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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Marceline Desbordes-Valmore
1786 - 1859
 


 






 



D o m e n i c a
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Jeune fille à la porte
(Adolph von Menzel 1847)




      Le jour suivant, pressé de finir mon dessin dans l'espoir de le vendre, librement aux prises avec mon abstinence dont je commençais à reprendre l'habitude, je vis apparaître au bout de mon escalier le bonnet de soie bleue, puis la tête de Giuseppe, puis ses bras tendus, portant deux plats l'un sur l'autre, et le flacon effilé du vin de Montefiascone. Cette vue me terrifia comme une proclamation de ma misère, à son de trompe. Guiseppe brava mon trouble avec une pitié pleine d'effronterie. Je dois avouer qu'elle me donna pour un moment l'envie de lui sauter au cou; mais la honte m'empêcha de convenir qu'il avait sondé ma blessure. Je soutins hardiment que j'avais besoin de me reposer, par la diète, des excès de table où m'avait entraîné mon ami, lui faisant observer que ses provisions seraient perdues s'il ne les remportait pas.

      - Qui sait, signor, insista-t-il gaîment, comme pour faire avaler une médecine à un enfant malade: on a quelquefois une faim canine durant la nuit, à votre âge surtout! moi qui vous parle, je me lève souvent pour manger au clair de lune.

      - Oui, vous qui travaillez beaucoup, Giuseppe: moi, je ne suis encore qu'un fainéant à Rome. On ose à peine y employer mon intelligence; et le travail seul me rouvrira l'appétit. Aussi, grâce vous soit rendue, bon Giuseppe. Il ne faut pas perdre le bien du Seigneur, et semer le blé devant les pigeons repus.

      Notre singulière altercation s'arrêta là. Giuseppe, tout rembruni, ne fut ni assez adroit ni assez soigneux pour me cacher qu'il reportait les mets tout droit dans la chambre de Fülle. Que le sort t'épargne, sur cette terre, la tentation d'un pareil bénédicité!

      - Je veux devenir avare, s'écria Karl. L'horreur de tomber dans une telle extrémité me fera prendre goût à l'argent. Je n'y avais jamais pensé!

      - Elle serait dure, en effet; à moins qu'une Domenica ne t'en consolât, de la part du ciel; car elle ne vivait guères qu'entre elle-même et lui. Je crus l'en voir descendre ce soir-là même, lorsque, après avoir porté mes réflexions au grand air, je remontais saisi de rage et d'une langueur brûlante que connaissent seuls ceux que la famine a pressés de ses bras maigres et fiévreux. Je crus . . . était-ce le vertige qui commençait à faire tournoyer mes esprits? Non! je vis, en effet, plus légère qu'un rêve, la forme de Domenica glisser rapidement entre le mur et moi. Et d'où sortait-elle? de ma chambre, toujours ouverte en mon absence. O Karl! de ma chambre! j'y rentrai sans savoir comment; je la parcourus stupéfait: elle me parut phosphorescente. Mes jambes devinrent à la fin si lasses que je fus obligé de m'asseoir; et craignant que ma tête n'éclatât de cette apparition lumineuse, je la plongeai sous mon oreiller que j'inondai de larmes: c'était les premières larmes de joie que j'eusse jamais versées. Je les laissai couler sans honte, bien que cette joie fût amère, et la fatigue acheva de m'endormir. Mon sommeil eut la même vision. Domenica était sortie de chez elle, mystérieuse et craintive, levant un peu sa robe flottante sur ses pieds pour monter plus vite le long de l'escalier. Dans ce rêve inquiet, elle avait touché mon visage d'un lys dont la pression m'éveilla. Il faisait grand jour. En confondant l'illusion avec la réalité, je ne pus m'empêcher de me moquer de moi-même, et frappant ma poitrine pour y réveiller les pensées dont mon adolescence avait été nourrie, je me levai moins lâche contre l'adversité, en lui jetant une fois encore le défi du courage. J'allai droit à ma Charité, qui me parut sublime et je la montrai à Dieu comme une prière. Il m'eût été difficile d'en articuler une autre.

