BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Charles Cros

1842 -1888

 

Le Collier de griffes

 

posthume 1908

 

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Préface

 

La mort a fait si copieuse et si cruelle moisson parmi les hommes de ma génération, que je dois être l'un des derniers qui aient connu Charles Cros – l'un des derniers, au moins, à qui il ait été donné de pénétrer et de goûter le secret de son paradoxal génie.

Je l'ai pourtant peu fréquenté, malheureusement pour moi, car nous fîmes connaissance trop tard, quelques mois avant sa fin prématurée, et nous ne nous revîmes ensuite qu'à de rares intervalles, en coup de vent, mais c'en fut assez pour développer en moi une ardente sympathie, qui n'aurait pas tardé à devenir une étroite amitié faite à la fois d'ahurissement, d'admiration et de respect, pour cet homme extraordinaire, et qui, dans d'autres conditions, si le Fatum y eût mis un peu plus de complaisance, eût révolutionné le monde et laissé dans l'histoire une trace inoubliable.

C'est que, dans le vrai Charles Cros, si différent du bohème de la légende, il n'y avait pas seulement le délicieux aède de l'Archet et du Fleuve ou l'humoriste falot du Hareng saur, mais aussi un savant hors pair... D'aucuns disent même: «Le plus grand savant du dix-neuvième siècle.» Je n'y contredirai point.

C'est, en tout cas, un fait singulièrement suggestif qu'il ne puisse surgir une seule de ces miraculeuses découvertes qui sont en train de changer la face du monde, sans que le besoin s'impose d'évoquer cette étrange figure.

A part peut-être les rayons X, le radium et la télégraphie sans fil – et encore je n'en mettrais pas ma main au feu! – le nom de Charles Cros est mêlé à tout ce qui s'est fait d' extraordinaire et de fécond depuis quarante ans.

N'est-ce pas Charles Cros, par exemple, qui bien avant Verneuil, Frémy, Moissan, Maiche, tutti quanti, avait conçu et réalisé la synthèse artificielle des pierres précieuses? Ses deux inséparables confidents, Alphonse Allais et Charles de Sivry, qui cachaient l'un et l'autre, sous un masque de parade, un chimiste ignoré, me l'ont plus d'une fois affirmé, avant de mourir misérablement, eux aussi, avant l'heure. Charles de Sivry gardait même précieusement, comme autant de reliques, certains rubis, d'une perfection, en dépit de leur petitesse, à faire loucher les lapidaires, qui lui avaient été légués par son grand ami, en souvenir d'une collaboration insoupçonnée.

N'est-ce pas le même Charles Cros qui, dans sa Mécanique cérébrale – cette étonnante algèbre des rythmes et des formes, qui suffirait, à elle seule, à lui faire une place à côté des psychologues les plus subtils – avait le premier imaginé, décrit, précisé toutes les conditions du «radiomètre», avec lequel sir William Crookes jauge le vide et mesurer impondérable, et aussi de «photophone», dont Graham Bell avait rêvé de se servir pour faire parler la lumière et recueillir les échos du soleil?

On n'a pas dû l'oublier dans le monde académique, car cette page prophétique et magistrale a été lue sous la coupole de l'Institut. Je me suis même laissé conter que Graham Bell était là, et que, le premier effarement passé, il s'en alla loyalement serrer les mains de Charles Cros, en lui disant, non sans émotion:

... «C'est une admirable chose, monsieur, que vous avez faite là!»

N'est-ce pas encore à Charles Gros que revient indiscutablement la gloire d'avoir posé le premier le principe de la photographie des couleurs d' après la méthode dite des trois tirages, basée sur la décomposition et le triage des trois couleurs fondamentales?

Ce fut le 7 mai 1869 que la Société française de photographie écouta la lecture de ce mémoire destiné à faire époque, et, chose étrange, par une coïncidence presque invraisemblable, le même jour, elle prenait connaissance d'un autre mémoire sur le même sujet, dont fauteur, un chercheur de province, M. Ducos du Hauron, était arrivé, sans connaitre Charles Cros, sans même avoir jamais entendu parler de lui ni soupçonné son existence, aux mêmes conclusions et aux mêmes procédés, par des raisonnements identiques.

Inutile d'ajouter que ces deux grands hommes, que guettait la même injuste destinée, loin de s'en vouloir, profitèrent de l'occasion pour nouer entre eux les liens d'une affectueuse camaraderie...

Mais le plus étrange, c'est que, dans ce mémoire initial, Charles Cros avait si bien tout prévu, tout calculé, jusque dans les moindres nuances de la théorie, jusque dans les menus détails du manuel opératoire, qu'il n'a plus été besoin de rien ajouter ni de rien modifier au programme. Les seules améliorations apportées depuis à la méthode ainsi créée d'un bloc et de toutes pièces – telle Minerve, issant, déjà grande fille et déesse impeccable, du crâne de Jupiter – par ce cerveau transcendant, tiennent aux raffinements dans la fabrication de l'outillage et des matières premières qu'ont amenés peu à peu les progrès continus de l'industrie générale.

