BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Pierre Jean de Béranger

1780 - 1857

 

Chansons 1815 - 1829

 

Tome III

 

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LE  CHANT

DU  COSAQUE

 

 

Viens, mon coursier, noble ami du cosaque,

Vole au signal des trompettes du nord.

Prompt au pillage, intrépide à l'attaque,

Prête sous moi des ailes à la mort.

5

L'or n'enrichit ni ton frein ni ta selle;

Mais attends tout du prix de mes exploits.

Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!

Et foule aux pieds les peuples et les rois.

 

La paix, qui fuit, m'abandonne tes guides;

10

La vieille Europe a perdu ses remparts.

Viens de trésors combler mes mains avides;

Viens reposer dans l'asile des arts.

Retourne boire à la Seine rebelle,

Où, tout sanglant, tu t'es lavé deux fois.

15

Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!

Et foule aux pieds les peuples et les rois.

 

Comme en un fort, princes, nobles et prêtres,

Tous assiégés par des sujets souffrants,

Nous ont crié: venez! Soyez nos maîtres;

20

Nous serons serfs pour demeurer tyrans.

J'ai pris ma lance, et tous vont devant elle

Humilier et le sceptre et la croix.

Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!

Et foule aux pieds les peuples et les rois.

 

25

J'ai d'un géant vu le fantôme immense

Sur nos bivouacs fixer un oeil ardent.

Il s'écriait: mon règne recommence!

Et de sa hache il montrait l'occident.

Du roi des huns c'était l'ombre immortelle:

30

Fils d'Attila, j'obéis à sa voix.

Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!

Et foule aux pieds les peuples et les rois.

 

Tout cet éclat dont l'Europe est si fière,

Tout ce savoir qui ne la défend pas,

35

S'engloutira dans les flots de poussière

Qu'autour de moi vont soulever tes pas.

Efface, efface, en ta course nouvelle,

Temples, palais, moeurs, souvenirs et lois.

Hennis d'orgueil, ô mon coursier fidèle!

40

Et foule aux pieds les peuples et les rois.

 

 

LES  HIRONDELLES

 

 

Captif au rivage du maure,

Un guerrier, courbé sous ses fers,

Disait: je vous revois encore,

Oiseaux ennemis des hivers.

5

Hirondelles, que l'espérance

Suit jusqu'en ces brûlants climats,

Sans doute vous quittez la France:

De mon pays ne me parlez-vous pas?

 

Depuis trois ans je vous conjure

10

De m'apporter un souvenir

Du vallon où ma vie obscure

Se berçait d'un doux avenir.

Au détour d'une eau qui chemine

À flots purs, sous de frais lilas,

15

Vous avez vu notre chaumine:

De ce vallon ne me parlez-vous pas?

 

L'une de vous peut-être est née

Au toit où j'ai reçu le jour;

Là d'une mère infortunée

20

Vous avez dû plaindre l'amour.

Mourante, elle croit à toute heure

Entendre le bruit de mes pas;

Elle écoute, et puis elle pleure.

De son amour ne me parlez-vous pas?

 

25

Ma soeur est-elle mariée?

Avez-vous vu de nos garçons

La foule, aux noces conviée,

La célébrer dans leurs chansons?

Et ces compagnons du jeune âge,

30

Qui m'ont suivi dans les combats,

Ont-ils revu tous le village?

De tant d'amis ne me parlez-vous pas?

 

Sur leurs corps l'étranger peut-être

Du vallon reprend le chemin;

35

Sous mon chaume il commande en maître;

De ma soeur il trouble l'hymen.

Pour moi plus de mère qui prie,

Et par-tout des fers ici-bas.

Hirondelles de ma patrie,

40

De ses malheurs ne me parlez-vous pas?

 

 

LES  FILLES

Couplets à un ami que sa femme

venait de rendre père d'une quatrième fille.

 

Quand des filles naissent chez vous

Pour le plaisir de ce monde,

Dites-moi, messieurs les époux,

Pourquoi chacun de vous gronde.

 

5

Aux filles, morbleu! Nous tenons;

Faites-en, faites-en de gentilles:

Qu'elles soient anges ou démons,

Faites des filles;

Nous les aimons.

 

10

Maris, toujours trop occupés,

Que, près des gens qui vous aident,

Aux femmes qui vous ont trompés

Un jour vos filles succèdent.

 

Aux filles, morbleu! Nous tenons;

15

Faites-en, faites-en de gentilles:

Qu'elles soient anges ou démons,

Faites des filles;

Nous les aimons.

 

Pour les pères, pour les amants,

20

Fille d'humeur folle ou sage

Ajoute aux charmes des beaux ans,

Ôte à l'ennui du vieil âge.

 

À leur coeur aussi nous tenons;

Faites-en, faites-en de gentilles:

25

Qu'elles soient anges ou démons,

Faites des filles;

Nous les aimons.

 

Pour Batyle aux fraîches couleurs

Quand Anacréon détonne,

30

Les graces arrachent les fleurs

Dont cet enfant le couronne.

 

Aux filles nous nous en tenons;

Faites-en, faites-en de gentilles:

Qu'elles soient anges ou démons,

35

Faites des filles;

Nous les aimons.

 

Mais pour quatre filles buvons

À toi, mari, qui nous aimes.

Pour nos fils nous te le devons;

40

Que n'est-ce, hélas! Pour nous-mêmes!

 

À vos filles, oui, nous tenons;

Faites-en, faites-en de gentilles:

Qu'elles soient anges ou démons,

Faites des filles;

45

Nous les aimons.

 

 

LE  CACHET,

OU  LETTRE  A  SOPHIE

 

Il vient de toi ce cachet où le lierre

Serpente en or, symbole ingénieux;

Cachet où l'art a gravé sur la pierre

Un jeune amour au doigt mystérieux.

5

Il est sacré: mais en vain, ma Sophie,

À ton amant il offre son secours;

De son pouvoir ma plume se défie.

Plus de secret, même pour les amours!

 

Pourquoi, dis-tu, si loin de ton amie,

10

Quand une lettre adoucit ses regrets,

Pourquoi penser qu'une main ennemie

Brise le dieu qui scelle nos secrets?

Je ne crains point qu'un jaloux en délire,

Jamais, Sophie, à ce crime ait recours.

15

Ce que je crains, je tremble de l'écrire.

Plus de secret, même pour les amours!

 

Il est, Sophie, un monstre à l'oeil perfide,

Qui de Venise ensanglanta les lois;

Il tend la main au salaire homicide,

20

Souffle la peur dans l'oreille des rois;

Il veut tout voir, tout entendre, tout lire;

Cherche le mal et l'invente toujours;

D'un sceau fragile il amollit la cire.

Plus de secret, même pour les amours!

 

25

Ces mots tracés pour toi seule, ô Sophie!

Son oeil affreux avant toi les lira.

Ce qu'au papier ma tendresse confie

Ira grossir un complot qu'il vendra.

Ou bien, dit-il, de ce couple qui s'aime

30

Livrons la vie aux sarcasmes des cours,

Et déridons l'ennui du diadème.

Plus de secret, même pour les amours!

 

Saisi d'effroi, je repousse la plume

Qui de l'absence eût charmé la douleur.

35

Pour le cachet la cire en vain s'allume,

On le rompra; j'aurai fait ton malheur.

Par le grand roi qui trahit La Vallière,

Ce lâche abus fut transmis à nos jours.

Coeurs amoureux, maudissez sa poussière.

40

Plus de secret, même pour les amours!

 

 

LA  JEUNE  MUSE

Réponse à des couplets

qui m'ont été adressés par

mademoiselle, âgée de douze ans.

 

Pour les vers, quoi! Vous quittez

Les plaisirs de votre âge!

Ma muse, que vous flattez,

Aux amours rend hommage.

5

Ce sont aussi des enfants

À la voix séduisante;

Mais, hélas! Vous n'avez que douze ans,

Et moi j'en ai quarante!

 

Pourquoi parler de lauriers?

10

De pleurs on les arrose.

Ce n'est point aux chansonniers

Que la gloire en impose.

La fleur, orgueil du printemps,

Est le prix qui nous tente.