      Et voilà qu'en replaçant mon dessin sur la table, j'y découvre une pièce d'or de celles qu'on nomme sequins au lys, parce qu'un lys y est empreint. Quelle charité vivante l'avait cachée sous mon travail? Mystère! la nuit même, comme un avertissement, un lys m'avait été montré par une des plus tristes divinités de ce monde, et la veille, je n'en doutais plus, Domenica était entrée dans ma chambre. Tout s'éclaircit pour me confondre: elle n'avait admis personne au secret de sa pudique aumône, personne entre elle et son plus pauvre frère! Plus j'y pense, plus cette action m'inspire de respect et d'attendrissement.

      Mais la pièce d'or m'étouffait. Je me mis à guetter si obstinément Domenica sans témoin, que j'eus le bonheur de la voir une fois enfin s'avancer dans la galerie, quelques secondes avant Fülle. M'élançant jusqu'à sa porte qu'elle venait d'entrouvrir, je la refermai un peu afin de n'être vu que de Domenica, et je m'agenouillai tremblant pour lui rendre le sequin.

      - Ce n'est pas moi! dit-elle à demi-voix, joignant les mains pour me la faire garder. Il est bien à vous! il est bien à vous! Je fus si saisi du désir de lui parler que je m'en sentis incapable. Mon silence ne la blessa pas; car, posant sur mes yeux la mélancolie des siens, elle, ajouta, pour me justifier de mon peu d'éloquence:

      - Vous ne savez pas beaucoup de paroles italiennes; mais moi j'ai su que vous étiez triste, et j'ai prié la Madone de vous consoler un peu.

      Elle rentra vivement; le sequin me resta, Je te dirai un jour à quel usage je veux qu'il soit consacré.

      En allant, comme je te l'ai dit, m'absorber, ou plutôt m'élever dans la vaste église de Saint-Pierre, j'y pensais trop, peut-être, à la grâce mondaine de la prima donna. Mais quoi! si chaste et si belle, n'eût-elle pas bien tenu sa place parmi les saintes de ce paradis de marbre? Quel juge sévère eût eu le courage de la bannir de la chapelle du Sépulcre, tombe immense, éclairée par cent-douze lampes qui ne s'éteignent que le jour du vendredi-saint? Non, cette tombe n'enfermait pas de figures pleurantes si dignes d'honorer la mémoire du grand martyr. Je ne te parlerai de tant de chefs-d'oeuvre que dans ce qu'ils ont eu de relatif à mon infortune d'alors. Parmi ces merveilles lumineuses qui finissent par causer à la faiblesse humaine un éblouissement et une lassitude accablante, ce qui m'entre le plus avant dans le coeur, ce fut le premier jet divin de Michel-Ange, suspendu au fond de la chapelle de la Piété, la Vierge tenant son fils mort sur ses genoux. Il me sembla que, pour la première fois, je comprenais dans toute son étendue le malheur de n'avoir pas de mère.

      Michel-Ange, à vingt-trois ans, fit ce chef-d'oeuvre de larmes et d'amour maternel. Moi, j'avais dix-huit ans et je n'avais pas même essayé mes mains d'homme: je failis m'évanouir en le contemplant. Je venais de comprendre ce qu'on m'avait raconté d'un jeune peintre a qui des débuts brillants firent donner le premier prix de son art, et qui, venu triomphant pour étudier l'Italie, mourut en la regardant, sans avoir pu retirer rien de ses leçons qu'une fièvre lente qui le consuma immobile et désespéré. Je sentis que les facultés admiratives, trop puissamment excitées, peuvent produire les ravages d'une grande passion et dessécher le cerveau trop faible ou trop ardent qui les recèle.

      Quand je sortis de cette extase et pour en respirer, j'osai promener mon infimité sur le sommet de la basilique du monde. J'y montai aussi facilement que le moineau monte au nuage, à l'aide d'un escalier fait à vis composé de cent-quarante-un degrés, d'une pente si douce que les chevaux y pourraient gravir tout chargés.

