BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Benjamin Constant

1767 -1830

 

Wallstein

 

1809

 

__________________________________________________

 

 

 

Acte second.

 

Scène I.

 

Wallstein, Tersky.

 

Wallstein.

Eh bien! à me défendre as-tu su les porter?

 

Tersky.

Tous jurent à l'envi de ne vous point quitter.

Plus Géraldin répand la menace et l'injure,

Plus l'intérêt s'alarme et la fierté murmure.

Leur zèle impatient devançait mes efforts,

Et moi-même, j'ai dû contenir leurs transports.

 

Wallstein.

Gallas t'a secondé?

 

Tersky.

Fidèle en apparence,

Gallas à nos sermens souscrit sans résistance.

Mai j'ai bien observé ses gestes, ses discours,

Et je crains ce vieillard élevé dans les cours.

Sa voix et ses regards trahissaient l'artifice.

 

 

Wallstein.

Cesse de tes soupçons la trop longue injustice.

 

Tersky.

Seul avec Géraldin à toute heure engagé,

Il l'a suivi partout.

 

Wallstein.

Je l'en avais chargé.

 

Tersky.

On l'a vu recevoir de secrets émissaires.

 

Wallstein.

Ne me répète plus des rumeurs mensongères.

 

Tersky.

Son fils...

 

Wallstein.

Mon noble Alfred! L'univers sous mes pas

S'écroulerait, qu'Alfred ne me trahirait pas.

 

Tersky.

Vous le pensez ainsi; mais mon instinct redoute...

 

Wallstein.

Il faut te rassurer: je le veux bien, écoute.

Partout à mes côtés Gallas a combattu.

Je connais sa valeur, je crois à sa vertu.

Dès mes plus jeunes ans son amitié m'est chère,

Mais un autre motif me dirige et m'éclaire.

Gallas est un appui que m'ont donné les cieux: 25)

Il est, pour les mortels, des jours mystérieux,

Où, des liens du corps, notre ame dégagée,

Au sein de l'avenir est tout à coup plongée,

Et saisit, je ne sais par quel heureux effort,

Le droit inattendu d'interroger le sort.

La nuit qui précéda la sanglante journée

Qui du héros du nord trancha la destinée,

Je veillais au milieu des guerriers endormis.

Un trouble involontaire agitait mes esprits.

Je parcourus le camp. On voyait dans la plaine

Briller, des feux lointains, la lumière incertaine.

Les appels de la garde et les pas des chevaux

Troublaient seuls, d'un bruit sourd, l'universel repos.

Le vent, qui gémissait à travers les vallées,

Agitait lentement nos tentes ébranlées.

Les astres, à regret perçant l'obscurité,

Versaient sur nos drapeaux une pâle clarté.

Que de mortels, me dis-je, à ma voix obéissent!

Qu'avec empressement sous mon ordre ils fléchissent!

Ils ont, sur mes succès, placé tout leur espoir.

Mais si le sort jaloux m'arrachait le pouvoir,

Que bientôt je verrais s'évanouir leur zèle!

En est-il un du moins qui me restât fidèle!

Ah! S'il en est un seul, je t'invoque, ô destin!

Daigne me l'indiquer par un signe certain.

Que vers moi, le premier, dès l'aurore il s'avance!

À peine j'achevais que je vois, en silence,

Un guerrier qui s'approche: il parle; c'est Gallas.

D'un coursier belliqueux il conduisait les pas.

– Mon frère, me dit-il, pardonne à ma faiblesse.

Dans ma vaine terreur reconnais ma tendresse.

Un songe, un songe affreux cette nuit m'a frappé:

Je t'ai vu d'ennemis partout enveloppé,

Sur ton cheval blessé, cherchant en vain la fuite,

Et, malgré tes efforts, tombant sous leur poursuite.

Déjà le jour paraît, demain nous combattrons.

Gustave, dans le sang, vient laver ses affronts.

Je t'amène un coursier que j'ai choisi moi-même,

Ne monte pas le tien: crois un ami qui t'aime. –

Je cédai. Le jour même, en un combat douteux,

Je me vis entouré de Suédois nombreux,

Dont la mort de Gustave enflammait la furie.

Le coursier de Gallas me conserva la vie.

Un soldat, sur le mien, accompagnait mes pas;

Tous deux en même tems trouvèrent le trépas.

Crois-moi, Tersky, le sort a pour l'homme un langage

Méconnu du profane, et compris par le sage.

Penses-tu que, suivant leur cours majestueux,

Les astres ne soient faits que pour orner les cieux,

Pour éclairer la terre et pour servir de guides

Aux vulgaires humains dans leurs travaux sordides?

Non. De la destinée annonçant les arrêts,

Tout se tient, tout se meut par des ressorts secrets;

La nature, soumise à des lois invisibles,

Dévoile, à qui l'entend, des décrets infaillibles.

 

 

 

Scène II.

 

Les précédens, Illo.

 

Illo

entrant précipitamment, et bas à Tersky.

Tersky...

 

Wallstein.

Que voulez-vous?

 

Illo

à part à Tersky.

Nous sommes découverts.

Éwald est arrêté, saisi, chargé de fers...

 

Wallstein

à Tersky.

Que dit-il? Répondez. Quelle alarme soudaine...

