BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Charles Cros

1842 -1888

 

L'alchimie moderne

 

1874

 

Texte:

L'alchimie moderne

dans: Revue du Nouveau Monde

Paris 1874, vol. 1, p. 58-62

 

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L'alchimie moderne.

 

Aujourd'hui, les souffleurs de fourneaux, les gens à cornues, les abstracteurs de quintessences, dûment instruits par les égarements de leurs ancêtres, ne cherchent plus à imiter Dieu, à changer la durée de la vie humaine, à transmuter le plomb en mercure et le mercure en or.

Chaque métal passe aujourd'hui, à juste titre probablement, pour avoir un atome de grandeur et de figure toutes spéciales. Changer cette grandeur et cette figure paraît un oeuvre qui dépasse la puissance du chimiste: les rêveurs d'Eldorados ont dû tourner d'un autre côté leurs batteries.

L'or et l'argent ne sont pas les seules substances rares et précieuses. Les diamants scintillants, les saphirs profonds, les rubis aux fulgurations opulentes, les fraîches émeraudes, les topazes, glaçons de vieux vins dépouillés; les opales irisées, changeantes suivant le temps comme les femmes; les pudiques turquoises qui meurent parfois d'un contact insolent; toutes ces gemmes sont, comme l'or, comme l'argent, du bonheur condensé, des talismans sans limites.

Ceux qui, se parant d'une calvitie trop vraie et d'un sérieux trop fictif, prétendent que chercher à créer de toutes pièces ces substances belles est un but futile, doivent être traités d'hypocrites ou d'ineptes. Ineptes, il y en a beaucoup; hypocrites, il y en a quelques-uns, dont je veux ici signaler la trace, pour rendre aux vrais méritants le désir d'entreprendre la recherche, et l'espoir d'y réussir.

On a fait des diamants, des saphirs, des rubis, des émeraudes et peut-être encore d'autres gemmes. Les secrets de tels résultats ont été, soit par transmission fortuite, soit par découvertes personnelles, aussi fortuites, en la possession de gens parfois indignes de pareilles ressources.

Que ceux qui ont envie de chercher et en sont capables profitent de ce que je vais dire.

Dès les premiers temps de la chimie analytique moderne, on a dit que le diamant était du charbon cristallisé. Aussi, bien des chimistes, bien des physiciens, ont cherché, chacun chez soi, à faire cristalliser le charbon. De leurs recherches rien n'a été explicitement publié que de ridicule. On savait que le diamant exposé à une température élevée se détruit, se transforme en une sorte de coke; et l'on essayait, prétendait-on, de faire cristalliser le charbon dissous dans la fonte liquide, ou, ce qui est plus fantasmagorique encore, d'obtenir ces cristaux par volatilisation du charbon à la température ultra-volcanique nécessaire à cette opération.

C'était réellement beaucoup compter sur la crédulité publique.

Quoi qu'il en soit, des tentatives sérieuses ont été faites depuis longtemps; leur résultat est resté ignoré comme il convient. C'est ce que je veux simplement montrer ici. Alors on pensera qu'il est légitime, pour tous ceux qui veulent conquérir une puissance financière étendue, d'entreprendre la recherche.

Du charbon cristallisé... Il faut pour l'obtenir faire évaporer une solution qui en contiendrait, ou le précipiter lentement d'une de ses combinaisons à une température ou le diamant ne se détruit pas.

Je le dis tout de suite, je ne connais que Balzac qui ait parlé de ce problème d'une façon raisonnable et savante. Il avait cherché, lui aussi, à faire du diamant, s'appuyant sur l'idée éminemment scientifique, sinon pratique, de décomposer à froid le sulfure de carbone par la pile. Je ne veux pas citer beaucoup de recettes de ce genre, susceptibles d'une critique spéciale à chacune d'elle. Il s'agit ici du fait bien plus romanesque de dissimulation qui apparaît (sous quelle influence?) dans tous les traités de chimie.

L'idée la plus simple, la plus naïve, qui pouvait naître dans la cervelle d'un chimiste, à ce sujet, était de décomposer l'oxyde de carbone par un corps avide d'oxygène à une température relativement basse.

On a donc fait passer le gaz oxyde de carbone sur du potassium, et, sans doute contre l'attente du premier expérimentateur, le carbone n'a pas été isolé. Il s'est formé des sels dont l'étude présente, au point de vue exclusivement scientifique, un très-haut intérêt. On a nommé ces sels: croconate de potasse, rhodizonate de potasse. L'un est jaune, l'autre est rouge; ils sont tous deux bien cristallisés et de compositions parfaitement définies.

