'éther, c'est une quintessence, c'est un simulacre léger, c'est une entéléchie, c'est un nombre, c'est une harmonie.»; Enfin, selon le divin Platon, c'est un composé du même et de l'autre. «;Ce sont des atomes qui pensent en nous»;, a dit Épicure après Démocrite. Mais, mon ami, comment un atome pense-t-il? avoue que tu n'en sais rien.
     L'opinion à laquelle on doit s'attacher sans doute, c'est que l'âme est un être immatériel; mais certainement vous ne concevez pas ce que c'est que cet être immatériel. «;Non, répondent les savants, mais nous savons que sa nature est de penser.»; Et d'où le savez-vous? «;Nous le savons, parce qu'il pense.»; O savants! j'ai bien peur que vous ne soyez aussi ignorants qu'Épicure: la nature d'une pierre est de tomber, parce qu'elle tombe; mais je vous demande qui la fait tomber.
     «;Nous savons, poursuivent-ils, qu'une pierre n'a point d'âme.»; D'accord, je le crois comme vous. «Nous savons qu'une négation et une affirmation ne sont point divisibles, ne sont point des parties de la matière.» Je suis de votre avis. Mais la matière, à nous d'ailleurs inconnue, possède des qualités qui ne sont pas matérielles, qui ne sont pas divisibles; elle a la gravitation vers un centre, que Dieu lui a donnée. Or cette gravitation n'a point de parties, n'est point divisible. La force motrice des corps n'est pas un être composé de parties. La végétation des corps organisés, leur vie, leur instinct, ne sont pas non plus des êtres à part, des êtres divisibles; vous ne pouvez pas plus couper en deux la végétation d'une rose, la vie d'un cheval, l'instinct d'un chien, que vous ne pouvez couper en deux une sensation, une négation, une affirmation. Votre bel argument, tiré de l'indivisibilité de la pensée, ne prouve donc rien du tout.
     Qu'appelez-vous donc votre âme? Quelle idée en avez-vous? Vous ne pouvez par vous-même, sans révélation, admettre autre chose en vous qu'un pouvoir à vous inconnu de sentir, de penser.
     A présent, dites-moi de bonne foi, ce pouvoir de sentir et de penser est-il le même que celui qui vous fait digérer et marcher? Vous m'avouez que non, car votre entendement aurait beau dire à votre estomac: Digère, il n'en fera rien s'il est malade; en vain votre être immatériel ordonnerait à vos pieds de marcher, ils resteront là s'ils ont la goutte.
     Les Grecs ont bien senti que la pensée n'avait souvent rien à faire avec le jeu de nos organes; ils ont admis pour ces organes une âme animale, et pour les pensées une âme plus fine, plus subtile, un νοῦς.
     Mais voilà cette âme de la pensée qui, en mille occasions, a l'intendance sur l'âme animale. L'âme pensante commande à ses mains de prendre, et elles prennent. Elle ne dit point à son coeur de battre, à son sang de couler, à son chyle de se former; tout cela se fait sans elle: voilà deux âmes bien embarrassées et bien peu maîtresses à la maison.
     Or cette première âme animale n'existe certainement point, elle n'est autre chose que le mouvement de vos organes. Prends garde, ô homme! que tu n'as pas plus de preuve par ta faible raison que l'autre âme existe. Tu ne peux le savoir que par la foi. Tu es né, tu vis, tu agis, tu penses, tu veilles, tu dors, sans savoir comment. Dieu t'a donné la faculté de penser, comme il t'a donné tout le reste; et s'il n'était pas venu t'apprendre dans les temps marqués par sa providence que tu as une âme immatérielle et immortelle, tu n'en aurais aucune preuve.
     Voyons les beaux systèmes que ta philosophie a fabriqués sur ces âmes.
     L'un dit que l'âme de l'homme est partie de la substance de Dieu même; l'autre, qu'elle est partie du grand tout; un troisième, qu'elle est créée de toute éternité; un quatrième, qu'elle est faite et non créée; d'autres assurent que Dieu les forme à mesure qu'on en a besoin, et qu'elles arrivent à l'instant de la copulation. «Elles se logent dans les animalcules séminaux, crie celui-ci; - Non, dit celui-là, elles vont habiter dans les trompes de Fallope. - Vous avez tous tort, dit un survenant: l'âme attend six semaines que le foetus soit formé, et alors elle prend possession de la glande pinéale; mais si elle trouve un faux germe, elle s'en retourne, en attendant une meilleure occasion.» La dernière opinion est que sa demeure est dans le corps calleux; c'est le poste que lui assigne La Peyronie; il fallait être premier chirurgien du roi de France pour disposer ainsi du logement de l'âme. Cependant son corps calleux n'a pas fait la même fortune que ce chirurgien avait faite.