      J'y trouvai un peuple nouveau de statues gigantesques qui me frappèrent d'étonnement. Je n'entreprendrai pas de te décrire minutieusement cette haute magnificence; les détails échappent au souvenir, mais l'ensemble en habite éternellement l'esprit qui l'a vu. Un pareil monument semble s'être élevé de lui-même au-dessus des jardins de Néron pour porter jusqu'au ciel les cris des milliers de chrétiens qu'il y fit massacrer. C'est au milieu de ce vaste cimetière que saint Pierre est enterré, et que, de siècle en siècle, les chapelles expiatoires s'amoncèlent sur cette immortelle hécatombe. Il semble que par dessous, les infatigables martyrs travaillent sans relâche à en réparer les ruines pour ajouter aux imposantes annales de la grande croix latine.

      Vois-tu, Karl, rêver une action basse, une étroite ambition après avoir parcouru Saint-Pierre du Vatican, c'est y être entré en aveugle. Figure-toi le Simplon fait église. Je n'aurai pas accompli ma vie si je n'y retourne avec toi. Le peuple mis par le ciel en possession de si nobles trésors, et qui n'est pas le premier peuple du globe, en est le plus bas.

      Si tu vas là sans moi, l'impassible cicérone, argile intégrante et mouvante du grand temple chrétien, t'en dira l'élévation, les dimensions colossales, les millions d'écus entassés pour l'érection de cette majestueuse pensée; mais toi, rien que toi ne t'apprendra l'effet que produit la façade, le soir surtout de la fête des apôtres Saint-Paul et Saint-Pierre , lorsque les trois coupoles et la colonnade, remplies de statues prodigieuses, s'illuminent par quatre à cinq mille lampions et huit cent torches flamboyantes. C'est là une fête du paradis visible, tel qu'il est permis à nos faibles sens de nous le représenter.

      Quant j'arrivai au sommet de la croix qui plane sur l'étendue inhabitée que l'oeil découvre avec une sorte d'épouvante, mon organisation n'avait pas acquis assez de développement et de force pour embrasser à la fois sans une mélancolie poignante ces tristes campagnes de Rome, incultes et désertes, offrant le purgatoire gisant au pied du palais divin: Je coulai à terre sous tant d'émotions écrasantes, et comme si je répandais à Dieu ma vie, je fondis en pleurs. C'est là que me trouvèrent les peintres Camuccini, conduits jusqu'à moi, peut-être, par un fil providentiel? Ils relevèrent mon dessin de la Charité gisant en rouleau près de moi. Ce dessin, me dirent-ils plus tard, les frappa d'étonnement et d'un intérêt véritable. Touchés de mon admiration, les deux frères m'aidèrent à la supporter. Ils devinrent pour moi des amis dans ce désert splendide où se consumait ma jeunesse inoccupée. L'aîné de ces deux peintres célèbres m'employa de suite à quelques travaux dans le temple d'Hercule Gardien qu'il restaurait alors. Respire, Karl, reprends sans remords ton cigare: Je travaille enfin! Je monte au Vatican dans la chapelle Sixtine. Me voilà tout en haut de l'échafaudage, aidant à la réparation du jugement dernier. J'y demeure saisi de respect, presque de terreur, isolé sur cette grande élévation, d'où je pénètre en quelque sorte dans les secrets du ciel, tel que l'a vu Michel-Ange, et qui reparaît éclairé lumineusement par un procédé si simple qu'il en semble vulgaire. Ce procédé venait d'être découvert par l'ingénieux Camuccini. A l'aide de la mie de pain j'enlève moi-même, avec un saint respect, la couche graisseuse que le temps et la fumée des lampes éternelles ont étendue sur cette belle muraille.

      On dit qu'un enfant, aux bras de sa mère qui priait, indiqua sans s'en douter, le moyen dont je te parle, s'obstinant à faire manger au petit Jésus le pain qu'il tenait, le pressant incessamment contre la bouche noircie de l'enfant peint à fresque. Ce doux frottement nettoya le chef-d'oeuvre; la couleur ternie reprit son éclat, et l'invention fut proclamée heureuse.