 

Illo

encore à part à Tersky.

Déjà vers l'Empereur une escorte l'entraîne.

Il va tout révéler.

 

Wallstein.

Quel secret important?...

Parlez.

 

Illo

toujours à part à Tersky.

Instruis le duc, je retourne à l'instant,

Je vais tout observer.

 

Il sort.

 

Wallstein.

D'où vient tant d'épouvante?

 

Tersky.

Hélas! Vous blâmerez mon ardeur imprudente,

Seigneur, je le prévois. De vos ordres chargé

Avec le Suédois je m'étais engagé.

Vous-même le saviez; mais votre incertitude

Semblait, de l'oublier, s'être fait une étude.

Enfin, depuis trois jours, un envoyé secret,

De la part de Bannier, m'a remis un projet.

Ce projet, qu'a dicté l'ambassadeur de France,

Assure dans vos mains la royale puissance.

Suspendre ma réponse était le rejeter.

Sur votre assentiment j'ai cru pouvoir compter. 26)

J'ai voulu jusqu'au bout conduire l'entreprise;

Espérant qu'à la fin, si, par mon entremise,

Je vous offrais l'appui des deux ambassadeurs,

Vous vous résigneriez à vos propres grandeurs.

 

Wallstein.

Achève.

 

Tersky.

Ce projet, vengeur de vos injures,

Souscrit par moi, seigneur, remis en des mains sûres,

Au ministre français devait être porté.

 

Wallstein.

Eh bien!

 

Tersky.

Non loin d'ici, tout à coup arrêté,

Le malheureux éwald, mon fidèle émissaire,

Captif, cette nuit même, a passé la frontière:

On le conduit à Vienne.

 

Wallstein.

Oh ciel! Que m'as-tu dit!

À ce coup imprévu je demeure interdit.

Après un silence, et avec une extrême émotion.

Ferdinand! Ferdinand! L'ami de ma jeunesse!...

Que j'ai si bien servi!... lui, de qui la tendresse

Me combla de ses dons!... je dus à ses faveurs

Et ma première gloire et mes premiers honneurs! 27)

Quel souvenir en moi s'élève et me déchire!...

Oh! Qu'un bras secourable hors d'ici me retire!...

Si pourtant, tout à coup, j'abjurais mon dessein!

Si, revenant à lui,... te croiront-ils, Wallstein!

Iras-tu lâchement implorer leur clémence?

Ils n'ont pas même en toi respecté l'innocence!

À Tersky, d'un ton sévère.

Sortez... avec moi seul je veux délibérer.

Tersky fait un mouvement pour sortir.

Non; reste. Des saxons il faut nous assurer.

Vers eux, sur l'heure même, envoie en diligence.

Avec désespoir.

Tu m'as perdu.

 

Tersky.

Seigneur!...

 

Wallstein

sans écouter Tersky.

Redoutable puissance,

Avenir inconnu, destin mystérieux,

Tes arrêts, je le sais, sont écrits dans les cieux.

Que prétends-tu de moi? Pourquoi, dès ma jeunesse,

D'un trop funeste espoir m'as-tu flatté sans cesse?

Je ne demandais pas tes perfides faveurs.

 

Tersky.

Je vais donc envoyer vers les ambassadeurs.

 

Wallstein.

Oui... vas...

 

Tersky.

Grâces au ciel!

 

Wallstein.

Tersky, suspends ta joie;

Modère un vain transport, où l'orgueil se déploie.

D'un arrogant espoir le sort est l'ennemi.

Qui triomphe d'avance en est bientôt puni.

 

Wallstein sort.

 

 

 

Scène III.

 

Tersky, Gallas, Géraldin.

 

Géraldin

à Tersky.

Puis-je encor de Wallstein avoir une audience?

 

Tersky.

Des travaux importans demandent sa présence.

Je le suis. Vous pouvez l'attendre dans ces lieux.

 

Tersky sort.

 

Gallas.

Vous connaissez enfin son secret odieux.

Mais de ses trahisons la trame découverte,

Ne fera, je le crains, qu'avancer notre perte.

Il va précipiter ses desseins criminels.

Tous s'unissent à lui par des voeux solennels.

Bientôt, à la révolte il saura les conduire.

Moi-même, à leurs sermens, il m'a fallu souscrire.

Sans fruit j'aurais lutté. Pressez votre retour.

De ce comble d'audace avertissez la cour.

 

Géraldin.

D'un succès plus heureux je nourris l'espérance.

Il est vrai: des guerriers j'ai vu la violence.

Leur serment m'est connu; mais ce même serment

Peut du perfide encor hâter le châtiment.

Dans les esprits troublés germe la défiance;

On s'étonne, on hésite, on observe en silence;

Et déjà quelques chefs sont venus jusqu'à moi,

Me confier leur doute et m'apporter leur foi.

Sans leur rien expliquer, j'ai reçu leurs promesses.

L'un d'entr'eux, que Wallstein a comblé de largesses,

Isolan est à nous. 28)

 

Gallas.

Lui, dont le zèle ardent

Provoquait la révolte et bravait Ferdinand!

 

Géraldin.

Oui, lui-même. Telle est leur fougue passagère.

Un instant la fait naître, un instant la modère.