     Saint Thomas, dans sa question 75e et suivantes, dit que l'âme est une forme subsistante per se, qu'elle est toute en tout, que son essence diffère de sa puissance, qu'il y a trois âmes végétatives, savoir, la nutritive, l'augmentative, la générative; que la mémoire des choses spirituelles est spirituelle, et la mémoire des corporelles est corporelle; que l'âme raisonnable est une forme «immatérielle quant aux opérations, et matérielle quant à l'être.» Saint Thomas a écrit deux mille pages de cette force et de cette clarté; aussi est-il l'ange de l'école.
     On n'a pas fait moins de systèmes sur la manière dont cette âme sentira quand elle aura quitté son corps avec lequel elle sentait; comment elle entendra sans oreilles, flairera sans nez, et touchera sans main; quel corps ensuite elle reprendra, si c'est celui qu'elle avait à deux ans ou à quatre-vingts; comment le moi, l'identité de la même personne subsistera; comment l'âme d'un homme devenu imbécile à l'âge de quinze ans, et mort imbécile à l'âge de soixante et dix, reprendra le fil des idées qu'elle avait dans son âge de puberté; par quel tour d'adresse une âme dont la jambe aura été coupée en Europe, et qui aura perdu un bras en Amérique, retrouvera cette jambe et ce bras, lesquels, ayant été transformés en légumes, auront passé dans le sang de quelque autre animal. On ne finirait point si on voulait rendre compte de toutes les extravagances que cette pauvre âme humaine a imaginées sur elle-même.
     Ce qui est très singulier, c'est que dans les lois du peuple de Dieu il n'est pas dit un mot de la spiritualité et de l'immortalité de l'âme, rien dans le Décalogue, rien dans le Lévitique ni dans le Deutéronome.
     Il est très certain, il est indubitable que Moïse en aucun endroit ne propose aux Juifs des récompenses et des peines dans une autre vie, qu'il ne leur parle jamais de l'immortalité de leurs âmes, qu'il ne leur fait point espérer le ciel, qu'il ne les menace point des enfers: tout est temporel.
     Il leur dit avant de mourir, dans son Deutéronome: «Si, après avoir eu des enfants et des petits-enfants, vous prévariquez, vous serez exterminés du pays, et réduits à un petit nombre dans les nations.
     «Je suis un Dieu jaloux, qui punis l'iniquité des pères jusqu'à la troisième et quatrième génération.
     «Honorez père et mère afin que vous viviez longtemps.
     «Vous aurez de quoi manger sans en manquer jamais.
     «Si vous suivez des dieux étrangers, vous serez détruits...
     «Si vous obéissez, vous aurez de la pluie au printemps; et en automne, du froment. de l'huile, du vin, du foin pour vos bêtes, afin que vous mangiez et que vous soyez soûls.
     «Mettez ces paroles dans vos coeurs, dans vos mains, entre vos yeux, écrivez-les sur vos portes, afin que vos jours se multiplient.
     «Faites ce que je vous ordonne, sans y rien ajouter ni retrancher.
     «S'il s'élève un prophète qui prédise des choses prodigieuses, si sa prédiction est véritable, et si ce qu'il a dit arrive, et s'il vous dit: «Allons, suivons des dieux étrangers...», tuez-le aussitôt, et que tout le peuple frappe après vous.
     «Lorsque le Seigneur vous aura livré les nations, égorgez tout sans épargner un seul homme, et n'ayez aucune pitié de personne.
     «Ne mangez point des oiseaux impurs, comme l'aigle, le griffon, l'ixion, etc.
     «Ne mangez point des animaux qui ruminent et dont l'ongle n'est point fendu, comme chameau, lièvre, porc-épic, etc.
     «En observant toutes les ordonnances, vous serez bénis dans la ville et dans les champs; les fruits de votre ventre, de votre terre, de vos bestiaux, seront bénis...