15

Mais, hélas! Vous n'avez que douze ans,

Et moi j'en ai quarante!

 

Jeune oiseau, prenez l'essor;

Égayez le bocage.

Par des chants plus doux encor

20

Brillez dans un autre âge.

De les inspirer je sens

Combien l'espoir m'enchante.

Mais, hélas! Vous n'avez que douze ans,

Et moi j'en ai quarante!

 

25

De me couronner de fleurs,

Oui, vous perdrez l'envie;

Sous des dehors plus flatteurs

Vous verrez le génie.

Puissiez-vous pour mon encens

30

Être alors indulgente!

Mais à peine vous aurez vingt ans

Que j'en aurai cinquante.

 

 

LA  FUITE  DE  L'AMOUR

 

Je vois déja se déployer tes ailes,

Amour, adieu! Mon bel âge est passé.

D'un air moqueur les graces infidèles

Montrent du doigt mon réduit délaissé.

5

S'il fut des jours où j'ai maudit tes armes,

Savais-je, hélas! Que tu m'en punirais?

Ah! Plus, amour, tu nous causes de larmes,

Plus, quand tu fuis, tu laisses de regrets.

 

Je reposais du sommeil de l'enfance

10

Lorsqu'à ta voix mes yeux se sont ouverts;

Dans la beauté j'adorai ta puissance,

Et vins m'offrir de moi-même à tes fers.

Si jeune encor j'ignorais tes alarmes,

Tes sombres feux, le poison de tes traits.

15

Ah! Plus, amour, tu nous causes de larmes,

Plus, quand tu fuis, tu laisses de regrets.

 

Glacé par l'âge, il se peut que j'oublie

Tous les baisers que Rose me donna,

Mais non les pleurs versés pour Eulalie,

20

Non les soupirs perdus près de Nina.

Pour bien aimer l'une avait trop de charmes;

Mes voeux pour l'autre ont dû rester secrets.

Ah! Plus, amour, tu nous causes de larmes,

Plus, quand tu fuis, tu laisses de regrets.

 

25

Fuis donc, amour, ma couche solitaire;

Fuis! Car déja tu souris de pitié.

De mes ennuis pénétrant le mystère,

Les bras tendus, vers moi vient l'amitié.

Pour l'éloigner fais luire encor tes armes:

30

Ses soins sont doux, mais j'en abuserais;

Car plus, amour, tu nous causes de larmes,

Plus, quand tu fuis, tu laisses de regrets.

 

 

L'ANNIVERSAIRE

 

Depuis un an vous êtes née,

Héloïse, le savez-vous?

C'est là votre plus belle année,

Mais l'avenir vous sera doux.

5

Voici des fleurs que l'on vous donne;

Parez-vous-en, et, s'il vous plaît,

Charmante avec cette couronne,

N'allez point en faire un hochet.

 

Un enfant qui ne vieillit guère,

10

Sachant qui vous donna le jour,

Devine que vous saurez plaire;

Vous le connaîtrez, c'est l'amour.

Redoutez-le pour mille causes,

Bien qu'il vous soit frère de lait;

15

Car de votre chapeau de roses

Il voudra se faire un hochet.

 

L'espérance aux ailes brillantes

Sur vous se plaît à voltiger:

De combien de formes riantes

20

Vous dote son prisme léger!

À ses doux songes asservie,

Vous serez heureuse en effet

Si pour chaque âge de la vie

Elle vous réserve un hochet.

 

 

LE  VIEUX  SERGENT  1815

 

 

Près du rouet de sa fille chérie

Le vieux sergent se distrait de ses maux,

Et, d'une main que la balle a meurtrie,

Berce en riant deux petits-fils jumeaux.

5

Assis tranquille au seuil du toit champêtre,

Son seul refuge après tant de combats,

Il dit parfois: «Ce n'est pas tout de naître;

Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas!»

 

Mais qu'entend-il? Le tambour qui résonne:

10

Il voit au loin passer un bataillon.

Le sang remonte à son front qui grisonne;

Le vieux coursier a senti l'aiguillon.

Hélas! Soudain, tristement il s'écrie:

«C'est un drapeau que je ne connais pas.

15

Ah! Si jamais vous vengez la patrie,

Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas!

 

Qui nous rendra, dit cet homme héroïque,

Aux bords du Rhin, à Jemmape, à Fleurus,

Ces paysans, fils de la république,

20

Sur la frontière à sa voix accourus?

Pieds nus, sans pain, sourds aux lâches alarmes,

Tous à la gloire allaient du même pas.

Le Rhin lui seul peut retremper nos armes.

Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas!

 

25

De quel éclat brillaient dans la bataille

Ces habits bleus par la victoire usés!

La liberté mêlait à la mitraille

Des fers rompus et des sceptres brisés.

Les nations, reines par nos conquêtes,

30

Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.

Heureux celui qui mourut dans ces fêtes!

Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas!

 

Tant de vertu trop tôt fut obscurcie.

Pour s'anoblir nos chefs sortent des rangs;

35

Par la cartouche encor toute noircie

Leur bouche est prête à flatter les tyrans.

La liberté déserte avec ses armes;

D'un trône à l'autre ils vont offrir leurs bras;

À notre gloire on mesure nos larmes.

40

Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas!»

 

Sa fille alors, interrompant sa plainte,

Tout en filant lui chante à demi-voix

Ces airs proscrits qui, les frappant de crainte,

Ont en sursaut réveillé tous les rois.

45

«Peuple, à ton tour que ces chants te réveillent:

Il en est temps!» dit-il aussi tout bas.

Puis il répète à ses fils qui sommeillent:

«Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas!»

 

 

LE  PRISONNIER

 

Reine des flots, sur ta barque rapide

Vogue en chantant, au bruit des longs échos.

Les vents sont doux, l'onde est calme et limpide,

Le ciel sourit: vogue, reine des flots.

5

Ainsi chante, à travers les grilles,

Un captif qui voit chaque jour

Voguer la plus belle des filles

Sur les flots qui baignent la tour.

 

Reine des flots, sur ta barque rapide

10

Vogue en chantant, au bruit des longs échos.

Les vents sont doux, l'onde est calme et limpide,

Le ciel sourit: vogue, reine des flots.

Moi, captif à la fleur de l'âge

Dans ce vieux fort inhabité,

15

J'attends chaque jour ton passage

Comme j'attends la liberté.

 

Reine des flots, sur ta barque rapide

Vogue en chantant, au bruit des longs échos.

Les vents sont doux, l'onde est calme et limpide,

20

Le ciel sourit: vogue, reine des flots.

L'eau te réfléchit grande et belle;

Ton sein forme un heureux contour.

À qui ta voile obéit-elle?

Est-ce au zéphyr? Est-ce à l'amour?

 

25

Reine des flots, sur ta barque rapide

Vogue en chantant, au bruit des longs échos.

Les vents sont doux, l'onde est calme et limpide,

Le ciel sourit: vogue, reine des flots.

De quel espoir mon coeur s'enivre!

30

Tu veux m'arracher de ce fort.

Libre par toi, je vais te suivre;

Le bonheur est sur l'autre bord.

 

Reine des flots, sur ta barque rapide

Vogue en chantant, au bruit des longs échos.

35

Les vents sont doux, l'onde est calme et limpide,

Le ciel sourit: vogue, reine des flots.

Tu t'arrêtes, et ma souffrance

Semble mouiller tes yeux de pleurs.

Hélas! Semblable à l'espérance,

40

Tu passes, tu fuis, et je meurs.

 

Reine des flots, sur ta barque rapide

Vogue en chantant, au bruit des longs échos.

Les vents sont doux, l'onde est calme et limpide,

Le ciel sourit: vogue, reine des flots.

45

L'illusion m'est donc ravie!

Mais non: vers moi tu tends la main.

Astre de qui dépend ma vie,

Pour moi tu brilleras demain.

 

Reine des flots, sur ta barque rapide

50

Vogue en chantant, au bruit des longs échos.

Les vents sont doux, l'onde est calme et limpide,

Le ciel sourit: vogue, reine des flots.

 

 

L'ANGE  EXILE

À Corinne De L.

