BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Pierre Jean de Béranger

1780 - 1857

 

Correspondance

 

Texte:

Paul Boiteau, Correspondance de Beranger

Paris: Perrotin, 1860

Tome I

Tome II

Tome III

Tome IV

 

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A Monsieur Sainte-Beuve (1830)

A Monsieur Victor Hugo (1852)

 

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A Monsieur Sainte-Beuve.

Mars ou Avril 1830

 

Sachant que j'ai écrit à Hugo au sujet d'Hernani, peut-être, en recevant ma lettre, allez-vous croire que je me veux faire le thuriféraire de toute l'école romantique. Dieu m'en garde! Et ne le croyez pas. Mais, en vérité, je vous dois bien des remerciements pour les doux instants que votre nouveau volume [le recueil «Consolations» paru en 1830] m'a procurés. Il est tout plein de grâce, de naïveté, de mélancolie. Votre style s'est épuré d'une façon remarquable, sans perdre rien de sa vérité et de son allure abandonnée. Moi, pédant (tout ignorant que je suis), je trouverais bien encore à guerroyer contre quelques mots, quelques phrases; mais vous vous amendez de si bonne grâce et de vous-même, qu'il ne faut que vous attendre à un troisième volume. C'est ce que je vais faire, au lieu de vous tourmenter de ridicules remarques.

Savez-vous une crainte que j'ai? C'est que vos Consolations ne soient pas recherchées du commun des lecteurs que les infortunes si touchantes du pauvre Joseph, qui pourtant ont mis tant et si fort la critique en émoi. Il y a des gens qui trouveront que vous n'auriez pas dû vous consoler si tôt; gens égoïstes, il est vrai, qui se plaisent aux souffrances des hommes d'un beau talent, parce que, disent-ils, la misère, la maladie, le désespoir sont de bonnes muses. Je suis un peu de ces mauvais cœurs. Toutefois, j'ai du bon; aussi vos touchantes Consolations m'ont pénétré l'âme, et je me réjouis maintenant du calme de la vôtre. Il faut pourtant que je vous dise que moi, qui suis de ces poètes tombés dans l'ivresse des sens dont vous parlez, mais qui sympathise même avec le mysticisme, parce que j'ai sauvé du naufrage une croyance inébranlable, je trouve la vôtre un peu affectée dans ses expressions. Quand vous vous servez du mot «Seigneur», vous me faites penser à ces cardinaux anciens qui remerciaient Jupiter et tous les dieux de l'Olympe de l'élection d'un nouveau pape. Si je vous pardonne ce lambeau de culte jeté sur votre foi de déiste, c'est qu'il me semble que c'est à quelque beauté, tendrement superstitieuse, que vous l'avez emprunté par condescendance amoureuse. Ne regardez pas cette observation comme un effet de critique impie: je suis croyant, vous le savez, et de très bonne foi; mais aussi je tâche d'être vrai, en tout, et je voudrais que tout le monde le fût, même dans les moindres détails, c'est le seul moyen de persuader son auditoire.

Qu'allez-vous conclure à ma lettre? Je ne sais trop. Aussi je sens le besoin de me résumer.

A mes yeux, vous avez grandi pour le talent et grandi beaucoup. Le sujet de vos divers morceaux plaira peut-être moins à ceux qui vous ont le plus applaudi d'abord; il n'en sera pas ainsi pour ceux d'entre eux qui sont sensibles à tous les épanchements d'une âme aussi pleine, aussi délicate que la vôtre. L'éloge qui restera commun aux deux volumes, c'est de nous offrir un genre de poésie absolument nouveau en France, la haute poésie des choses communes de la vie. Personne ne vous avait devancé dans cette route; il fallait ce que je n'ai encore trouvé qu'en vous seul pour réussir: vous n'êtes arrivé qu'à moitié du chemin, mais je doute que personne vous y devance jamais ; je dirai plus: je doute qu'on vous y suive. Une gloire unique vous attend done, peut-être l'avez-vous déjà complètement méritée, mais il faut beaucoup de temps aux contemporains pour apprécier les talents simples et vrais; ne vous irritez donc point de nos hésitations à vous décerner la couronne. Mettez votre confiance en Dieu; c'est ce que j'ai fait, moi, poète de cabaret et de mauvais lieux et un tout petit rayon de soleil est tombé sur mon fumier. Vous obtiendrez mieux que cela, et je m'en réjouis. A vous de tout mon c&brkbar;ur.

P. S.

Je viens de relire ma lettre, et j'en suis un peu honteux. C'est un bredouillage qui n'a pas le sens commun. Ce qui me décide à vous l'envoyer telle qu'elle est, à part la paresse de la refaire, c'est que j'espére que vous découvrirez à travers ce fatras l'expression de tout l'intérêt que je vous porte, intérêt qui ne m'est pas inspiré que par votre talent seul, quelque justice que je lui rende.

 

 

 

A Monsieur Victor Hugo.

Septembre 1852

 

J'ai été fort touché, mon cher Hugo, des lignes que vous avez bien voulu ajouter à la lettre de madame; c'est un gage d'amitié que je mérite. Le mot qui la termine: «A bientôt!» me reste au cœur. Puisse-t-il être prophétique!

Je vous écris de chez le vieux président du gouvernement provisoire, et je n'ai aucune nouvelle à vous donner, pas même de Lamartine, car je n'ai pas reçu un mot de lui depuis son départ de Paris. Il fait sans doute de la prose tant et plus.

Et vous, mon cher exilé [Hugo s'était installé avec les siens à Jersey], est-ce que vous ne ferez aussi que de la prose? Je n'ai pu me procurer rien de nouveau de vous, mais est-ce que vous ne feriez en effet aussi que de la prose? Vous me

parlez de mes vers. C'est une plaisanterie; à soixante-douze ans, on ne fait plus rien de bon. On ne fait plus rien, et c'est ce qu'on peut faire de mieux. Mais vous, mon cher poète, vous voilà dans une nouvelle phase d'inspirations poétiques; elle doit vous fournir! Le Dante a dû à un sort pareil au vôtre tant de gloire! Vous qui portez dans l'exil une gloire toute faite, ne pouvez-vous pas la doubler? Oh! la belle vengeance! Vous seul aujourd'hui pouvez vous donner un si grand plaisir. Oh! mon ami, au bord de la mer, à la vue de la France, chantez, chantez encore! L'avenir vous écoutera demain.

Vous allez peut-étre dire que je donne des conseils à ceux qui n'en demandent pas. Aussi n'est-ce pas un conseil, c'est une prière que je vous adresse, c'est la prière d'un homme qui a vieilli en se préoccupant sans cesse de la gloire de son pays.

L'heure de la poste me presse. Adieu et de tout cœur, en attendant le jour où je vous serrerai la main.