     «Si vous ne gardez pas toutes les ordonnances et toutes les cérémonies, vous serez maudits dans la ville et dans les champs... vous éprouverez la famine, la pauvreté: vous mourrez de misère, de froid, de pauvreté, de fièvre; vous aurez la rogne, la gale, la fistule... vous aurez des ulcères dans les genoux et dans le gras des jambes.
     «L'étranger vous prêtera à usure, et vous ne lui prêterez point à usure... parce que vous n'aurez pas servi le Seigneur.
     «Et vous mangerez le fruit de votre ventre, et la chair de vos fils et de vos filles, etc.»
     Il est évident que dans toutes ces promesses et dans toutes ces menaces il n'y a rien que de temporel, et qu'on ne trouve pas un mot sur l'immortalité de l'âme et sur la vie future.
     Plusieurs commentateurs illustres ont cru que Moïse était parfaitement instruit de ces deux grands dogmes; et ils le prouvent par les paroles de Jacob, qui, croyant que son fils avait été dévoré par les bêtes, disait dans sa douleur: «Je descendrai avec mon fils dans la fosse, in infernum, dans l'enfer»; c'est-à-dire je mourrai, puisque mon fils est mort.
     Ils le prouvent encore par des passages d'Isaïe et d'Ézéchiel; mais les Hébreux auxquels parlait Moïse ne pouvaient avoir lu ni Ézéchiel ni Isaïe, qui ne vinrent que plusieurs siècles après.
     Il est très inutile de disputer sur les sentiments secrets de Moïse. Le fait est que dans les lois publiques il n'a jamais parlé d'une vie à venir, qu'il borne tous les châtiments et toutes les récompenses au temps présent. S'il connaissait la vie future, pourquoi n'a-t-il pas expressément étalé ce dogme? et s'il ne l'a pas connue, quel était l'objet et l'étendue de sa mission? C'est une question que font plusieurs grands personnages; ils répondent que le Maître de Moïse et de tous les hommes se réservait le droit d'expliquer dans son temps aux Juifs une doctrine qu'ils n'étaient pas en état d'entendre lorsqu'ils étaient dans le désert.
     Si Moïse avait annoncé le dogme de l'immortalité de l'âme, une grande école des Juifs ne l'aurait pas toujours combattue; cette grande école des saducéens n'aurait pas été autorisée dans l'État; les saducéens n'auraient pas occupé les premières charges; on n'aurait pas tiré de grands pontifes de leur corps.
     Il paraît que ce ne fut qu'après la fondation d'Alexandrie, que les Juifs se partagèrent en trois sectes: les pharisiens, les saducéens, et les esséniens. L'historien Josèphe. qui était pharisien, nous apprend, au livre XIII de ses Antiquités, que les pharisiens croyaient la métempsycose; les saducéens croyaient que l'âme périssait avec le corps; les esséniens, dit encore Josèphe, tenaient les âmes immortelles: les âmes, selon eux, descendaient en forme aérienne dans les corps, de la plus haute région de l'air; elles y sont reportées par un attrait violent, et après la mort celles qui ont appartenu à des gens de bien demeurent au delà de l'Océan, dans un pays où il n'y a ni chaud ni froid, ni vent ni pluie. Les âmes des méchants vont dans un climat tout contraire. Telle était la théologie des Juifs.
     Celui qui seul devait instruire tous les hommes, vint condamner ces trois sectes; mais sans lui nous n'aurions jamais pu rien connaître de notre âme, puisque les philosophes n'en ont jamais eu aucune idée déterminée, et que Moïse, seul vrai législateur du monde avant le nôtre, Moïse, qui parlait à Dieu face à face et qui ne le voyait que par derrière, a laissé les hommes dans une ignorance profonde sur ce grand article. Ce n'est donc que depuis dix-sept cents ans qu'on est certain de l'existence de l'âme et de son immortalité.
     Cicéron n'avait que des doutes; son petit-fils et sa petite-fille purent apprendre la vérité des premiers Galiléens qui vinrent à Rome.
     Mais avant ce temps-là, et depuis dans tout le reste de la terre où les apôtres ne pénétrèrent pas, chacun devait dire à son âme: «Qui es-tu? d'où viens-tu? que fais-tu? où vas-tu? Tu es je ne sais quoi, pensant et sentant, et quand tu sentirais et penserais cent mille millions d'années, tu n'en sauras jamais davantage par tes propres lumières, sans le secours d'un Dieu.»
     O homme! ce Dieu t'a donné l'entendement pour te bien conduire, et non pour pénétrer dans l'essence des choses qu'il a créées.