 

Je veux pour vous prendre un ton moins frivole:

Corinne, il fut des anges révoltés.

Dieu sur leur front fait tomber sa parole,

Et dans l'abyme ils sont précipités.

5

Doux, mais fragile, un seul, dans leur ruine,

Contre ses maux garde un puissant secours;

Il reste armé de sa lyre divine.

Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

 

L'enfer mugit d'un effroyable rire

10

Quand, dégoûté de l'orgueil des méchants,

L'ange, qui pleure en accordant sa lyre,

Fait éclater ses remords et ses chants.

Dieu d'un regard l'arrache au gouffre immonde,

Mais ici-bas veut qu'il charme nos jours.

15

La poésie enivrera le monde.

Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

 

Vers nous il vole en secouant ses ailes,

Comme l'oiseau que l'orage a mouillé.

Soudain la terre entend des voix nouvelles;

20

Maint peuple errant s'arrête émerveillé.

Tout culte alors n'étant que l'harmonie,

Aux cieux jamais Dieu ne dit: soyez sourds.

L'autel s'épure aux parfums du génie.

Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

 

25

En vain l'enfer, des clameurs de l'envie,

Poursuit cet ange échappé de ses rangs;

De l'homme inculte il adoucit la vie,

Et sous le dais montre au doigt les tyrans.

Tandis qu'à tout sa voix prêtant des charmes

30

Court jusqu'au pôle éveiller les amours,

Dieu compte au ciel ce qu'il sèche de larmes.

Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

 

Qui peut me dire où luit son auréole?

De son exil Dieu l'a-t-il rappelé?

35

Mais vous chantez, mais votre voix console:

Corinne, en vous l'ange s'est dévoilé.

Votre printemps veut des fleurs éternelles,

Votre beauté de célestes atours:

Pour un long vol vous déployez vos ailes;

40

Ange aux yeux bleus, protégez-moi toujours.

 

 

LA  VERTU  DE  LISETTE

 

Quoi! De la vertu de Lisette

Vous plaisantez, dames de cour!

Eh bien! D'accord: elle est grisette;

C'est de la noblesse en amour.

5

Le barreau, l'église et les armes,

De ses yeux noirs font très grand cas.

Lise ne dit rien de vos charmes;

De sa vertu ne parlons pas.

 

D'avoir fait de riches conquêtes

10

L'osez-vous bien railler encor,

Quand le peuple hébreu dans ses fêtes

Vous voit adorer son veau d'or?

L'empire a, pour plus d'un service,

Long-temps soudoyé vos appas.

15

Lise est mal avec la police;

De sa vertu ne parlons pas.

 

Point de cendre si bien éteinte

Qu'elle n'y retrouve du feu;

Un marquis dont la vie est sainte

20

Veut à la cour la mettre en jeu.

Par elle illustrant son mérite,

Sur les ducs il aura le pas.

Lisette sera favorite;

De sa vertu ne parlons pas.

 

25

Çà, mesdames les dénigrantes,

Si cet honneur vient la trouver,

Vous vous direz de ses parentes,

Vous ferez cercle à son lever.

Mais dût son triomphe et ses suites

30

De joie enfler tous les rabats,

Se confessât-elle aux jésuites,

De sa vertu ne parlons pas.

 

Croyez-moi, beautés monarchiques,

Le mot vertu, dans vos caquets,

35

Ressemble aux grands noms historiques

Que devant vous crie un laquais.

Les échasses de l'étiquette

Guindent bien haut des coeurs bien bas:

De la cour Dieu garde Lisette!

40

De sa vertu ne parlons pas.

 

 

LE VOYAGEUR

 

Le Vieillard.

Voyageur, dont l'âge intéresse,

Quel chagrin flétrit tes beaux jours?

 

Le Voyageur.

Bon vieillard, plaignez ma jeunesse,

En butte aux orages des cours.

 

Le Vieillard.

5

Le sort est injuste sans doute,

Mais n'est pas toujours rigoureux.

Dieu qui m'a placé sur ta route,

Dieu t'offre un ami; sois heureux.

 

Le Voyageur.

Mes maux sont de tristes exemples

10

Du pouvoir des dieux d'ici-bas.

Bientôt le crime aura des temples;

Des palais il doit être las.

 

Le Vieillard.

Prends mon bras, car un long voyage

Endolorit tes pieds poudreux.

15

Comme toi j'errais à ton âge.

Dieu t'offre un ami; sois heureux.

 

Le Voyageur.

Quand j'invoquai dans la tempête

Ce dieu qu'on dit si consolant,

Les poignards levés sur ma tête

20

Portaient gravé son nom sanglant.

 

Le Vieillard.

Te voici dans mon ermitage;

Versons-nous d'un vin généreux.

Hélas! Mon fils aurait ton âge.

Dieu t'offre un ami; sois heureux.

 

Le Voyageur.

25

Non, il n'est point d'être suprême

Qui seul peuple l'immensité,

Et cet univers n'est lui-même

Qu'une grande inutilité.

 

Le Vieillard.

Vois ma fille, à qui ta détresse

30

Arrache un soupir douloureux;

Elle a consolé ma vieillesse.

Dieu t'offre un ami; sois heureux.

 

Le Voyageur.

Dans cette nuit profonde et triste

Ce dieu vient-il guider nos pas?

35

Eh! Qu'importe enfin qu'il existe,

Si pour lui nous n'existons pas?

 

Le Vieillard.

Voici ta couche et ta demeure:

Chasse tes rêves ténébreux.

Tiens-moi lieu du fils que je pleure.

40

Dieu t'offre un ami; sois heureux.

 

L'étranger reste; il plaît, il aime,

Et de fleurs bientôt couronné,

Époux et père, il va lui-même

Dire à plus d'un infortuné:

 

45

«Le sort est injuste sans doute,

Mais n'est pas toujours rigoureux.

Dieu qui m'a placé sur ta route,

Dieu t'offre un ami; sois heureux.»

 

 

MON ENTERREMENT

 

Ce matin, je ne sais comment,

Je vois d'amours ma chambre pleine;

J'étais couché, sans mouvement.

Il est mort, disaient-ils gaîment;

5

De l'inhumer prenons la peine.

Lors je maudis entre mes draps

Ces dieux que j'aimais tant à suivre.

Amis, si j'en crois ces ingrats,

Plaignez-moi; j'ai cessé de vivre.

 

10

De mon vin ils prennent leur part;

Ils caressent ma chambrière:

L'un veut guider le corbillard,

Et l'autre d'un ton nasillard

Me psalmodie une prière.

15

Le plus grave ordonne à l'instant

Vingt galoubets pour mon escorte:

Mais déja la voiture attend.

Plaignez-moi, voilà qu'on m'emporte.

 

Causant, riant, faisant des leurs,

20

Les amours suivent sur deux lignes:

Le drap, où l'argent brille en pleurs,

Porte un verre, un luth et des fleurs,

De mes ordres joyeux insignes.

Maint passant, qui met chapeau bas,

25

Se dit: triste ou gai, tout succombe!

Les amours font hâter le pas.

Plaignez-moi, j'arrive à ma tombe.

 

Mon cortège, au lieu de prier,

Chante là mes vers les plus lestes.

30

Grace au ciseau du marbrier,

Une couronne de laurier

Va d'orgueil enivrer mes restes.

Tout redit ma gloire en ce lieu,

Qui bientôt sera solitaire.

35

Amis, j'allais me croire un dieu:

Plaignez-moi, voilà qu'on m'enterre.

 

Mais d'aventure, en ce moment,

Par-là passait mon infidèle.

Lise m'arrache au monument;

40

Puis encor, je ne sais comment,

Je me sens renaître auprès d'elle.

De la vie et de ses douceurs

Vous qu'à médire l'âge excite,

Vous du monde éternels censeurs,

45

Plaignez-moi; car je ressuscite.

 

 

LE  POETE

DE  COUR  1824

Couplets pour la fête de Marie.

 

On achète

Lyre et musette;

Comme tant d'autres, à mon tour,

Je me fais poëte de cour.

 

5

Te chanter encore, ô Marie!