Qu'y a-t-il, en effet, pour la chimie moderne, très-justement nommée la chimie du carbone, de plus intéressant que deux acides composés simplement de carbone et d'oxygène? Qu'y a-til de plus rare que les sels colorés de soude et de potasse, – je parle des sels dont lacide dérive d'un métalloïde? – Or, le rhodizonate et le croconate de potasse ou de soude, résultats de l'expérience précitée et, ce qui est mieux, produits accidentels, inévitables, de la fabrication industrielle du sodium, sont déclarés, dans tous les livres de chimie, totalement dénués d'intérêt et indignes d'étude.

Il y a quelque chose là-dessous. Si, dans la première tentative de décomposition de l'oxyde de carbone par un métal alcalin, le carbone n'a pas été isolé, il est certain que les produits obtenus contiennent, à l'état de combinaison, une remarquable quantité de carbone. Et, en continuant, par des méthodes analogues, à augmenter encore cette quantité, on pouvait espérer de voir le carbone s'isoler et peut-être cristalliser. L'essai en a été fait certainement. Mais de cet essai pas un mot dans les livres. A-t-il réussi? Je n'en sais rien.

Autre chose. Les chlorures de carbone doivent attirer évidemment par leur composition l'attention de ceux qui veulent isoler le carbone. Prendre le chlore, laisser le charbon, rien ne paraît plus simple. Le chlorure C4Cl4, à nombres égaux d'équivalents, est celui à qui l'on pensera tout d'abord. Il serait séduisant de voir se former dans ce liquide des cristaux clairs et durs qui rémunèrent des épuisements de la recherche, ou bien encore de condenser sa vapeur en rosée désormais fixée et scintillante; car la nature a procédé peut-être de ces deux manières. Eh bien! ce chlorure est annoncé en chimie comme un être bizarre, forcé, exceptionnel. On le fait dériver de substances précaires, de l'alcool, de l'éthyl, corps récemment formés sur terre, sans doute bien après le diamant. Il n'y a qu'à réfléchir cependant, comme je l'ai fait, pour voir que ce chlorure de carbone peut être produit directement par l'action du chlore ou de l'acide chlorhydrique sur le cyanogène ou sur l'acide prussique. L'une des formules est la suivante:

 

2(C2 Az H) + 6(HCl) = C4Cl4 + 2(Az H4Cl).

 

Cette espèce de préparation est pourtant connue dès Berthollet et indiquée incidemment dans les traités; mais on n'en parle jamais s'il s'agit précisément du chlorure de carbone. Pourquoi?

J'ajoute un détail qui a son importance: le diamant n'est rien moins que du carbone pur. Divers observateurs ont brûlé des diamants parfaitement limpides et ont constaté que ces diamants laissaient toujours des cendres, mais sans donner la composition de ces cendres.

J'en pourrais dire plus long, sauf ennui du lecteur, à propos du diamant. Mais je passe aux corindons, rubis, saphirs, émeraudes orientales. On a fait de ces pierres, il n'en faut pas douter. Ebelmen a, du reste, montré des corindons et surtout des spinelles cristallisés dans l'acide borique à l'aide d'une évaporation lente (puisqu'elle durait dix-huit mois) à une chaleur blanche que fournissait libéralement la manufacture de Sèvres. Tâchez d'en fabriquer par ce moyen.

MM. Deville et Caron procèdent plus rapidement. Ils décomposent, à une température inabordable aux petites bourses, le fluorure d'aluminium par l'acide borique en vapeur. C'est joli. On obtient, en effet, des corindons en cristaux plats, sans aucune valeur, nous avouent les auteurs du procédé. Essayez de faire mieux, cherchez un tour de main pour épaissir ces cristaux. Il faut chauffer, et cela coûte un prix fou. Je suppose que vous ayez fabriqué assez de fluorure d'aluminium, substance dont la possession est plus difficile que celle de la prude la plus endurcie.

Gaudin, l'éminent atomiste, a fait aussi cristalliser l'alumine, mais en cristaux microscopiques et incolores; il obtient très-facilement le corindon saccharoïde. J'ai obtenu aussi des corindons de bien des manières, entre autres en décomposant l'aluminiate de soude par le chlorure d'aluminium, lentement. J'ai fait aussi des spinelles par des procédés que je décrirai quelque part, s'il y a lieu.

Je ne prends pas d'exemples plus nombreux. Ceux que j'ai cités suffisent à montrer que les gens vraiment sérieux et capables cherchent, trouvent peut-être. Dans tous les temps, certaines réussites, brillantes, au point de vue de la fortune et de la réclame, ne peuvent être attribuées qu'à la possession de secrets analogues, car il ne faut pas supposer sceptiquement des services rendus à la raison d'État. Quand un chimiste, d'abord humble servant de laboratoire, est devenu riche, puissant et célèbre sans jamais avoir fait de travaux industriels, cherchez dans ses théories, dans ses actes, dans tout ce que vous pourrez savoir de sa biographie: vous y trouverez quelques chatoiements profitables.

 

Charles Cros.