Leur mécontentement s'exhale en vains discours,

Et de l'obéissance ils reprennent le cours.

Cependant, si le duc plus avant les engage,

S'il les entraîne au but qu'il couvre d'un nuage,

Quand ce but frappera leurs regards étonnés,

Ils en auront trop fait pour être pardonnés.

Tout dépend d'aujourd'hui. Si vous servez mon zèle,

Aujourd'hui suffira pour perdre le rebelle.

 

Gallas.

Parlez.

 

Géraldin.

Ce traité fait avec les ennemis,

Et dans les mains d'éwald par nos guerriers surpris,

Sur les complots du duc doit éclairer l'armée.

Par vous que la nouvelle en soit partout semée.

De ce pacte honteux instruisez vos soldats.

Découvrez-leur le gouffre entr'ouvert sous leurs pas.

Du nom de l'étranger que ces murs retentissent.

Au nom de l'étranger tous les partis s'unissent.

Ce nom, dans tous les tems, justement détesté,

Ramène tous les coeurs à la fidélité,

Et chacun redoutant le titre de transfuge,

Dans le sein du devoir va chercher un refuge.

Mais, sans tarder...

 

Buttler paraît au fond du théâtre.

 

Gallas.

Buttler s'approche de ces lieux.

Évitez, croyez-moi, ce soldat factieux.

Aux succès de Wallstein son intérêt conspire.

Gardez-vous...

 

Géraldin.

L'intérêt est facile à séduire.

À Wallstein triomphant il prête son appui.

S'il entrevoit sa chute, il sera contre lui.

Loin de le vouloir fuir, je le cherche, au contraire.

Le duc, par des honneurs, flatta cette ame altière.

À ses séductions on pourra l'arracher,

Et des honneurs plus grands l'en sauront détacher.

Laissez-moi lui parler.

 

Gallas sort.

 

 

 

Scène IV.

 

Géraldin, Buttler.

 

Buttler.

L'armée ici m'envoie.

Les moyens tortueux que votre zèle emploie

Sont connus de nos chefs. Ils ne souffriront pas

Qu'on ose en leur présence égarer leurs soldats.

Vous espérez en vain tromper leur vigilance.

Wallstein cède à nos voeux. Il garde la puissance.

À ses guerriers soumis lui seul doit ordonner.

Vous, d'Égra, dès ce jour il faut vous éloigner.

 

Géraldin.

Contre moi tout à coup d'où vous vient tant de haine,

Seigneur? à quels excès votre chef vous entraîne!

Dans l'horreur des complots, malgré vous engagé...

 

Buttler.

De vous entendre ici je ne suis point chargé.

C'est l'ordre de partir que ma voix vous annonce,

Et je dois à Wallstein porter votre réponse.

 

Géraldin.

Buttler! Avec regret je m'éloigne de vous;

Je vous vois, du monarque affrontant le courroux,

Lever contre l'état votre bras téméraire.

Insensé! Quand deux rois se déclarent la guerre,

Chacun d'eux s'appuyant sur un droit prétendu,

Avec un zèle égal peut être défendu.

Mais vous! Même à vos yeux votre cause est injuste.

Contre qui marchez-vous? Contre un pouvoir auguste,

Qui, partout, en tous lieux, des peuples respecté,

Oppose à vos efforts sa sainte antiquité.

Le tems qui l'a fondé le défend, le protège:

En vain dans ses fureurs l'ambition l'assiège.

L'habitude, qui veille au fond de tous les coeurs,

Les frappe de respect, les poursuit de terreurs,

Et sur la foule aveugle, un instant égarée,

Exerce une puissance invisible et sacrée,

Héritage des tems, culte du souvenir,

Qui toujours au passé ramène l'avenir.

De nos dissensions rouvrez donc les annales,

Remontez à ces tems de discordes fatales,

Où Procope et Ziska, victorieux long-tems,

Du trône et de l'autel sapaient les fondemens. 29)

Qui n'eût alors pensé que l'Autriche vaincue

Aux pieds des révoltés se verrait abattue?

Mais de ces révoltés un instant vit changer

En juste châtiment le succès passager.

Plus tard à nos drapeaux la victoire infidèle

Ranima de nouveau cette secte rebelle.

Rodolphe à ses clameurs fut contraint de céder,

Et prêta les sermens qu'on lui vint commander. 30)

Ferdinand, aujourd'hui, lavant sa longue injure,

Déchire ces sermens, dictés par le parjure. 31)

Ainsi de l'équité les éternelles lois

Relèvent tôt ou tard la majesté des rois.

Nouveau Ziska...

 

Buttler.

Sans fruit votre zèle s'épuise,

Seigneur! Que voulez-vous qu'un vieux guerrier vous dise?

Soldat obéissant, j'exécute en ce jour

L'ordre du Général nommé par votre cour.

Je n'examine point si par quelque mystère

Wallstein de l'Empereur mérite la colère.

D'une cour inquiète et de ses vains débats

Le bruit nous importune et ne nous trouble pas.

Je remplis mon devoir. Choisi par votre maître,

Le duc est notre chef.

 

Géraldin.

Il a cessé de l'être.

Oui. Déjà l'Empereur, prévenant ses desseins,

A ravi le pouvoir à ses coupables mains.

