B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A
           
  Voltaire
1694 - 1778
     
   


D i c t i o n n a i r e
p h i l o s o p h i q u e ,
p o r t a t i f


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     A M O U R   N O M M É   S O C R A T I Q U E .

     Comment s'est-il pu faire qu'un vice, destructeur du genre humain, s'il était général, qu'un attentat infâme contre la nature, soit pourtant si naturel? Il paraît être le dernier degré de la corruption réfléchie, et cependant il est le partage ordinaire de ceux qui n'ont pas encore eu le temps d'être corrompus. Il est entré dans des coeurs tout neufs, qui n'ont connu encore ni l'ambition, ni la fraude, ni la soif des richesses; c'est la jeunesse aveugle qui, par un instinct mal démêlé, se précipite dans ce désordre au sortir de l'enfance.
     Le penchant des deux sexes l'un pour l'autre se déclare de bonne heure; mais, quoi qu'on ait dit des Africaines et des femmes de l'Asie méridionale, ce penchant est généralement beaucoup plus fort dans l'homme que dans la femme; c'est une loi que la nature a établie pour tous les animaux. C'est toujours le mâle qui attaque la femelle.
     Les jeunes mâles de notre espèce, élevés ensemble, sentant cette force que la nature commence à déployer en eux, et ne trouvant point l'objet naturel de leur instinct, se rejettent sur ce qui lui ressemble. Souvent un jeune garçon, par la fraîcheur de son teint, par l'éclat de ses couleurs, et par la douceur de ses yeux, ressemble pendant deux ou trois ans à une belle fille; si on l'aime, c'est parce que la nature se méprend: on rend hommage au sexe, en s'attachant à ce qui en a les beautés; et, quand l'âge a fait évanouir cette ressemblance, la méprise cesse.

                                                       Citraque juventam
     Aetatis breve ver et primos carpere flores.

                  (Ovide., Mét., X, 84-85.)

     On sait assez que cette méprise de la nature est beaucoup plus commune dans les climats doux que dans les glaces du septentrion, parce que le sang y est plus allumé, et l'occasion plus fréquente: aussi, ce qui ne paraît qu'une faiblesse dans le jeune Alcibiade est une abomination dégoûtante dans un matelot hollandais et dans un vivandier moscovite.
     Je ne puis souffrir qu'on prétende que les Grecs ont autorisé cette licence. On cite le législateur Solon, parce qu'il a dit en deux mauvais vers:

     Tu chériras un beau garçon,
     Tant qu'il n'aura barbe au menton.


Mais en bonne foi, Solon était-il législateur quand il fit ces deux vers ridicules? Il était jeune alors, et quand le débauché fut devenu sage, il ne mit point une telle infamie parmi les lois de sa république; c'est comme si on accusait Théodore de Bèze d'avoir prêché la pédérastie dans son église, parce que, dans sa jeunesse, il fit des vers pour le jeune Candide, et qu'il dit:

     Amplector hunc et illam.

     On abuse du texte de Plutarque, qui, dans ses bavarderies, au Dialogue de l'amour, fait dire à un interlocuteur que les femmes ne sont pas dignes du véritable amour; mais un autre interlocuteur soutient le parti des femmes comme il le doit.
     Il est certain, autant que la science de l'antiquité peut l'être, que l'amour socratique n'etait point un amour infâme: c'est ce nom d'amour qui a trompé. Ce qu'on appelait les amants d'un jeune homme étaient précisément ce que sont parmi nous les menins de nos princes, ce qu'étaient les enfants d'honneur, des jeunes gens attachés à l'éducation d'un enfant distingué, partageant les mêmes études, les mêmes travaux militaires: institution guerrière et sainte dont on abusa comme des fêtes nocturnes et des orgies.
     La troupe des amants instituée par Laïus était une troupe invincible de jeunes guerriers engagés par serment à donner leur vie les uns pour les autres; et c'est ce que la discipline antique a jamais eu de plus beau.
     Sextus Empiricus et d'autres ont beau dire que la pédérastie était recommandé par les lois de la Perse. Qu'ils citent le texte de la loi; qu'ils montrent le code des Persans, et, s'ils le montrent, je ne le croirai pas encore, je dirai que la chose n'est pas vraie, par la raison qu'elle est impossible. Non, il n'est pas dans la nature humaine de faire une loi qui contredit et qui outrage la nature, une loi qui anéantirait le genre humain si elle était observée à la lettre. Que de gens ont pris des usages honteux et tolérés dans un pays pour les lois du pays! Sextus Empiricus, qui doutait de tout, devait bien douter de cette jurisprudence. S'il vivait de nos jours, et qu'il vît deux ou trois jeunes jésuites abuser de quelques écoliers, aurait-il droit de dire que ce jeu leur est permis par les constitutions d'Ignace de Loyola?
     L'amour des garçons était si commun à Rome, qu'on ne s'avisait pas de punir cette fadaise dans laquelle tout le monde donnait tête baissée. Octave-Auguste, ce meurtrier débauché et poltron, qui osa exiler Ovide, trouva très bon que Virgile chantât Alexis et qu'Horace fît de petites odes pour Ligurinus; mais l'ancienne loi Scantinia, qui défend la pédérastie, subsista toujours: l'empereur Philippe la remit en vigueur, et chassa de Rome les petits garçons qui faisaient le métier. Enfin je ne crois pas qu'il y ait jamais eu aucune nation policée qui ait fait des lois contre les moeurs.