      A propos de cette invention, une révolte eut lieu, grave et plaisante à la fois. J'y jouai par hasard un rôle de victime qui me valut depuis des preuves sans nombre de l'attachement des deux frères et de l'attachement du pape. Elle m'ouvrit, sans retour, la carrière qui m'entraînait avec d'autant plus de force que j'étais sûr de t'y retrouver un jour. Ce moyen, d'un bonheur inouï pour raviver la fresque, était de la mie de pain, roulée patiemment et assez légèrement pour n'enlever que l'épaisseur de la fumée huileuse. La grande oeuvre en absorba bientôt une si prodigieuse quantité que de sourds murmures commencèrent à circuler parmi le peuple. Les chariots de pain qui passaient journellement dans les rues, éveillèrent chez les pauvres des craintes de famine. Et ce mot redoutable vola de bouche en bouche, au point d'amener la fièvre qu'il excite jusqu'à l'exaspération et les cris. Un rassemblement se forma, grossi de moment en moment par de nouveaux alarmistes; peu après des femmes troublées, leurs enfants sur les bras, assaillirent la porte par où l'on pénètre à la chapelle lumineuse.

      D'abord inquiètes et sombres, ces femmes gardèrent un silence farouche. Bientôt elles murmurèrent tout haut et se mirent en travers des chariots qu'elles avaient suivis. En peu d'instants le pain fut pillé au milieu des cris glapissants de: Carestia! carestia! Morte ai Camuccini!

      Tandis que les Camuccini se réfugiaient en toute hâte à l'intérieur du palais jusqu'auprès du pontife pour l'instruire de ce mouvement, j'apparus aux indigents révoltés, seul et tout en haut de l'échafaudage, ne comprenant rien à leur fureur, les mains pleines de ce pain qu'ils trouvaient si indignement profané. Dans le temps que quelques- uns s'enfuyaient chargés de ce qu'ils en avaient pu prendre, la fureur des autres s'alluma contre moi jusqu'à vouloir briser l'échafaudage qui me soutenait. Je n'en pus descendre avec assez de précipitation pour ne pas tomber au milieu des assaillants, sans me faire toutefois la moindre blessure; cet essaim de pauvres était si serré que je glissai de leurs épaules sur mes pieds, ne pouvant malheureusement leur adresser la parole que pour les irriter encore davantage; car mon accent germanique, à l'appui de mes cheveux blonds, ne fit que les affermir dans l'idée que j'étais à la tête d'une conspiration allemande, et que j'arrivais, au nom de notre gracieux empereur, qu'ils abhorrent, pour les faire tous mourir de faim. Les cris carestia! carestia! se relevèrent alors avec une explosion effrayante. Une de ces femmes furieuses, mêlant tout-à-coup le respect à la colère et la prière à l'injure, se prosterna vivement devant une madone illuminée, excitant l'enfant qu'elle portait sur son sein nu à crier comme elle: Carestia! carestia! Ce bégaiement de l'enfant me fit mal. Néanmoins, j'étais tiraillé de manière à ne pas rester longtemps en vie dans leurs mains, lorsque les soldats du pape les dispersèrent comme une nuée de corneilles. Les soldats m'emmenèrent, délabré, jusque dans les cours du palais, où l'on changea mes vêtements déchirés contre des neufs, sur la réclamation des frères Camuccini.

      Le pape ne put s'empêcher de rire de la terreur panique de ces pauvres femmes, et nous retint tout le jour à l'abri de leur ressentiment. Il fit faire, avec autant de bonté que de prudence, une large distribution de pain aux plus misérables, afin de constater l'abondance du blé dans Rome; puis un improvisateur annonca publiquement sur toutes les places et à la porte du peuple, que la partie céleste du jugement dernier se trouvant éclairée par le sacrifice religieux de quelques sacs de farine, l'Eglise romaine était contente et n'en demandait pas davantage; que, pour ainsi, la région basse et terrestre du tableau demeurerait dans l'obscurité jusqu'à l'appel général des vivants et des morts. C'est ainsi que l'émeute fut étouffée aux pieds du Vatican dans les ardentes acclamations de: «Vive le pape! Vivent les Camuccini!».

