B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A
           
  Voltaire
1694 - 1778
     
   


D i c t i o n n a i r e
p h i l o s o p h i q u e ,
p o r t a t i f


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     D I E U .

     Sous l'empire d'Arcadius, Logomachos, théologal de Constantinople, alla en Scythie, et s' arrêta au pied du Caucase, dans les fertiles plaines de Zéphirim, sur les frontières de la Colchide. Le bon vieillard Dondindac était dans sa grande salle basse, entre sa grande bergerie et sa vaste grange; il était à genoux avec sa femme, ses cinq fils et ses cinq filles, ses parents et ses valets, et tous chantaient les louanges de Dieu, après un léger repas. «Que fais-tu là, idolâtre? lui dit Logomachos. - Je ne suis point idolâtre, dit Dondindac. - Il faut bien que tu sois idolâtre, dit Logomachos, puisque tu es Scythe, et que tu n'es pas Grec. Çà, dis-moi, que chantais-tu dans ton barbare jargon de Scythie? - Toutes les langues sont égales aux oreilles de Dieu, répondit le Scythe; nous chantions ses louanges. - Voilà qui est bien extraordinaire, reprit le théologal: une famille scythe qui prie Dieu sans avoir été instruite par nous!» Il engagea bientôt une conversation avec le Scythe Dondindac; car le théologal savait un peu de scythe, et l'autre un peu de grec. On a retrouvé cette conversation dans un manuscrit conservé dans la bibliothèque de Constantinople.
     LOGOMACHOS.
Voyons si tu sais ton catéchisme. Pourquoi pries-tu Dieu?
     DONDINDAC.
C'est qu'il est juste d'adorer l'Étre suprême, de qui nous tenons tout.
     LOGOMACHOS.
Pas mal pour un barbare! Et que lui demandes-tu?
     DONDINDAC.
Je le remercie des biens dont je jouis, et même des maux dans lesquels il m'éprouve; mais je me garde bien de lui rien demander: il sait mieux que nous ce qu'il nous faut, et je craindrais d'ailleurs de demander du beau temps quand mon voisin demanderait de la pluie.
     LOGOMACHOS.
Ah! je me doutais bien qu'il allait dire quelque sottise. Reprenons les choses de plus haut. Barbare, qui t'a dit qu'il y a un Dieu?
     DONDINDAC.
La nature entière.
     LOGOMACHOS.
Cela ne suffit pas. Quelle idée as-tu de Dieu?
     DONDINDAC.
L'idée de mon créateur, de mon maître, qui me récompensera si je fais bien, et qui me punira si je fais mal.
     LOGOMACHOS.
Bagatelles, pauvretés que cela! Venons à l'essentiel. Dieu est-il infini secundum quid, ou selon l'essence?
     DONDINDAC.
Je ne vous entends pas.
     LOGOMACHOS.
Bête brute! Dieu est-il en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu?
     DONDINDAC.
Je n'en sais rien. . . tout comme il vous plaira.
     LOGOMACHOS.
Ignorant! Peut-il faire que ce qui a été n'ait point été, et qu'un bâton n'ait pas deux bouts? Voit-il le futur comme futur ou comme présent? Comment fait-il pour tirer l'être du néant, et pour anéantir l'être?
     DONDINDAC.
Je n'ai jamais examiné ces choses.
     LOGOMACHOS.
Quel lourdaud! Allons, il faut s'abaisser, se proportionner. Dis-moi, mon ami, crois-tu que la matière puisse être éternelle?
     DONDINDAC.
Que m'importe qu'elle existe de toute éternité ou non? Je n'existe pas, moi, de toute éternité. Dieu est toujours mon maître; il m'a donné la notion de la justice, je dois la suivre; je ne veux point être philosophe, je veux être homme.
     LOGOMACHOS.
On a bien de la peine avec ces têtes dures. Allons pied à pied: qu'est-ce que Dieu?
     DONDINDAC.
Mon souverain, mon juge, mon père.
     LOGOMACHOS.
Ce n'est pas là ce que je demande. Quelle est sa nature?
     DONDINDAC.
D'être puissant et bon.
     LOGOMACHOS.
Mais est-il corporel ou spirituel?
     DONDINDAC.
Comment voulez-vous que je le sache?
     LOGOMACHOS.
Quoi! tu ne sais pas ce que c'est qu'un esprit?
     DONDINDAC.
Pas le moindre mot: à quoi cela me servirait-il? En serais-je plus juste? Serais-je meilleur mari, meilleur père, meilleur maître, meilleur citoyen?
     LOGOMACHOS.
Il faut absolument t'apprendre ce que c'est qu'un esprit; écoute: c'est, c'est, c'est. . . Je te dirai cela une autre fois.
     DONDINDAC.
J'ai bien peur que vous me disiez moins ce qu'il est que ce qu'il n'est pas. Permettez-moi de vous faire à mon tour une question. J'ai vu autrefois un de vos temples: pourquoi peignez-vous Dieu avec une grande barbe?
     LOGOMACHOS.
C'est une question très difficile, et qui demande des instructions préliminaires.
     DONDINDAC.
Avant de recevoir vos instructions, il faut que je vous conte ce qui m'est arrivé un jour. Je venais de faire bâtir un cabinet au bout de mon jardin; j'entendis une taupe qui raisonnait avec un hanneton: «Voilà une belle fabrique, disait la taupe; il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. - Vous vous moquez, dit le hanneton, c'est un hanneton tout plein de génie qui est l'architecte de ce bâtiment.» Depuis ce temps-là, j'ai résolu de ne jamais disputer.