Non, vraiment je ne l'ose pas.

Ma muse enfin s'est aguerrie,

Et vers la cour tourne ses pas.

Je gage, s'il naît un Voltaire,

10

Qu'on emprunte pour l'acheter.

Prêt à me vendre au ministère,

Pour toi je ne puis plus chanter.

 

On achète

Lyre et musette;

15

Comme tant d'autres, à mon tour,

Je me fais poëte de cour.

 

Ce que je dirais pour te plaire

Ferait rire ailleurs de pitié:

L'amour est notre moindre affaire;

20

Les grands ont banni l'amitié.

On siffle le patriotisme;

Ce qu'on sait le mieux, c'est compter:

J'adresse une ode à l'égoïsme.

Pour toi je ne puis plus chanter.

 

25

On achète

Lyre et musette;

Comme tant d'autres, à mon tour,

Je me fais poëte de cour.

 

Je crains que ta voix ne m'inspire

30

L'éloge des grecs valeureux,

Contre qui l'Europe conspire

Pour ne plus rougir devant eux.

En vain ton ame généreuse

De leurs maux se laisse attrister;

35

Moi je chante l'Espagne heureuse.

Pour toi je ne puis plus chanter.

 

On achète

Lyre et musette;

Comme tant d'autres, à mon tour,

40

Je me fais poëte de cour.

 

Dans mes calculs, dieu! Quel déboire

Si de ton héros je parlais!

Il nous a légué tant de gloire

Qu'on est embarrassé du legs.

45

Lorsque ta main pare son buste

De lauriers qu'on doit respecter,

J'encense une personne auguste.

Pour toi je ne puis plus chanter.

 

On achète

50

Lyre et musette;

Comme tant d'autres, à mon tour,

Je me fais poëte de cour.

 

Pourquoi douter, chère Marie,

Que ton ami change à ce point?

55

Liberté, gloire, honneur, patrie,

Sont des mots qu'on n'escompte point.

Des chants pour toi sont la satire

Des grands que j'apprends à flatter.

Non, quoi que mon coeur veuille dire,

60

Pour toi je ne puis plus chanter.

 

On achète

Lyre et musette;

Comme tant d'autres, à mon tour,

Je me fais poëte de cour.

 

 

OCTAVIE

 

Viens parmi nous, qui brillons de jeunesse,

Prendre un amant, mais couronné de fleurs;

Viens sous l'ombrage, où, libre avec ivresse,

La volupté seule a versé des pleurs.

 

5

Ainsi parlaient des enfants de l'empire

À la beauté dont Tibère est charmé.

Quoi! Disaient-ils, la colombe soupire

Au nid sanglant du vautour affamé!

 

Belle Octavie! à tes fêtes splendides,

10

Dis-nous, la joie a-t-elle jamais lui?

Ton char, traîné par deux coursiers rapides,

Laisse trop loin les amours après lui.

 

Sur un vieux maître, aux romains qu'elle outrage,

Tant d'opulence annonce ton crédit;

15

Mais sous la pourpre on sent ton esclavage;

Et, tu le sais, l'esclavage enlaidit.

 

Marche aux accords des lyres parasites;

Que par les grands tes voeux soient épiés.

Déja, dit-on, nos prêtres hypocrites

20

Ont de leurs dieux mis l'encens à tes pieds.

 

Mais à la cour lis sur tous les visages,

Traîtres, flatteurs, meurtriers, vils faquins.

D'impurs ruisseaux, gonflés par nos orages,

Font déborder cet égout des Tarquins.

 

25

Tendre Octavie, ici rien n'effarouche

Le dieu qui cède à qui mieux le ressent.

Ne livre plus les roses de ta bouche

Aux baisers morts d'un fantôme impuissant.

 

Viens parmi nous, qui brillons de jeunesse,

30

Prendre un amant, mais couronné de fleurs;

Viens sous l'ombrage, où, libre avec ivresse,

La volupté seule a versé des pleurs.

 

Accours ici purifier tes charmes:

Les délateurs respectent nos loisirs.

35

Tous à leur prince ont prédit que nos armes

Se rouilleraient à l'ombre des plaisirs.

 

Sur les coussins où la douleur l'enchaîne,

Quel mal, dis-tu, vous fait ce roi des rois?

Vois-le d'un masque enjoliver sa haine,

40

Pour étouffer notre gloire et nos lois.

 

Vois ce coeur faux, que cherchent tes caresses,

De tous les siens n'aimer que ses aïeux,

Charger de fers les muses vengeresses,

Et par ses moeurs nous révéler ses dieux.

 

45

Peins-nous ses feux, qu'en secret tu redoutes

Quand sur ton sein il cuve son nectar,

Ses feux infects dont s'indignent les voûtes

Où plane encor l'aigle du grand César.

 

Ton sexe faible est oublieux des crimes;

50

Mais dans ces murs ouverts à tant de peurs

N'entends-tu pas des ombres de victimes

Mêler leurs cris à tes soupirs trompeurs?

 

Sur le tyran et sur toi le ciel gronde:

Avec les siens ne confonds plus tes jours.

55

Ah! Trop souvent la liberté du monde

A d'un long deuil affligé les amours.

 

Viens parmi nous, qui brillons de jeunesse,

Prendre un amant, mais couronné de fleurs;

Viens sous l'ombrage, où, libre avec ivresse,

60

La volupté seule a versé des pleurs.

 

 

LES  TROUBADOURS

 

J'entonne sur les troubadours

Un chant dithyrambique.

Malgré goût et logique,

Coulez, vers longs, moyens et courts.

5

Momus sommeille,

Qu'on le réveille;

Gai farfadet, qu'il rie à notre oreille.

Laissons, malgré maux et douleurs,

L'espérance essuyer nos pleurs:

10

Lisette, apporte et du vin et des fleurs.

Narguant des lois sévères,

Troubadours et trouvères

Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

 

Toi, doux rimeur que la beauté

15

Mène par la lisière,

Unis parfois le lierre

Aux roses de la volupté.

Coupe remplie

Par la folie

20

Met en gaîté femme tendre et jolie.

La colombe d'Anacréon,

Dans la coupe de ce barbon,

Buvait d'un vin père de la chanson.

Narguant des lois sévères,

25

Troubadours et trouvères

Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

 

Toi qui fais de religion

Parade à chaque rime,

Qui sur la double cime

30

Fais grimper la procession,

Ta muse en masque

Est lourde et flasque:

Mais qu'un tendron te tire par la basque,

Tu lui souris; et le bon vin

35

Pour toi ne vieillit pas en vain,

Beau joueur d'orgue au service divin.

Narguant des lois sévères,

Troubadours et trouvères

Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

 

40

Toi qui prends Boileau pour psautier,

Du joug je te délie.

Veux-tu, près de Thalie,

De Regnard être l'héritier?

De cette muse

45

Parfois abuse;

Enivre-la; Molière est ton excuse.

Elle naquit sur un tonneau:

Pour lui rendre un éclat nouveau,

Puise la joie au fond de son berceau.

50

Narguant des lois sévères,

Troubadours et trouvères

Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

 

Du romantisme jeune appui,

Descends de tes nuages;

55

Tes torrents, tes orages,

Ceignent ton front d'un pâle ennui.

Mon camarade,

Tiens, bois rasade;

C'est un julep pour ton cerveau malade.

60

Entre naître et mourir, hélas!

Puisqu'on ne fait que quelques pas,

On peut aller de travers ici-bas.

Narguant des lois sévères,

Troubadours et trouvères

65

Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

 

Oui, trouvères et troubadours

Sablaient force champagne.

Mais je bats la campagne,

L'ode et le vin font de ces tours.

70

Le ciel nous dote

D'une marotte

Tour-à-tour grave, et quinteuse et falote.

Le soleil s'est levé joyeux,

Le front barbouillé de vin vieux.

75

Ah! Tout poëte est le jouet des dieux.

Narguant des lois sévères,

Troubadours et trouvères

Au nez des rois vidaient gaîment leurs verres.

 

 

LES  ESCLAVES  GAULOIS  1824

Chanson adressée

à M. Manuel.