      La restauration du chef-d'oeuvre de Michel-Ange fut en effet abandonnée dès ce moment. La partie haute demeura donc inondée de lumière au-dessus d'un sombre tumulte, qui, par ce hasard étranger, offre l'étonnante opposition de la tristesse des hommes avec la rayonnante allégresse qui circule parmi les séraphins.

      Michel-Ange aussi faillit être précipité du haut de son échafaudage; mais ce fut par le pape irrité de ce qu'il appelait sa lenteur. On peut juger de cette lenteur, en contemplant avec stupéfaction les produits qu'il a terminés en vingt mois. Il est vrai que le pape le traitait en géant. Cette oeuvre complète est toute la création du monde, jointe en vingt traits de l'Ancien Testament. La perfection émerveillante de ce vaste travail coûterait la vie à dix hommes comme moi. Je n'eus de ressemblance avec lui que d'être menacé d'une grande chute. Lui, se releva Michel-Ange; moi je dus me trouver heureux d'occuper un coin dans la magnifique bibliothèque où je fus attaché par le bon vouloir du pape. Mais sitôt que, grâce aux soins des Camuccini, le statuaire Canova m'eut admis dans ses ateliers, je n'ouvris plus d'autres livres que les blocs de marbres où, comme toi, j'essayais d'immortaliser quelques pages encore inédites de ce grand art.

      - Est-ce que tu ne me parles plus de la jeune chanteuse? demanda Karl, que l'émeute avait moins intéressé. Aussitôt et comme un homme qui se livre à des souvenirs redoutables pour n'y retomber de sa vie, Régis reprit plus résolûment sa narration interrompue.

      A l'approche des fêtes de Pâques, le bruit de la représentation extraordinaire de l'opéra de Lucia frôla délicieusement les rues de Rome. Le soir qui précéda cette solennité Domenica, épuisée par la fatigue des répétitions, des visites, de l'essai de ses parures, de tous les tracas de cette position flottante entre le luxe et la pauvreté, se reposait dans l'humble chambre qu'elle osait appeler sienne. Fülle, comme à l'ordinaire, en avait ôté soigneusement la clef, quand je vis tout-à-coup Piramonti franchir d'en-bas l'escalier et la galerie tournante qui menait à cette chambre. Il en demanda la clé si brusquement à Fülle qu'elle le suivit, inquiète, sans qu'il s'en aperçût. La pâleur peu ordinaire et l'air égaré du musicien me frappèrent: la pensée même de cet homme était bruyante. Je m'alarmai, sans savoir pourquoi, d'une lettre qu'il froissait dans ses mains. Avant le soir, j'appris tout par la vieille nourrice.

      Un fripon hardi, le même buveur assidu qui calculait si juste la valeur d'une belle voix, avait amené le maître de la jeune virtuose à risquer tout ce qu'il possédait, par elle, dans une vaste spéculation théâtrale. Lui-même s'y était embarqué sans autres fonds que ceux dont il savait Piramonti possesseur, et, cet homme ayant fui la veille, son associé demeurait seul responsable des pertes immenses de leur déplorable entreprise.

      L'égarement de Piramonti, me dit Fülle, se manifesta d'abord par des imprécations qui les glacèrent de terreur. Il se cria perdu en se frappant la tête contre les murs, non que la pauvreté l'épouvantât peut-être plus que ces humbles femmes: elle leur avait été familière à tous trois et l'avenir pouvait encore une fois réparer l'inhabileté du musicien. Mais la responsabilité, mais l'insuffisance de sa fortune, mais l'idée que les créanciers en l'en dépouillant allaient le retenir dans une austère prison, faisaient fermenter d'étranges projets dans cette intelligence grossière. Durant le temps qu'il arpentait la chambre comme un homme en délire, Domenica, sans un reproche sur les lèvres, demeurait anéantie de pitié pure pour celui qui s'était scandaleusement approprié les fruits de son travail. Après un silence écrasant pour tous deux, Piramonti s'approcha de la jeune fille et lui dit à voix basse:

      - Voulez-vous me sauver, Domenica?