On prépare en secret la perte du rebelle.

 

Buttler.

Son sort sera le mien, je lui reste fidèle.

Jeune, obscur, inconnu, sans amis, sans aïeux,

Pauvre et sans protecteur j'arrivai dans ces lieux.

Pour unique trésor et pour seul héritage,

J'apportais avec moi ce fer et mon courage.

Dans les rangs des soldats trop long-tems confondu,

Je me croyais déjà pour la gloire perdu.

Vainement ma valeur, pendant quarante années,

Cherchait à soulever le poids des destinées.

Arrachant à la cour ses injustes faveurs,

D'autres à mes exploits ravissaient les honneurs.

Wallstein m'a distingué dans cette foule immense;

Par lui de mes travaux j'obtiens la récompense:

Au rang que je mérite il a su me nommer.

La cour n'a pas encor daigné m'y confirmer.....

 

Géraldin.

Des longs retardemens dont votre esprit s'irrite

Wallstein seul est l'auteur. Les forfaits qu'il médite

De l'Empereur sur vous attirent le soupçon.

Ne servez plus d'organe à la sédition.

D'un chef qui vous trompait désavouez les crimes.

Rendez, Buttler, rendez vos honneurs légitimes.

Un traître, pour salaire à la déloyauté,

N'offre qu'un lustre vain, douteux et contesté.

Le véritable honneur est d'une autre nature.

Tout éclat disparaît quand sa source est impure.

Par un juste pouvoir il doit être transmis,

Et la main qui l'accorde en forme tout le prix.

De la cour, par ma bouche, acceptez l'indulgence:

Je puis...

 

Buttler.

Il est trop tard. Si Ferdinand, d'avance,

Eût de l'obscur Buttler cru devoir s'assurer,

J'aurais sur mes projets pu mieux délibérer:

Mais un engagement public, irrévocable...

 

Géraldin.

Ah! Cet engagement ne vous rend point coupable,

Tous l'ont souscrit, seigneur, ne vous y trompez pas;

Il reste à l'Empereur de fidèles soldats,

Qui signant cet écrit, par crainte ou par prudence,

Ont déjà de leur prince imploré la clémence.

 

Buttler.

Des traîtres! Non, jamais cet exemple honteux...

 

Géraldin.

Qui trahit un rebelle en est plus vertueux.

Vous n'avez point encor mérité ma franchise.

Géraldin, avec vous, malgré lui se déguise.

Mais je sais les sermens que vous avez prêtés.

À les prêter aussi, par moi sollicités,

D'autres m'ont révélé tous ces noirs artifices.

Buttler, vous vous croyez entouré de complices,

Vous marchez en aveugle au milieu d'ennemis.

 

Buttler.

Se peut-il?

 

Géraldin.

Votre sort en vos mains est remis.

Wallstein est, sans ressource, engagé dans le crime.

La vengeance des lois l'a marqué pour victime.

Un invisible bras est sur lui suspendu.

Un pas, un pas encor, et le traître est perdu.

Parmi les factieux la discorde est semée.

L'Empereur a pour lui les trois quarts de l'armée.

Après un silence pendant lequel il examine Buttler.

Pourquoi, vous enivrant d'un espoir incertain,

Voulez-vous au hasard livrer votre destin?

Wallstein est dans un camp, Ferdinand sur le trône.

Ce que Wallstein promet, Ferdinand vous le donne.

Si le duc succombait, avec lui condamné,

Au supplice avec lui vous seriez entraîné.

Si le sort couronnait sa noire perfidie,

De ses vastes états perdant une partie,

L'Empereur garde encor, dans son adversité,

De quoi récompenser votre fidélité.

Géraldin s'arrête encore pour considérer Buttler, qui regarde autour de lui avec inquiétude et se tait.

Choisissez donc, Buttler: ou rigueurs ou clémence.

D'aujourd'hui seulement la justice commence.

Vos erreurs, vos complots, tout peut être effacé.

Si vous tardez d'un jour, le moment est passé.

 

Buttler,

en baissant la voix et en s'approchant de Géraldin.

Je n'irai point, changeant tout à coup de langage,

Seigneur, d'un vain remords faire ici l'étalage.

J'ai pu de l'Empereur mériter le courroux.

Je puis tout réparer, mais tout dépend de vous.

Sur des doutes nombreux il me faut satisfaire.

Je n'accepterai point une grâce précaire.

Je veux... on vient.

 

Isolan s'approche de Géraldin et recule en apercevant Buttler. Buttler, en voyant Isolan, veut s'éloigner.

 

 

 

Scène V.

 

Les précédens, Isolan.

 

Géraldin

à Buttler, en le saisissant par la main, ainsi qu'Isolan.

Restez: rentré dans le devoir,

Isolan, comme vous, a rempli mon espoir.

À Isolan.

Arraché par mes soins à la cause rebelle,

Ainsi que vous, Buttler est un guerrier fidèle.

À tous deux.

Vous le voyez. Il est plus d'un chef en ces lieux

Qui gémit de servir un soldat factieux.

Mais chacun nourrissant une terreur secrète

Dérobe à tous les yeux sa pensée inquiète,

Espérant par l'exemple aux forfaits entraîné,

S'il est plus violent, être moins soupçonné.