 

D'anciens gaulois, pauvres esclaves,

Un soir qu'autour d'eux tout dormait,

Levaient la dîme sur les caves

Du maître qui les opprimait.

5

Leur gaîté s'éveille:

«Ah! Dit l'un d'eux, nous faisons des jaloux.

L'esclave est roi quand le maître sommeille.

Enivrons-nous!

 

Amis, ce vin par notre maître

10

Fut confisqué sur des gaulois

Bannis du sol qui les vit naître

Le jour même où mouraient nos lois.

Sur nos fers qu'il rouille

Le temps écrit l'âge d'un vin si doux.

15

Des malheureux partageons la dépouille.

Enivrons-nous!

 

Savez-vous où gît l'humble pierre

Des guerriers morts de notre temps?

Là plus d'épouses en prière;

20

Là plus de fleurs, même au printemps.

La lyre attendrie

Ne redit plus leurs noms effacés tous.

Nargue du sot qui meurt pour la patrie!

Enivrons-nous!

 

25

La liberté conspire encore

Avec des restes de vertu;

Elle nous dit: voici l'aurore;

Peuple, toujours dormiras-tu?

Déité qu'on vante,

30

Recrute ailleurs des martyrs et des fous.

L'or te corrompt, la gloire t'épouvante.

Enivrons-nous!

 

Oui, toute espérance est bannie;

Ne comptons plus les maux soufferts.

35

Le marteau de la tyrannie

Sur les autels rive nos fers.

Au monde en tutèle,

Dieux tout-puissants, quel exemple offrez-vous!

Au char des rois un prêtre vous attèle.

40

Enivrons-nous!

 

Rions des dieux, sifflons les sages,

Flattons nos maîtres absolus.

Donnons-leur nos fils pour otages:

On vit de honte, on n'en meurt plus.

45

Le plaisir nous venge;

Sur nous du sort il fait glisser les coups.

Traînons gaîment nos chaînes dans la fange.

Enivrons-nous!»

 

Le maître entend leurs chants d'ivresse;

50

Il crie à des valets: «Courez!

Qu'un fouet dissipe l'alégresse

De ces gaulois dégénérés.»

Du tyran qui gronde

Prêts à subir la sentence à genoux,

55

Pauvres gaulois, sous qui trembla le monde,

Enivrons-nous!

 

Envoi.

Cher Manuel, dans un autre âge

Aurais-je peint nos tristes jours?

Ton éloquence et ton courage

60

Nous ont trouvés ingrats et sourds;

Mais pour la patrie

Ta vertu brave et périls et dégoûts,

Et plaint encor l'insensé qui s'écrie:

Enivrons-nous!

 

 

TREIZE  A  TABLE

 

Dieu! Mes amis, nous sommes treize à table,

Et devant moi le sel est répandu.

Nombre fatal! Présage épouvantable!

La mort accourt; je frissonne éperdu.

 

5

Elle apparaît, esprit, fée ou déesse;

Mais, belle et jeune, elle sourit d'abord.

De vos chansons ranimez l'alégresse;

Non, mes amis, je ne crains plus la mort.

 

Bien qu'elle semble invitée à la fête,

10

Qu'elle ait aussi sa couronne de fleurs,

Seul je la vois, seul je vois sur sa tête

D'un arc-en-ciel resplendir les couleurs.

 

Elle me montre une chaîne brisée,

Et sur son sein un enfant qui s'endort.

15

Calmez la soif de ma coupe épuisée;

Non, mes amis, je ne crains plus la mort.

 

«Vois, me dit-elle; est-ce moi qu'il faut craindre?

Fille du ciel, l'espérance est ma soeur.

Dis-moi, l'esclave a-t-il droit de se plaindre

20

De qui l'arrache aux fers d'un oppresseur?

 

Ange déchu, je te rendrai les ailes

Dont ici-bas te dépouilla le sort.»

Enivrons-nous des baisers de nos belles;

Non, mes amis, je ne crains plus la mort.

 

25

«Je reviendrai, poursuit-elle, et ton ame

Ira franchir tous ces mondes flottants,

Tout cet azur, tous ces globes de flamme

Que Dieu sema sur la route du temps.

 

Mais, tant qu'au joug elle rampe asservie,

30

Goûte sans crainte un bonheur sans remord.»

Que le plaisir use en paix notre vie;

Non, mes amis, je ne crains plus la mort.

 

Ma vision passe et fuit tout entière

Aux cris d'un chien hurlant sur notre seuil.

35

Ah! L'homme en vain se rejette en arrière

Lorsque son pied sent le froid du cercueil.

 

Gais passagers, au flot inévitable

Livrons l'esquif qu'il doit conduire au port.

Si Dieu nous compte, ah! Restons treize à table;

40

Non, mes amis, je ne crains plus la mort.

 

 

LAFAYETTE

EN  AMERIQUE

 

Républicains, quel cortège s'avance?

– Un vieux guerrier débarque parmi nous.

– Vient-il d'un roi vous jurer l'alliance?

– Il a des rois allumé le courroux.

5

– Est-il puissant? -seul il franchit les ondes.

– Qu'a-t-il donc fait? -il a brisé des fers.

Gloire immortelle à l'homme des deux mondes!

Jours de triomphe, éclairez l'univers!

 

Européen, par-tout, sur ce rivage

10

Qui retentit de joyeuses clameurs,

Tu vois régner, sans trouble et sans servage,

La paix, les lois, le travail et les moeurs.

Des opprimés ces bords sont le refuge:

La tyrannie a peuplé nos déserts.

15

L'homme et ses droits ont ici Dieu pour juge.

Jours de triomphe, éclairez l'univers!

 

Mais que de sang nous coûta ce bien-être!

Nous succombions; Lafayette accourut,

Montra la France, eut Washington pour maître,

20

Lutta, vainquit, et l'anglais disparut.

Pour son pays, pour la liberté sainte,

Il a depuis grandi dans les revers.

Des fers d'Olmutz nous effaçons l'empreinte.

Jours de triomphe, éclairez l'univers!

 

25

Ce vieil ami que tant d'ivresse accueille,

Par un héros ce héros adopté,

Bénit jadis, à sa première feuille,

L'arbre naissant de notre liberté.

Mais, aujourd'hui que l'arbre et son feuillage

30

Bravent en paix la foudre et les hivers,

Il vient s'asseoir sous son fertile ombrage.

Jours de triomphe, éclairez l'univers!

 

Autour de lui vois nos chefs, vois nos sages,

Nos vieux soldats, se rappelant ses traits;

35

Vois tout un peuple et ces tribus sauvages

À son nom seul sortant de leurs forêts.

L'arbre sacré sur ce concours immense

Forme un abri de rameaux toujours verts:

Les vents au loin porteront sa semence.

40

Jours de triomphe, éclairez l'univers!

 

L'européen, que frappent ces paroles,

Servit des rois, suivit des conquérants:

Un peuple esclave encensait ces idoles;

Un peuple libre a des honneurs plus grands.

45

Hélas! Dit-il, et son oeil sur les ondes

Semble chercher des bords lointains et chers:

Que la vertu rapproche les deux mondes!

Jours de triomphe, éclairez l'univers!

 

 

MAUDIT  PRINTEMPS!

 

Je la voyais de ma fenêtre

À la sienne tout cet hiver:

Nous nous aimions sans nous connaître;

Nos baisers se croisaient dans l'air.

5

Entre ces tilleuls sans feuillage

Nous regarder comblait nos jours.

Aux arbres tu rends leur ombrage;

Maudit printemps! Reviendras-tu toujours?

 

Il se perd dans leur voûte obscure

10

Cet ange éclatant qui là-bas

M'apparut, jetant la pâture

Aux oiseaux un jour de frimas:

Ils l'appelaient, et leur manège

Devint le signal des amours.

15

Non, rien d'aussi beau que la neige!

Maudit printemps! Reviendras-tu toujours?

 

Sans toi je la verrais encore,

Lorsqu'elle s'arrache au repos,

Fraîche comme on nous peint l'aurore

20

Du jour entr'ouvrant les rideaux.

Le soir encor je pourrais dire:

Mon étoile achève son cours;

Elle s'endort, sa lampe expire.