      - Moi! s'écria-t-elle, en reprenant couleur. Dites comment, dites vite! répéta-t-elle avec une adorable joie.

      Que devint cette joie quand il lui fut répondu:

      - Je rumine depuis quelque temps . . . J'aurais déjà dû vous parler d'un plan pour votre avenir; je ne sais pourquoi j'éludais. Vous étiez si jeune, et puis encore si pudibonde! . . .

      Les cheveux blancs de Fülle se dressèrent à ce préambule; elle n'en perdait pas un mot, cachée au fond de l'alcôve virginale de Domenica.

      Piramonti reprit courage et poursuivit: - Aujourd'hui pourtant il faut bien en finir: dites donc, les misérables ne me marchanderont pas. Mais le prince d'Al . . .r est si riche, si généreux, si passionné!

      Domenica se leva droite et demeura immobile devant lui.

      - Ecoutez! le bon, le libéral, le magnifique et amoureux seigneur m'a souvent offert des sommes folles pour vous décider à l'honorer de votre confiance secrète. Entendez-moi bien: il m'a conjuré cent fois avec une affection paternelle d'user de mon ascendant sur votre esprit (qui mérite d'en avoir plus que moi?) pour vous décider à le traiter enfin gracieusement. Vous êtes sauvage comme une chèvre des Calabres! Moi, je parle à cette heure, parce que c'est un devoir pour vous d'accepter ses offres de service. Elles sont brillantes, je vous l'atteste, et solides, vous pouvez m'en croire. Je ne veux pas vous sacrifier inutilement. Ne me regardez donc pas de cette manière, enfant que vous êtes. Ne frissonnez donc pas comme si je vous parlais d'une action monstrueuse d'un fait qu'on n'ait jamais vu. L'histoire est remplie des exemples de jeunes filles se dévouant, de manière ou d'autre pour leurs parents. Je suis votre parent, je suis votre protecteur. J'ai lu avec enthousiasme l'opéra d'Antigone, se consacrant à la misère et à l'exil, pour son père aveugle, coupable de grands crimes. Lisez ces beaux exemples. Je ne suis pas aveugle, mais je veux mourir si je sais par où me sauver du labyrinthe où me laisse un voleur abominable. Conduisez-moi, mon Antigone. Sans moi, vous ne seriez rien du tout: nous aurons fait tous deux notre devoir.

      Maintenant, laissez-moi vous apprendre que de pareilles ouvertures m'ont été faites plus d'une fois par des hommes de la plus haute distinction, parfaitement honnêtes, dont je m'honore d'être l'humble serviteur. Je ne conçois pas que j'aie eu le fierté ou la sottise de les refuser, car tout cela est dans les moeurs, Domenica, et le diamant n'est bien monté que dans l'or. J'étais, à vrai dire, infatué de votre sagesse: elle pouvait vous faire monter très haut, donc elle me remplissait d'un juste orgueil. Si je vous avais vue suivre fermement le sentier de la vertu, je me serais fait scrupule de combattre vos préjugés; mais sachant vos secrètes préférences pour un ténor suranné, je ne vois pas pourquoi je serais la victime, quand il s'agit de mon intérêt et du vôtre.

      - Jésus! cria Domenica d'une voix déchirante, sortant par un effort, de la muette horreur qui la tenait silencieuse vous ne parlez pas sérieusement? Vous ne pensez pas ce qué vous dites? Cataneo n'a jamais été un malhonnête homme avec moi. Eh! comment, poursuivit-elle avec une profonde innocence, pouvez-vous penser si mal de votre enfant? un père!