Aujourd'hui même où la photographie trichrôme est entrée dans la pratique courante, les résultats obtenus ne sont pas sensiblement supérieurs aux premiers spécimens que, grâce à la courtoise obligeance de feu Antoine Cros, le frère de Charles, j'ai pu moi-même exposer, voici tantôt vingt ans, dans la salle des dépêches de l'ancien Figaro.

C'est enfin Charles Cros qui, avant Edison, a inventé le phonographe...

Inutile de rouvrir ici un procès que j'ai déjà plaidé – et j'ose le dire, gagné – ailleurs 1). La preuve n'est plus à faire que le premier brevet pris par Edison pour le phonographe (15 janvier 1878) est postérieur de' huit mois et demi au dépôt, par Charles Cros, à l'Académie des Sciences (30 avril 1877) du pli cacheté contenant la description détaillée d'un appareil destiné à «enregistrer et reproduire les vibrations acoustiques», appareil baptisé du nom pittoresque de paléophone – comme qui dirait «voix du passé». Tous ceux, d'ailleurs, qui ont étudié la question savent que le phonographe d'Fdison ressemblait, point pour point et trait pour trait, au paléophone, à ceci près que, au lieu de s'y inscrire sur du noir de fumée, les sons s'y inscrivaient sur du papier d'étain.

Telle est la simple et stricte vérité.

A ce compte-là, le seul mérite d'Edison serait d'avoir matérialisé la théorie, d'avoir, en un mot, fait le premier enfant à l'idée à laquelle Charles Cros s'était contenté de faire une cour heureuse, mais platonique.

Il n'en fallait pas davantage, à une époque où les plus hautes spéculations de l'esprit n'ont chance de fasciner les foules qu'à la condition d'être immédiatement monnoyables, pour faire pencher la balance du côté du businessman. Dans ce match inégal, le dédain natif de Charles Cros pour les étroitesses et les banalités de la vie terre à terre, son souci presque mystique de l'impérissable et l'aristesse un peu hautaine de sa chevalerie scientifique le vouaient d'avance à la défaite. Croyant, quand il avait déchiffré quelque formidable énigme, avoir assez fait ainsi pour sa gloire, il se hâtait d'enfourcher un autre hippogriffe. C'est ainsi que, l'un après l'autre, les chefs d' oeuvre s'ensevelissaient, ignorés et stériles, au fond de ses tiroirs. Pendant ce temps-là, ses émules et ses plagiaires bâtissaient des usines, fondaient des sociétés et violaient la Renommée. Ainsi va le monde!

Sans doute, il faut aboutir. Il faut donner un corps au rêve. Mais comment aboutir, comment concréter le rêve, quand il faut lutter pour le pain quotidien et qu'on n'a pas un sou vaillant? Si même l'on songe que toutes ces merveilles, conçues à priori par une sorte de double vue divinatoire, sont sorties d'expériences rudimentaires, hâtives, bâclées de bric et de broc, sans outillage, sans argent, dans des mansardes d'étudiants en dèche, on se sent pénétré d'une plus grande admiration encore et d'un plus grand respect pour ce voyant génial, auquel on ne saurait comparer, dans toute l'histoire de l'esprit humain, que Bernard de Palissy, Léonard de Vinci et les grands hommes complets de la Renaissance.

Mais il avait, par contre, d'inexpiables tares. D'abord, c'était un indépendant, un indiscipliné, et il est de règle que les mandarins de l'orthodoxie laissent en fourrière les savants sans collier qui se permettent d'avoir raison en dehors des formules consacrées. Puis, cette vivante encyclopédie était reliée en peau de poète. Charles Cros faisait des vers! Il les faisait même – circonstance aggravante – harmonieux et superbes, et parfois, il les mettait en musique...

Pouvait-il donc sortir rien d'officiellement scientifique du Coffret de Santal?

... Je pourrais rappeler encore les études de Charles Cros sur l'électricité, dont il déplorait si drôlement les «agaçantes lenteurs» et la «constitution sirupeuse», son sténographe musical, réalisé depuis par d'autres sous le nom de «mélotrope», son télégraphe autographique, son chromomètre, son vertigineux projet de télégraphie optique interplanétaire, etc.

Mais j'en ait dit assez pour montrer non pas ce que Charles Cros, mathématicien, physicien, chimiste, philosophe et poète, aurait pu être, mais ce que, réellement, il a été.

Je suis heureux d'avoir pu accrocher cet hommage, inspiré par le souci de la justice et la vérité historique, au front du monument que la piété filiale de Guy-Charles Cros a voulu élever à la mémoire de l'homme qui lui a légué son glorieux nom, et qui, par la faute des circonstances, n'aura été que le Pic de la Mirandole d'un pays dont il aurait pu être le Goethe.

 

Emile Gautier.

 

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1) Le Phonographe, son passé, son présent, son avenir, par Emile Gautier. – Chez Flammarion, libraire-éditeur, 26, rue Racine. 1905.