Maudit printemps! Reviendras-tu toujours?

 

25

C'est l'hiver que mon coeur implore:

Ah! Je voudrais qu'on entendît

Tinter sur la vitre sonore

Le grésil léger qui bondit.

Que me fait tout ton vieil empire,

30

Tes fleurs, tes zéphyrs, tes longs jours?

Je ne la verrai plus sourire.

Maudit printemps! Reviendras-tu toujours?

 

 

PSARA

 

Nous triomphons! Allah! Gloire au prophète!

Sur ce rocher plantons nos étendards.

Ses défenseurs, illustrant leur défaite,

En vain sur eux font crouler ses remparts.

5

Nous triomphons, et le sabre terrible

Va de la croix punir les attentats.

Exterminons une race invincible:

Les rois chrétiens ne la vengeront pas.

 

N'as-tu, Chios, pu sauver un seul être

10

Qui vînt ici raconter tous tes maux?

Psara tremblante eût fléchi sous son maître.

Où sont tes fils, tes palais, tes hameaux?

Lorsque la peste en ton île rebelle

Sur tant de morts menaçait nos soldats,

15

Tes fils mourants disaient: n'implorons qu'elle;

Les rois chrétiens ne nous vengeront pas.

 

Mais de Chios recommencent les fêtes;

Psara succombe, et voilà ses soutiens!

Dans le sérail comptez combien de têtes

20

Vont saluer les envoyés chrétiens.

Pillons ces murs! De l'or! Du vin! Des femmes!

Vierges, l'outrage ajoute à vos appas.

Le glaive après purifîra vos ames:

Les rois chrétiens ne vous vengeront pas.

 

25

L'Europe esclave a dit dans sa pensée:

Qu'un peuple libre apparaisse! Et soudain...

Paix! Ont crié d'une voix courroucée

Les chefs que Dieu lui donne en son dédain.

Byron offrait un dangereux exemple;

30

On les a vus sourire à son trépas.

Du Christ lui-même allons souiller le temple:

Les rois chrétiens ne le vengeront pas.

 

À notre rage ainsi rien ne s'oppose;

Psara n'est plus, Dieu vient de l'effacer.

35

Sur ses débris le vainqueur qui repose

Rêve le sang qu'il lui reste à verser.

Qu'un jour Stamboul contemple avec ivresse

Les derniers grecs suspendus à nos mâts!

Dans son tombeau faisons rentrer la Grèce:

40

Les rois chrétiens ne la vengeront pas.

 

Ainsi chantait cette horde sauvage.

Les grecs! S'écrie un barbare effrayé.

La flotte hellène a surpris le rivage,

Et de Psara tout le sang est payé.

45

Soyez unis, ô grecs! Ou plus d'un traître

Dans le triomphe égarera vos pas.

Les nations vous pleureraient peut-être;

Les rois chrétiens ne vous vengeraient pas.

 

 

LE  VOYAGE  IMAGINAIRE

 

L'automne accourt, et sur son aile humide

M'apporte encor de nouvelles douleurs.

Toujours souffrant, toujours pauvre et timide,

De ma gaîté je vois pâlir les fleurs.

5

Arrachez-moi des fanges de Lutèce;

Sous un beau ciel mes yeux devaient s'ouvrir.

Tout jeune aussi, je rêvais à la Grèce;

C'est là, c'est là que je voudrais mourir.

 

En vain faut-il qu'on me traduise Homère,

10

Oui, je fus grec; Pythagore a raison.

Sous Périclès j'eus Athènes pour mère;

Je visitai Socrate en sa prison.

De Phidias j'encensai les merveilles;

De l'Ilissus j'ai vu les bords fleurir.

15

J'ai sur l'Hymète éveillé les abeilles;

C'est là, c'est là que je voudrais mourir.

 

Dieux! Qu'un seul jour, éblouissant ma vue,

Ce beau soleil me réchauffe le coeur!

La liberté, que de loin je salue,

20

Me crie: accours, Thrasybule est vainqueur.

Partons! Partons! La barque est préparée.

Mer, en ton sein garde-moi de périr.

Laisse ma muse aborder au Pirée;

C'est là, c'est là que je voudrais mourir.

 

25

Il est bien doux le ciel de l'Italie,

Mais l'esclavage en obscurcit l'azur.

Vogue plus loin, nocher, je t'en supplie;

Vogue où là-bas renaît un jour si pur.

Quels sont ces flots? Quel est ce roc sauvage?

30

Quel sol brillant à mes yeux vient s'offrir?

La tyrannie expire sur la plage;

C'est là, c'est là que je voudrais mourir.

 

Daignez au port accueillir un barbare,

Vierges d'Athène, encouragez ma voix.

35

Pour vos climats je quitte un ciel avare

Où le génie est l'esclave des rois.

Sauvez ma lyre, elle est persécutée;

Et, si mes chants pouvaient vous attendrir,

Mêlez ma cendre aux cendres de Tyrtée:

40

Sous ce beau ciel je suis venu mourir.

 

 

L'IN-OCTAVO  ET

L'IN-TRENTE-DEUX

 

Quoi, mes couplets, encore une sottise!

Osez-vous bien paraître in-octavo?

Juge, critique, et docteur de l'église,

Vont après vous s'acharner de nouveau.

5

L'in-trente-deux trompait l'oeil du myope,

Mais vos défauts vont être tous sentis:

C'est le ciron vu dans un microscope.

Mieux vous allait de rester tout petits,

Petits, petits, oui, petits, tout petits.

 

10

«Quel trait d'orgueil! Dira la calomnie:

Ferait-on plus pour des alexandrins?

Le chansonnier vise à l'académie,

Et veut au Pinde anoblir ses refrains.»

Viser si haut, malgré cette imposture,

15

N'est point mon fait, je vous en avertis.

Pour conserver vos lettres de roture,

Mieux vous allait de rester tout petits,

Petits, petits, oui, petits, tout petits.

 

Je vois deux sots rendus à leur province:

20

«Messieurs, dit l'un, sifflons le troubadour.

Il veut des croix, et, pour l'offrir au prince,

À son recueil a mis l'habit de cour.

Le roi, dit l'autre, a daigné lui sourire,

Même a trouvé ses vers assez gentils.»

25

Voyez du roi ce que vous ferez dire!

Mieux vous allait de rester tout petits,

Petits, petits, oui, petits, tout petits.

 

L'humble format sut plaire à cette classe

Sur qui les arts sèment trop peu de fleurs;

30

Il se fourrait jusque dans la besace

De l'indigent dont il séchait les pleurs.

À la guinguette instruisant ces recrues,

D'obscurs lauriers j'ai fait large abatis.

Pour rencontrer la gloire au coin des rues,

35

Mieux vous allait de rester tout petits,

Petits, petits, oui, petits, tout petits.

 

Je dois trembler; car moi, qui suis prophète,

Je vois de loin l'oubli fondre sur vous.

De tant d'échos dont la voix vous répète,

40

L'un meurt, puis l'autre, et puis cent, et puis tous.

Déja mon front sent glisser sa couronne;

Comme les miens vos beaux jours sont partis.

Pour disparaître au premier vent d'automne,

Mieux vous allait de rester tout petits,

45

Petits, petits, oui, petits, tout petits.

 

 

COUPLETS  SUR  UN

PORTRAIT  DE  MOI

 

Petit portrait de fantaisie

Mis en tête de mon recueil,

Penses-tu que par courtoisie

Le monde entier te fasse accueil?

5

Tu peux te parer, si tu l'oses,

D'un laurier modeste et discret;

Tu peux te couronner de roses:

Non, non, tu n'es pas mon portrait.

 

Jamais je ne me suis fait peindre:

10

Mais qui donc représentes-tu?

Peut-être un cafard qui sait feindre

Jusqu'au charme de la vertu;

Un petit saint pétri de ruse

Qu'à Montrouge on encenserait.

15

La bonne enseigne pour ma muse!

Non, non, tu n'es pas mon portrait.

 

Ou serais-tu l'auteur tragique

Qui calcula, rima, lima

Maint rôle bien académique

20

Qu'en vain a réchauffé Talma?