      - D'abord, je ne suis pas votre père, répliqua Piramonti avec quelque confusion. Il est vrai que je vous ai prouvé toute la tendresse que j'aurais eue, l'étant. Mais il n'est pas question, poursuivit-il en s'animant par la colère, de me mettre hors de moi par toutes ces grandes phrases, quand je suis déjà presque fou de désespoir. Vous pouvez parler ainsi à toutes vos grandes dames, quoiqu'elles ne vaillent pas plus que vous, j'en jurerais. Mais à moi, laissez-moi donc! Domenica; croyez-vous très habile, mais non pas assez pour me tromper et démentir l'évidence; elle crève les yeux. Le prince l'ignore, par bonheur.

      Domenica, stupéfaite, ne bougeait plus; c'est elle qui se sentait devenir folle.

      - Quoi donc! reprit-il exaspéré de son silence, prétendez-vous me faire accroire que Cataneo, pouvant fréquenter ce qu'il y a de plus prodigue, de plus somptueux en Italie, et se délecter aux raretés des meilleures tables, viendrait frugalement souper du lait et des fruits de la vôtre, et dans le seul intérêt de chanter avec vous la musique de Rossini! Assez! assez! Domenica. Je pense qu'il est de mon devoir de ne pas prodiguer ainsi votre vie en pure perte; la passion nuit à l'art, et à ce propos j'en reviens au riche et vieux dilettante.

      - Vous me tuez! dit en l'interrompant Domenica, étouffée par le désespoir et la colère. Prenez-y garde, au moins, vous me tuez si vous continuez de parler ainsi!

      Ces paroles et la voix étrange qui les articulait attirèrent l'attention de Piramonti. La blancheur effrayante de Domenica l'avertit qu'il était prudent d'essayer d'un discours moins cynique; il fit trêve à son brusque sarcasme, et s'efforça de l'apaiser; mais elle demeura sans répondre, cachée sous son mouchoir, tandis qu'il poursuivait l'énumération des droits que le seigneur romain avait acquis à sa reconnaissance.

      Enfin, résuma-t-il, soyez au moins polie, simplement polie. Tournez vers lui demain le salut de votre bouquet: il n'en demande pas davantage pour me retirer de l'abîme. Allons, promettez-moi cela, car jusqu'à présent vous êtes, sur ma parole, trop dure avec cette bonne âme. Pauvre fille! est-ce que je vous parlerais tant de lui, si le docteur Asdente n'assurait pas que vous chantez beaucoup trop; qu'un repos de six mois dans quelque riche villa vous irait à merveille; et je connais celle qui peut vous appartenir. Au surplus, que voulez-vous que j'oppose à ce désastre qui me tombe sur la tête comme un coup de foudre? Allez, vous n'avez pas d'âme avec vos scrupules!

      Domenica, qui s'était réfugiée sur un siège au fond de la chambre, répondit d'un ton faible qu'elle le conjurait de la laisser, qu'elle ne pouvait rien entendre davantage, qu'elle ne pouvait plus parler du tout à cette heure, et que le lendemain . . . il attendit; mais elle s'arrêta, incapable en effet de prononcer une parole de plus.

      Piramonti, mécontent et effrayé, se retira après avoir un peu serré la main froide de la fille de sa soeur. Elle venait de ressembler étonnamment à cette soeur dans la précoce gravité de ses traits de vierge, empreints d'une grande douleur. Quand Fülle, qui avait tout écouté, sortit de l'alcôve, après que son maître eut quitté la chambre, Domenica ne dit rien en cachant sa tête dans la poitrine de sa vieille amie; mais elle sanglota longtemps sans trouver une parole qui exprimât la violence de ses sentiments.

      Durant cette douleur, Piramonti courait aux créanciers, s'efforçant d'entrer en accommodement avec eux. N'ayant pu réussir, il rentra résolu de conclure avec le prince l'horrible traité qui pouvait seul, pensait-il, le délivrer de la prison dont la peur faisait ruisseler une sueur glacée par tout son corps.

      - Elevez donc des enfants pour qu'ils vous laissent froidement périr! dit-il à Fülle qui frissonna sans paraître le comprendre.