À Isolan.

Je connais de Buttler la valeur magnanime.

Ferdinand le craignait, mais Ferdinand l'estime.

Près d'un maître éclairé je serai son appui;

Des honneurs mérités se préparent pour lui.

Il a dès ce moment toute ma confiance;

Vous pouvez sans détour parler en sa présence.

 

Isolan.

Des complots de Wallstein, je vous viens avertir.

Gallas, par Wallstein même, a su les découvrir.

De cacher ses desseins perdant toute espérance,

Wallstein a des saxons embrassé l'alliance.

Ils sont près de ces lieux, seigneur, et cette nuit

Leur secours dans Égra doit se voir introduit.

Gallas les préviendra. Déjà, sous sa conduite,

Sans bruit, de notre armée il rassemble l'élite.

Il saura la guider par des sentiers obscurs,

Dans l'épaisse forêt qui vient border nos murs.

Là, sous le double abri du silence et de l'ombre,

Invisible, immobile il attend la nuit sombre

Pour attaquer, surprendre, et disperser soudain

Le nouvel allié qu'appelle ici Wallstein.

Alfred retarde seul les projets qu'il médite;

Gallas le cherche, il veut l'entraîner à sa suite.

Ils vont partir: quittez ce séjour dangereux:

Redoutez les transports de Wallstein furieux,

Qui, se voyant trahi par un ami qu'il aime,

Voudra de l'Empereur se venger sur vous-même.

 

Géraldin.

Il suffit: à l'instant je vais suivre Gallas.

À Buttler et à Isolan.

Vous partez avec nous?

 

Buttler.

Nous ne partirons pas,

Seigneur; la foule aveugle, aux excès entraînée,

Aisément par la cour peut être pardonnée.

Nous, long-tems de Wallstein instrumens tous les deux,

Nous devons redouter un sort plus rigoureux.

C'est en vain qu'aujourd'hui, déguisant sa vengeance,

L'Empereur effrayé nous promet sa clémence,

Nous connaissons trop bien l'artifice des lois.

On les voit, limitant les vains pardons des rois,

À leurs engagemens opposer leur justice,

Et dans le délateur poursuivre le complice.

Contre un destin pareil il faut nous garantir;

Qu'un service éclatant prouve le repentir,

Que par nos propres mains, de notre erreur passée

La trace pour jamais disparaisse effacée.

Loin de nous de Gallas les plans insidieux,

À côté de Wallstein nous vous servirons mieux.

 

Géraldin,

avec étonnement.

Buttler!

 

Buttler.

Dans le péril dont le poids nous menace,

Chacun peut employer ou la ruse ou l'audace,

Et choisir les moyens de témoigner sa foi

Et de sauver le prince et la patrie et soi.

Je vous sers, si l'on veut se fier à mon zèle;

Si l'on refuse, au duc je resterai fidèle,

Prononcez. Le voici.

 

 

 

Scène VI.

 

Les précédens, Wallstein, Tersky, Illo.

 

Wallstein.

Géraldin en ces lieux!

À Géraldin.

Vous semez parmi nous des bruits séditieux.

 

Géraldin.

Seigneur.....

 

Wallstein.

Vous abusez de ma bonté facile,

À Buttler.

Je le sais. Qu'à l'instant il sorte de la ville,

Buttler, et que par vous son départ soit hâté.

À Géraldin.

Allez.

Buttler, Isolan et Géraldin sortent.

À Tersky.

Mon ordre en tout est-il exécuté?

 

Tersky.

Oui, seigneur: et déjà vos messagers rapides,

Appellent des saxons les bandes intrépides.

Ils viendront cette nuit entourer nos remparts.

Les protestans cachés s'arment de toutes parts.

Les bannis que séduit l'espoir de la vengeance,

De ces murs qu'ils fuyoient, s'approchent en silence.

Le fer est dans leurs mains, la fureur dans leurs yeux.

 

Illo.

De Thourn doit rassembler ses hussites nombreux,

Des cendres de leur maître implacables sectaires,

Et d'un culte proscrit martyrs héréditaires.

 

Tersky.

Dans votre cause ainsi tout le peuple engagé...

 

Pendant ce dernier vers, Gallas entre. Tersky se tait en l'apercevant. Wallstein fait signe à Illo et à Tersky de sortir. Illo et Tersky sortent.

 

 

 

Scène VII.

 

Wallstein, Gallas.

 

Wallstein.

Approche, vieil appui de ton chef outragé:

J'ai reçu tes sermens, j'en accepte l'hommage,

Et je vais dès ce jour achever mon ouvrage.

Ami, je te connais. Brave au sein du danger,

Dans la nuit d'un complot tu crains de t'engager;

Tu redoutes la cour. Ta timide prudence

Veut, même en conspirant, ménager l'apparence.

J'y consens. Si le ciel sourit à mes projets,

Tu viendras partager le fruit de mes succès.

À les voir s'écrouler si le sort me destine,

Je ne t'entraîne point dans ma vaste ruine.

Sur ma tombe muette abjure ton erreur,

Et d'un prince tremblant regagne la faveur:

Je n'exige de toi qu'un service facile.

Il est de mes guerriers dont l'esprit indocile

Par mon juste courroux peut craindre de s'unir.