Quoi! Parer d'une noble image

Mes petits vers de cabaret!

Pour l'alexandrin quel outrage!

Non, non, tu n'es pas mon portrait.

 

25

Dans ton masque à mine pincée

Est-ce un vil censeur que je vois,

Rat de cave de la pensée

Qu'il confisque au profit des rois?

J'ai de la fraude en pacotille

30

Qu'à la barrière on saisirait:

Tu me tiendras lieu d'estampille.

Non, non, tu n'es pas mon portrait.

 

Mais ta laideur serait la mienne,

Que ta gloire y gagnerait peu;

35

Crains même qu'un prêtre ne vienne

Saintement te livrer au feu.

Dans l'avenir je devrais vivre,

Que de toi l'on se passerait:

Je suis bien mieux peint dans ce livre.

40

Non, non, tu n'es pas mon portrait.

 

 

LE  GRENIER

 

 

Je viens revoir l'asile où ma jeunesse

De la misère a subi les leçons.

J'avais vingt ans, une folle maîtresse,

De francs amis et l'amour des chansons.

5

Bravant le monde et les sots et les sages,

Sans avenir, riche de mon printemps,

Leste et joyeux je montais six étages.

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans!

 

C'est un grenier, point ne veux qu'on l'ignore.

10

Là fut mon lit bien chétif et bien dur;

Là fut ma table; et je retrouve encore

Trois pieds d'un vers charbonnés sur le mur.

Apparaissez, plaisirs de mon bel âge,

Que d'un coup d'aile a fustigés le temps.

15

Vingt fois pour vous j'ai mis ma montre en gage.

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans!

 

Lisette ici doit sur-tout apparaître,

Vive, jolie, avec un frais chapeau:

Déja sa main à l'étroite fenêtre

20

Suspend son schall en guise de rideau.

Sa robe aussi va parer ma couchette;

Respecte, amour, ses plis longs et flottants.

J'ai su depuis qui payait sa toilette.

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans!

 

25

À table un jour, jour de grande richesse,

De mes amis les voix brillaient en choeur,

Quand jusqu'ici monte un cri d'alégresse:

À Marengo Bonaparte est vainqueur!

Le canon gronde; un autre chant commence;

30

Nous célébrons tant de faits éclatants.

Les rois jamais n'envahiront la France.

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans!

 

Quittons ce toit où ma raison s'enivre.

Oh! Qu'ils sont loin ces jours si regrettés!

35

J'échangerais ce qu'il me reste à vivre

Contre un des mois qu'ici Dieu m'a comptés.

Pour rêver gloire, amour, plaisir, folie,

Pour dépenser sa vie en peu d'instants,

D'un long espoir pour la voir embellie,

40

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans!

 

 

L'ECHELLE  DE  JACOB

 

Lorsqu'un patriarche, en dormant,

Vit la plus longue des échelles,

Où, de crainte d'user leurs ailes,

Les anges montaient lestement

5

Jusqu'aux portes du firmament,

Il vit ses fils, quelqu'un l'assure,

Sur l'échelle aussi se hisser,

Croyant qu'au ciel on fait l'usure.

Grand dieu! Le pied va leur glisser!

 

10

De ce cri du fils d'Isaac

Sa race ne tient aucun compte.

À l'échelle chaque hébreu monte,

Fraudant eau-de-vie et tabac,

Des écus rognés dans un sac.

15

Chargés de bijoux et de traites,

Ils vont d'abord, pour commercer,

Aux anges vendre des lorgnettes.

Grand dieu! Le pied va leur glisser!

 

Mais Jacob en voit deux ou trois

20

Dont nos désastres font la gloire.

Un page leur tient l'écritoire:

Ils ont des titres, et, je crois,

Des crachats et même des croix.

Riches de l'or de cent provinces,

25

Sur leur coffre ils ont fait tracer:

«Mont-de-piété pour les princes.»

Grand dieu! Le pied va leur glisser!

 

«Ah! Dit Jacob, des fils si chers

Prouvent que Dieu tient sa promesse.

30

Seuls ils font la hausse et la baisse,

Ont seuls tous les emprunts ouverts;

Mes fils règnent sur l'univers.

C'est la peste à qui rien n'échappe;

Voyez dix rois les caresser.

35

Ils se font bénir par le pape.

Grand dieu! Le pied va leur glisser!

 

«Qui les suit? C'est un cordon bleu

Qu'en frère chacun d'eux embrasse.

Cet homme est-il bien de ma race?

40

Son trois pour cent le prouve un peu,

Mais sandis! n'est pas de l'hébreu.

À mes fils comme il se cramponne!

Quoi! Pour voir le Jourdain hausser

Ils ont assuré la Garonne!

45

Grand dieu! Le pied va leur glisser!»

 

Tandis qu'il les voit à grands pas

Sur l'échelle élever leur course,

Vient Satan qui crie: «À la bourse!

Messieurs, on craint de grands débats.»

50

Bien vite ils regardent en bas.

La tête tourne à la séquelle

Dont l'orgueil est si haut placé:

Le diable a secoué l'échelle.

Grand dieu! Le pied leur a glissé!

 

 

LE  CHAPEAU

DE  LA  MARIEE

 

Demain engagez votre foi;

À l'église allez sans scrupule.

Fille trompeuse, oubliez-moi

Pour un époux riche et crédule.

5

Des roses qui naissaient pour lui

La dîme à tort me fut payée;

Mais en retour j'offre aujourd'hui

Le chapeau de la mariée.

 

Acceptez ces fleurs d'oranger;

10

Qu'à votre voile on les attache.

Sous le joug fier de se ranger,

Que l'époux dise: elle est sans tache.

L'amour se plaint, mais c'est tout bas;

Mais par vous la vierge est priée.

15

Allez, on n'arrachera pas

Le chapeau de la mariée.

 

Quand vos soeurs se partageront

Ces fleurs qu'on dit d'heureux augure,

Les garçons vous déroberont

20

Une plus secrète parure.

La jarretière, pensez-y!

Chez moi vous l'avez oubliée.

Me faudra-t-il la joindre aussi

Au chapeau de la mariée?

 

25

La nuit vient; vous poussez deux cris

Imités de ce cri si tendre

Qu'un jour au coeur le plus épris

Votre innocence a fait entendre.

Le lendemain l'époux cent fois

30

Raconte à la noce égayée

Que l'hymen s'est piqué les doigts

Au chapeau de la mariée.

 

Le voilà trompé ce mari!

Ah! Qu'il le soit bien plus encore.

35

Dieu! Quel fol espoir m'a souri

Quand pour lui l'autel se décore!

Malgré le prêtre et ton serment,

Oui, par tes pleurs justifiée,

Tu viendras payer à l'amant

40

Le chapeau de la mariée.

 

 

LA  METEMPSYCOSE

 

 

Grand partisan de la métempsycose,

En philosophe, hier, sur l'oreiller,

De mes penchants pour connaître la cause,

J'ai mis mon ame en train de babiller.

5

Elle m'a dit: tu me dois un beau cierge,

Car sans mon souffle au néant tu restais;

Mais jusqu'à toi je n'arrivai point vierge.

– Ah! Mon ame, je m'en doutais,

Je m'en doutais, je m'en doutais.

 

10

Je m'en souviens, oui, dit-elle, humble lierre,

J'ai couronné jadis des fronts joyeux;

Puis, échauffant plus subtile matière,

Petit oiseau, je saluai les cieux.

Dans le bocage, auprès des pastourelles,

15

Je voltigeais, je sautais, je chantais;

L'indépendance agrandissait mes ailes.

– Ah! Mon ame, je m'en doutais,

Je m'en doutais, je m'en doutais.

 

Je fus Médor, des chiens le plus habile,

20

Qui, d'un aveugle unique et sûr appui,

Entre ses dents sut prendre une sébile,

Guider son maître et mendier pour lui.

Utile au pauvre, au riche sachant plaire,

Pour nourrir l'un chez l'autre je quêtais.

25

J'ai fait du bien, puisque j'en ai fait faire.