      Cet homme n'avait pas même la conscience du crime qu'il méditait. Habitué longtemps à ne vivre que d'expédients qui lui coûtaient plus d'invention et de travail que le travail qu'il abhorrait, il dressait alors mille plans contre la vertu d'un ange, sans s'avouer le moins du monde que c'était plus qu'un assassinat. Le sort, disait-il, le reprenait en traître, il fallait bien vaincre le sort.

      Un seul éclair pur traversa la fièvre mauvaise dans laquelle se débattait cette âme sans principe: ce fut de fuir avec la jeune chanteuse au moment où le spectacle du lendemain serait près de finir, et de la délivrer, par là, du sacrifice qui révoltait à ce point une religion si sauvage. Il avoua, depuis, qu'il eut un débat pénible avec sa conscience, mais que le soupçon de l'amour coupable et partagé de Cataneo fut la justification qu'il s'allégua pour persister dans sa honteuse inspiration.

      Fülle retrouva sa jeune maîtresse tristement assise sur le parquet de sa petite chambre. Un coup violent avait frappé dans le coeur l'innocente créature: l'idée de passer, sans espoir de justification, pour une fille déshonorée la tenait courbée vers la terre sous une honte sans mesure.

      - Plutôt morte que soupçonnée, dit-elle plusieurs fois à voix basse; et une profonde horreur remplissait son âme. Les dégâts de ses chastes épargnes n'avaient fait que glisser sur cette âme généreuse. Avait-elle jamais compté pour donner! Un seul supplice se dressa devant elle: le frère de sa mère l'accusant en face et la flétrissant tout ensemble. Des mots formidables bourdonnaient dans son entendement; les mots les plus hideux, les plus impossibles à supporter pour une fille pure, et Domenica l'était comme Ninio, mort à douze ans de son dernier concert.

      Adoptée par le père de Ninio, elle avait, je te l'ai dit, beaucoup aimé ce parent vulgaire. Surtout elle l'avait craint et respecté comme parent de sa mère: que devint-elle alors, forcée de s'avouer que sa bassesse surpassait encore sa dureté? Le lendemain, elle ne versait plus de larmes, mais elle était blanche comme une statue, et, regardant Fülle avec un peu d'égarement, sans se plaindre de la fièvre ardente qui hâtait sa respiration, elle joignit les mains, comme si elle demandait le monde:

      - De l'eau! de l'eau! nourrice, dit-elle instamment. J'ai soif par tout mon corps. Je voudrais la cascade que j'ai entendue cette nuit dans des rêves où rien n'était visible. Mais cette bonne cascade, je l'entendais toujours!

      Ramenée au calme par les caresses de sa vieille servante, elle prit un peu d'aliments et tâcha de penser. Elle lui confia de nouveau qu'elle se croyait un seul ami sur la terre et qu'elle devait le consulter dans un danger si grand; un ami qui, peut-être, n'éprouverait pas de ce complot horrible autant de surprise qu'elle-même.

      - Car, ajouta-t-elle avec un abandon ingénu, il a quelquefois dit et craint des choses que je ne comprenais pas bien, que je ne voulais pas croire, mais qui sont vraies, nourrice, dans leur démence immorale, comme il est vrai, lui, dans sa loyale tendresse pour moi.

      Fülle l'ayant exhortée à tout dire à l'honnête Cataneo, qui sûrement lui donnerait de sages avis, un rayon d'espérance éclaira la jeune âme.

      - Il était possible, confia-t-elle encore à Fülle, que Dieu l'enveloppât de sa bonté, et que Cataneo changeât tout en bonheur pour elle. Puis elle sourit en attachant ses grands yeux noirs sur Fülle, afin qu'elle pût y voir jusqu'au fond; elle n'osa pourtant avouer par des paroles toute sa tendre pensée, mais après ce long regard qui disait le secret à Fülle, la nature épuisée la fit tomber dans un demi-sommeil. Elle s'éveilla quelque peu rafraîchie, visitée qu'elle venait d'être par une étrange, mais douce vision: Ninio s'approchant tout près d'elle, habillé d'une vêtement inconnu, et la regardant avec un sourire sans tristesse, lui avait dit tout bas: - Ne crains rien, Domenica: tu seras libre demain.
 
 
 
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