Pour un jour seulement il les faut contenir.

Tu le peux. Avec eux balance, temporise.

Je saurai cependant achever l'entreprise.

Encore un mot. Alfred ignore mes desseins.

Il faut associer ton fils à mes destins.

Autrefois, tu le sais, par l'hymen de ma fille,

Je voulais sur le trône élever ma famille,

Et qu'unissant ma race à la race des rois,

Aux peuples étonnés mon sang donnât des lois.

Mais les tems sont changés. Ami, je vais moi-même

À mes propres exploits devoir le diadême.

Wallstein n'a plus besoin de secours empruntés,

Et dédaigne l'appui des rois qu'il a domptés.

Alfred aime Thécla; que son bras me seconde.

Le courage en ce jour est le maître du monde.

Parle donc à ton fils, cher Gallas, et dis-lui

Ce que son bienfaiteur lui destine aujourd'hui.

Je le vois qui s'approche et je vous laisse ensemble.

 

Wallstein sort.

 

 

 

Scène VIII.

 

Gallas, Alfred.

 

Gallas reste quelque tems immobile sans regarder son fils,

et avec un air de méditation et d'embarras.

 

Alfred.

Pourquoi faut-il qu'un ordre en ce lieu nous rassemble?

Mon père, contre moi seriez-vous courroucé?

Déjà, dès mon retour votre accueil m'a glacé.

Qu'ai-je donc fait?

 

Gallas.

Réponds. Tu vois l'armée entière

De la cour pour Wallstein affronter la colère.

Ses guerriers, tu le sais, veulent tous aujourd'hui

Le sauver avec eux, ou se perdre avec lui.

 

Alfred.

Comme eux tous pour Wallstein je donnerais ma vie.

Oui, seigneur, nous saurons, bravant la calomnie,

Contre ses ennemis défendre son honneur,

Et sur son innocence éclairer l'Empereur.

 

Gallas.

L'éclairer! Insensé!

 

Alfred.

Que prétendez-vous dire?

 

Gallas.

Quel magique pouvoir prolonge ton délire!

Il faut de ta raison rallumer le flambeau,

Et de tes yeux, mon fils, arracher le bandeau.

Écoute, et qu'entre nous tout mystère finisse.

De cet engagement connois-tu l'artifice?

 

Alfred,

avec étonnement.

L'artifice!

 

Gallas.

Ton coeur n'a conçu nuls soupçons?

 

Alfred,

avec un étonnement toujours croissant.

Des soupçons!

 

Gallas.

De Wallstein ici nous embrassons

Contre un prince irrité la douteuse querelle.

 

Alfred.

Eh bien!

 

Gallas.

Mais si Wallstein n'est plus qu'un chef rebelle,

Si foulant à ses pieds nos sermens et le sien,

Il nous veut enlacer d'un indigne lien?

 

Alfred.

Mon père...

 

Gallas.

Oui, l'on nous trompe, et ce guerrier coupable

Ourdit en ce jour même une trame exécrable.

Le traître se dit prêt à nous abandonner.

Vers l'ennemi, mon fils, il veut nous entraîner.

 

Alfred.

Loin de vous, loin de moi cette horrible imposture!

Non, Wallstein ne veut point nous conduire au parjure.

Il nous connaît trop bien. Tant de nobles guerriers

Pourraient-ils tout-à-coup profaner leurs lauriers!

Pour nous, comme pour lui, ce crime est impossible.

 

Gallas.

Il se couvre à nos yeux d'un prétexte plausible.

Tout l'Empire, dit-il, a besoin de la paix.

Ferdinand la refuse aux voeux de ses sujets.

À céder à ces voeux il le faut donc contraindre.

Wallstein, cachant ainsi le but qu'il veut atteindre,

Trafique de la paix avec les ennemis.

Le sceptre de Bohême en doit être le prix.

 

Alfred.

Quel horrible soupçon contre lui vous abuse!

C'est vous, c'est son ami, c'est Gallas qui l'accuse.

Tout mon sang se soulève à cette indignité.

Ah! Wallstein de nous deux avoit mieux mérité.

 

Gallas.

Ne parlons point de nous. Il s'agit de l'Empire,

Du prince, de l'état, contre qui l'on conspire.

Ferdinand devant nous frémit épouvanté.

On veut briser son trône antique et respecté,

Et que de ses honneurs l'Autriche dépouillée

Des mains de ses enfans languisse mutilée.

Par ce coupable espoir tous les choix sont dictés.

Le pouvoir est partout en proie aux révoltés.

Wallstein de leurs forfaits les paie ainsi d'avance.

 

Alfred.

Mais vous-même, seigneur, partagez sa puissance.

C'est par son choix, mon père...

 

Gallas.

Il se croit sûr de moi.

 

Alfred.

Arrêtez, chaque mot redouble mon effroi.

Mon père...

 

Gallas.

Dès long-tems sa franchise outrageante

M'a fait de ses desseins l'ouverture imprudente.

Il hésitait encor. Mais enfin cette nuit,

Si nous ne l'arrêtons, son projet s'accomplit.

Il m'a tout révélé, ses plans, ses artifices,

Ses secrets alliés, ses traités, ses complices.