– Ah! Mon ame, je m'en doutais,

Je m'en doutais, je m'en doutais.

 

Puis j'animai la beauté d'une fille.

Que j'étais bien dans ma douce prison

30

Mais de mon gîte on s'empare, on le pille;

Tous les amours y mettent garnison.

En vrais soudards ils y faisaient esclandre;

Et jour et nuit, du coin que j'habitais,

À la maison je voyais le feu prendre.

35

– Ah! Mon ame, je m'en doutais,

Je m'en doutais, je m'en doutais.

 

Sur tes penchants que mon récit t'éclaire;

Mais, dit mon ame, apprends aussi de moi

Qu'au ciel un jour ayant osé déplaire,

40

Pour m'en punir, Dieu m'enferma chez toi.

Veilles, travaux, artifices de femme,

Pleurs, désespoir, et des maux que je tais,

Font qu'un poëte est l'enfer pour une ame.

– Ah! Mon ame, je m'en doutais,

45

Je m'en doutais, je m'en doutais.

 

 

LES  PAUVRES  AMOURS

 

 

Trois douzaines de cupidons,

Qu'une actrice a mis sur la paille,

Hier mendiaient, et la marmaille

Les poursuivait de gais lardons.

5

Chez Lise ils frappent d'un air triste;

Lise répond: nous sommes sourds.

Quoi! Vivrez-vous donc toujours,

Vieux petits culs nus d'amours?

Allez, dieu vous assiste!

 

10

Par-tout en France on vous fourra.

Vous avez guindé la sculpture,

Vous avez fardé la peinture,

Vous affadissez l'opéra.

Des Anacréons j'ai la liste;

15

Ils encombrent ville et faubourgs.

Vous les couronnez toujours,

Vieux petits culs nus d'amours;

Allez, dieu vous assiste!

 

Quittez votre Olympe en débris.

20

Que Mars, Phébus, Bacchus, Minerve,

Voguent avec vous de conserve;

À Gnide remmenez Cypris.

Les graces suivront à la piste,

Phébé guidera votre cours.

25

Émigrez, mais pour toujours,

Vieux petits culs nus d'amours;

Allez, dieu vous assiste!

 

Emballez avec tous vos dieux

Flore et l'aurore aux doigts de roses;

30

Par leur nom appelons les choses,

Les choses n'en plairont que mieux.

Mon coeur à l'amant qui persiste

Se rend bien sans votre secours.

Sans vous j'aimerai toujours,

35

Vieux petits culs nus d'amours;

Allez, dieu vous assiste!

 

En leur fermant la porte au nez

Parlait ainsi la tendre Lise,

Quand près d'eux passe une marquise

40

Dont à peine ils sont les aînés.

La dame, quoique moraliste,

Leur dit: rendez-moi mes beaux jours.

Dans ma chambre et pour toujours,

Chers petits culs nus d'amours,

45

Venez; dieu vous assiste!

 

 

A  M.  GOHIER  1825

 

Oui, je dormais sur un petit volume

Qui me vaudra d'être encore étrillé,

Lorsqu'en flatteur le bout de votre plume,

Me chatouillant, m'a soudain réveillé.

5

Je me suis dit: c'est présage céleste;

Les mauvais jours seraient-ils donc passés?

Car je ne sais si quelque fouet nous reste,

Mais jusqu'ici c'est qu'on nous a fessés.

 

Tout gai frondeur, semant le ridicule,

10

Ne peut chez nous qu'en recueillir du mal.

Notre empereur portait longue férule;

Puis est venu le martinet royal;

Et puis le knout, et puis les fils d'Ignace,

Dont tous les fouets contre nous sont dressés.

15

Dieu soit béni! Mais, s'il ne nous fait grace,

Les chansonniers seront toujours fessés.

 

J'ai bien reçu ma part des étrivières!

Grippe-Minaud m'en donna pour trois mois.

En refaisant des noeuds à ses lanières,

20

Il me poursuit encor d'un oeil sournois.

Si de Tartufe on n'entend les trois messes,

Si pour les grands l'encens ne brûle assez,

C'est fait de nous! Nos seigneurs les Jean-fesses

Aiment à voir les bonnes gens fessés.

 

25

Vous qui chantez comme on chante au bel âge,

Des rois, des saints, ne plaisantez donc pas;

Ou, trop enclin au joyeux persiflage,

Vivez long-temps, allez bien tard là-bas.

Car en enfer on marque votre place;

30

Des noirs démons les bras sont retroussés.

Vous et Collé, même aussi votre Horace,

Ensemble un jour vous serez tous fessés.

 

 

COUPLET  ECRIT

SUR  REC.  CHANSONS

 

Si j'étais roi, roi de la chansonnette,

Comme en secret me l'a dit maint flatteur,

Votre recueil à ma muse inquiète

Dénoncerait un jeune usurpateur.

5

Car les conseils qu'en si bons vers il donne

Au pauvre peuple, objet de tant d'effroi,

Feraient trembler mon sceptre et ma couronne,

Si j'étais roi.

 

 

LE  CONVOI

DE  DAVID

 

Non, non, vous ne passerez pas,

Crie un soldat sur la frontière,

À ceux qui de David, hélas!

Rapportaient chez nous la poussière.

5

– Soldat, disent-ils dans leur deuil,

Proscrit-on aussi sa mémoire?

Quoi! Vous repoussez son cercueil,

Et vous héritez de sa gloire!

 

Choeur.

Fût-il privé de tous les biens,

10

Eût-il à trembler sous un maître,

Heureux qui meurt parmi les siens

Aux bords sacrés qui l'ont vu naître!

 

Non, non, vous ne passerez pas,

Dit le soldat avec furie.

15

– Soldat, ses yeux jusqu'au trépas

Se sont tournés vers la patrie.

Il en soutenait la splendeur

Du fond d'un exil qui l'honore;

C'est par lui que notre grandeur

20

Sur la toile respire encore.

 

Choeur.

Fût-il privé de tous les biens,

Eût-il à trembler sous un maître,

Heureux qui meurt parmi les siens

Aux bords sacrés qui l'ont vu naître!

 

25

Non, non, vous ne passerez pas,

Redit plus bas la sentinelle.

– Le peintre de Léonidas

Dans la liberté n'a vu qu'elle.

On lui dut le noble appareil

30

Des jours de joie et d'espérance,

Où les beaux-arts à leur réveil

Fêtaient le réveil de la France.

 

Choeur.

Fût-il privé de tous les biens,

Eût-il à trembler sous un maître,

35

Heureux qui meurt parmi les siens

Aux bords sacrés qui l'ont vu naître!

 

Non, non, vous ne passerez pas,

Dit le soldat; c'est ma consigne.

– Du plus grand de tous les soldats

40

Il fut le peintre le plus digne.

À l'aspect de l'aigle si fier,

Plein d'Homère et l'ame exaltée,

David crut peindre Jupiter,

Hélas! Il peignait Prométhée.

 

Choeur.

45

Fût-il privé de tous les biens,

Eût-il à trembler sous un maître,

Heureux qui meurt parmi les siens

Aux bords sacrés qui l'ont vu naître!

 

Non, non, vous ne passerez pas,

50

Dit le soldat, devenu triste.

– Le héros après cent combats

Succombe, et l'on proscrit l'artiste.

Chez l'étranger la mort l'atteint:

Qu'il dut trouver sa coupe amère!

55

Aux cendres d'un génie éteint,

France, tends les bras d'une mère.

 

Choeur.

Fût-il privé de tous les biens,

Eût-il à trembler sous un maître,

Heureux qui meurt parmi les siens

60

Aux bords sacrés qui l'ont vu naître!

 

Non, non, vous ne passerez pas,

Dit la sentinelle attendrie.

– Eh bien! Retournons sur nos pas.

Adieu, terre qu'il a chérie!

65

Les arts ont perdu le flambeau

Qui fit pâlir l'éclat de Rome.

Allons mendier un tombeau

Pour les restes de ce grand homme.

 

Choeur.

Fût-il privé de tous les biens,

70

Eût-il à trembler sous un maître,

Heureux qui meurt parmi les siens

Aux bords sacrés qui l'ont vu naître!