 

Alfred.

Vos discours sont pour moi couverts d'un voile épais.

Il vous a, dites-vous, confié ses projets:

Mais, s'il l'eût fait, seigneur, votre noble franchise

Sans doute eût condamné sa coupable entreprise.

Docile à vos avis, il vous eût écouté,

Ou, si dans ses complots il avait persisté,

Vous voyant l'ennemi de sa puissance impie,

Vous aurait-il laissé la liberté, la vie?

 

Gallas.

Oui, mon fils, j'ai lutté, j'ai blâmé son dessein.

Je le croyais encor dans le crime incertain.

Mais, lorsqu'enfin j'ai vu son audace inflexible,

J'ai prescrit à ma bouche un silence pénible.

Le péril étoit grand, le devoir a parlé.

J'ai rempli ce devoir et j'ai dissimulé.

 

Alfred.

Encor un coup, cessez. Contre un chef que j'honore

Je ne vous ai pas cru, je vous crois moins encore,

Quand c'est vous-même ici que vous calomniez.

Les projets d'un ami vous seraient confiés;

Il viendrait, près de vous déposant tout mystère,

Dans un coeur mal connu verser son ame entière,

Il croirait sans péril vous pouvoir consulter,

Et vous, pour le trahir auriez pu l'écouter!

 

Gallas.

Je n'avais pas brigué sa triste confiance.

 

Alfred.

Fallait-il le tromper par votre affreux silence?

 

Gallas.

Le crime perd ses droits à la sincérité.

 

Alfred.

C'est à son propre coeur qu'on doit la vérité.

 

Gallas.

Je pardonne aux transports d'une aveugle jeunesse.

Les momens nous sont chers. écoute; le tems presse.

Tu ne sais rien encor.

 

Alfred.

Juste ciel! Je frémis.

Qu'allez-vous ajouter?

 

Gallas.

Prends cette lettre; lis.

Il lui présente un papier.

Ma vie en cet instant dépend de ton silence.

Je me fie à ton coeur, le puis-je à ta prudence?

Tu ne me réponds rien... j'en brave le danger.

Si mon fils me trahit, qu'aurais-je à ménager!

 

Alfred.

Ciel! Qu'ai-je lu! Le jour s'obscurcit à ma vue!

Quoi! Le duc déposé, condamné!

 

Gallas.

Continue.

 

Alfred.

Vous, mon père! Grands dieux! Vous, vous son successeur!

 

Gallas.

Pour un instant, mon fils. Mais bientôt l'Empereur

Comme chef de l'armée envoie ici son frère.

Tu sais tout.

Il s'arrête et regarde Alfred, qui, plongé dans une profonde rêverie, ne lui répond pas.

Je le vois. Ton courroux se modère.

Ton coeur me rend justice, et ton aveugle effroi

Se calme... il faut choisir d'un rebelle ou de moi.

J'ai détaché de lui les chefs de nos cohortes.

Ces guerriers avec moi vont sortir de nos portes.

Par de nouveaux sermens je les ai tous liés.

Les bons sont avertis, les méchans surveillés.

Alfred fait un mouvement d'horreur.

Mais ne te hâte pas de condamner ton père:

J'eus long-tems pour Wallstein une amitié sincère,

Et j'ai pour lui moi-même imploré Ferdinand:

Le monarque à l'exil borne son châtiment.

Il faut me suivre, Alfred. Ton coeur en vain balance.

Ton père et ton devoir vaincront ta résistance.

Viens donc.

 

Alfred,

après un long silence, avec une indignation

contenue, et avec noblesse.

À votre tour, écoutez votre fils.

Je ne sais quels succès vous vous êtes promis.

Mais si vous avez cru que mon obéissance

Viendrait à vos détours prêter son assistance,

Et dans la perfidie avec vous s'engager,

Vous connaissiez Alfred et l'auriez dû juger.

Quiconque a sur mon coeur placé sa confiance

Trouvera dans ce coeur sa juste récompense.

Je puis de ses desseins devenir l'ennemi,

Mais je ne puis jamais me feindre son ami.

Le silence qui trompe est un lâche artifice:

N'espérez pas qu'Alfred à ce point s'avilisse.

Wallstein me croit à lui. Sans lui rien déguiser,

Je dois ou le servir, ou le désabuser.

Tous vos raisonnemens ne sauraient me confondre.

Je vais trouver le duc, le sommer de répondre,

L'interroger moi-même et savoir aujourd'hui

Qui je dois croire enfin ou de vous ou de lui.

 

Gallas.

Tu pourrais...

 

Alfred.

Oui, seigneur. En vain votre prière...

 

Gallas.

Eh bien! Cours, malheureux! Va donc livrer ton père.

Immole la nature à l'amour que ton coeur...

 

Alfred.

Qu'est-il besoin d'amour quand il s'agit d'honneur!

 

Gallas.

Qui t'arrête? Poursuis; achève ton ouvrage:

De Wallstein contre moi cours allumer la rage.

Vois ton père expirant comme un vil criminel

Et ton lit nuptial teint du sang paternel.

 

Alfred,

dans le plus violent désespoir.

Qu'as-tu dit!... qu'as-tu fait!... ô trop coupable père!

Tu nous as tous perdus... et moi, que dois-je faire?

Pourquoi t'enveloppant de replis tortueux

Suivre, un poignard en main, ton ami malheureux?

N'as-tu pas reculé devant ta propre image?

Pardonne. Malgré moi, mon désespoir t'outrage.

Nature, estime, amour, tout est perdu pour moi...

Dieu! Quel soupçon nouveau s'élève contre toi?

Le pouvoir de Wallstein sera ton héritage!

Si cet indigne espoir... tu pâlis... ton visage...

Malheureux que je suis, tout mon être est changé.

Dans l'horreur du soupçon mon coeur est engagé.

Ce misérable coeur, né pour la confiance,

En vain autour de lui cherche encor l'innocence.

 

Gallas.

J'entends du bruit. On vient. Mon fils, épargne-moi.

Ma vie est en tes mains...

 

Alfred.

Dissipez votre effroi.

Sans pitié, sans remords, on m'a ravi la mienne.

Il faut qu'Alfred pour vous se taise, se contienne.

Il saisit la main de son père avec amertume et désespoir.

Eh bien! Rassurez-vous. Vous verrez vos secrets

Dans ma tombe bientôt renfermés pour jamais.

Partez.

 

 

Gallas.

Mon fils!

 

Thécla paraît au fond du théâtre avec Élise.

 

Ô ciel!

 

Théclas s'avance. Gallas sort après un moment d'hésitation.

 

 

 

Scène IX.

 

Alfred, Thécla, Élise.

 

Thécla.

Avec impatience

Thécla vous vient porter sa timide espérance.

De notre amour mon père avait paru surpris.

De trouble et de terreur mes sens étaient remplis.

Je déplorais déjà mon aveu trop sincère.

Son front s'était voilé d'un nuage sévère,

Et sa bouche inflexible avait long-tems vanté

La grandeur qu'à Thécla destinait sa fierté.

Déplorable grandeur qui m'aurait arrachée

Au noeud qui, pour jamais, tient mon ame attachée.

Je l'ai revu bientôt oubliant son courroux,

Alfred, il m'a daigné parler d'un ton plus doux.

Sa voix et ses regards respiraient la tendresse.

Soit qu'il fût malgré lui touché de ma tristesse,

Soit qu'un autre motif eût changé son dessein,

– Ton Alfred, m'a-t-il dit, peut mériter ta main. –

Tout mon coeur se ranime, et je suis accourue

Pour goûter avec vous ma joie inattendue.

Vous ne répondez pas...

 

Alfred.

En cet affreux moment

Ton coeur est le seul bien qui reste à ton amant.

Thécla, fuyons ces lieux... il en est tems encore...

On n'a point perverti cet être que j'adore...

Thécla, ton coeur est vrai, noble, simple, ingénu,

N'est-ce pas? Réponds-moi... tu n'as jamais connu

Ni les détours honteux, ni la ruse perfide...

Viens, viens dans un désert... suis la main qui te guide.

Crois-moi. Tu ne sais pas... le souffle des mortels

Corrompt tout; des coeurs purs, fait des coeurs criminels.

L'innocence par eux séduite, profanée...

 

Thécla.

Quel effroi vous jetez dans mon ame étonnée!

Que parlez-vous de fuite, et de crime et d'horreur?

Mon père, vous voyez, permet notre bonheur.

Gallas...

 

Alfred.

Ah! Chaque mot redouble ma misère.

Pourquoi ta bouche ici nomme-t-elle mon père?

À ce funeste nom tout mon sang s'est troublé.

Je le sens. Il faut fuir, ou tout est révélé.

 

Alfred sort.

 

 

 

Scène X.

 

Thécla, Élise.

 

Thécla.

Que peut-il vouloir dire, et quelle horreur l'agite?

Il me fuit: comment puis-je expliquer cette fuite?

Quels tourmens, quels remords semblent le déchirer?

Parle-moi, que ta voix vienne me rassurer.

Tu me tiens lieu de mère, et ta main protectrice

De mon destin cruel adoucit l'injustice.

Élise, dans ton sein j'ai versé mes douleurs,

Et je n'ai plus que toi pour essuyer mes pleurs.

 

Élise.

Ses discours ont porté dans mon ame tremblante

Le même étonnement et la même épouvante.

Si j'en crois mes soupçons, ce mystère fatal

D'un grand événement doit être le signal.

J'ai vu de tous côtés nos troupes irritées.

On parle de rigueurs par la cour méditées,

On parle de complots avec les ennemis.

La discorde et la haine agitent les esprits.

On s'attroupe, on murmure, on menace. Immobile,

Le duc à ces rumeurs oppose un front tranquille;

Mais il est consumé par des ennuis secrets.

 

Thécla.

Un funèbre génie habite en ce palais.

Depuis que dans ces murs le duc m'a rappelée,

Malgré moi, je me sens éperdue et troublée.

Je suis seule, sans force; Alfred est loin de moi.

Alfred! Dans l'univers Thécla n'avait que toi!

Allons chercher Alfred: va le trouver, Élise:

Qu'il revienne en ces lieux, qu'il parle, qu'il me dise

Quel malheur si subit a causé sa douleur.

Hélas! Souffrir ensemble est un dernier bonheur.

 

Fin du second acte.