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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Marceline Desbordes-Valmore
1786 - 1859
 


 






 




P o é s i e s
1830

______________________


 
026
L ' A R B R I S S E A U
éd. 1819

à Monsieur Alibert


La tristesse est rêveuse, et je rêve souvent;
La nature m'y porte, on la trompe avec peine:
     Je rêve au bruit de l'eau qui se promène,
Au murmure du saule agité par le vent.
5
J'écoute: un souvenir répond à ma tristesse;
Un autre souvenir s'éveille dans mon coeur:
Chaque objet me pénètre, et répand sa couleur
          Sur le sentiment qui m'oppresse.
          Ainsi le nuage s'enfuit,
10
          Pressé par un autre nuage:
          Ainsi le flot fuit le rivage,
          Cédant au flot qui le poursuit.

     J'ai vu languir, au fond de la vallée,
     Un arbrisseau qu'oubliait le bonheur;
15
L'aurore se levait sans éclairer sa fleur,
Et pour lui la nature était sombre et voilée.
Ses printemps ignorés s'écoulaient dans la nuit;
     L'amour jamais d'une fraîche guirlande
     A ses rameaux n'avait laissé l'offrande:
20
          Il fait froid aux lieux qu'Amour fuit.
L'ombre humide éteignait sa force languissante;
Son front pour s'élever faisait un vain effort;
Un éternel hiver, une eau triste et dormante
Jusque dans sa racine allait porter la mort.

25
«Hélas! faut-il mourir sans connaître la vie!
Sans avoir vu des cieux briller les doux flambeaux!
Je n'atteindrai jamais de ces arbres si beaux
          La couronne verte et fleurie!
Ils dominent au loin sur les champs d'alentour:
30
On dit que le soleil dore leur beau feuillage;
     Et moi, sous leur impénétrable ombrage,
          Je devine à peine le jour !
Vallon où je me meurs, votre triste influence
A préparé ma chute auprès de ma naissance.
35
     Bientôt, hélas! je ne dois plus gémir!
     Déjà ma feuille a cessé de frémir.....
     Je meurs, je meurs.» Ce douloureux murmure
     Toucha le dieu protecteur du vallon.
     C'était le temps où le noir Aquilon
40
     Laisse, en fuyant, respirer la nature.
     «Non, dit le dieu: qu'un souffle de chaleur
     Pénétre au sein de ta tige glacée!
     Ta vie heureuse est enfin commencée;
     Relève-toi, j'ai ranimé ta fleur.
45
     Je te consacre aux nymphes des bocages;
     A mes lauriers tes rameaux vont s'unir,
Et j'irai quelque jour sous leurs jeunes ombrages
          Chercher un souvenir.»

L'arbrisseau, faible encor, tressaillit d'espérance;
50
Dans le pressentiment il goûta l'existence;
Comme l'aveugle-né, saisi d'un doux transport,
Voit fuir sa longue nuit, image de la mort,
Quand une main divine entr'ouvre sa paupière,
Et conduit à son âme un rayon de lumière:
55
L'air qu'il respire alors est un bienfait nouveau;
     Il est plus pur: il vient d'un ciel si beau!
 


I D Y L L E S


027
L E S   R O S E S
éd. 1820

     L'air était pur, la nuit régnait sans voiles;
     Elle riait du dépit de l'Amour:
     Il aime l'ombre, et le feu des étoiles,
     En scintillant, formait un nouveau jour.
5
     Tout s'y trompait. L'oiseau, dans le bocage,
     Prenait minuit pour l'heure des concerts;
     Et les zéphyrs, surpris de ce ramage,
     Plus mollement le portaient dans les airs.
     Tandis qu'aux champs quelques jeunes abeilles
10
     Volaient encore en tourbillons légers,
Le printemps en silence épanchait ses corbeilles
Et de ses doux présents embaumait nos vergers.
Ô ma mère! On eût dit qu'une fête aux campagnes,
Dans cette belle nuit, se célébrait tout bas;
15
On eût dit que de loin mes plus chères compagnes
Murmuraient des chansons pour attirer mes pas.

J'écoutais, j'entendais couler, parmi les roses,
Le ruisseau qui, baignant leurs couronnes écloses,
Oppose un voile humide aux brûlantes chaleurs;
20
Et moi, cherchant le frais sur la mousse et les fleurs,
     Je m'endormis. Ne grondez pas, ma mère!
     Dans notre enclos qui pouvait pénétrer?
     Moutons et chiens, tout venait de rentrer.
Et j'avais vu Daphnis passer avec son père.
25
     Au bruit de l'eau, je sentis le sommeil
Envelopper mon âme et mes yeux d'un nuage,
     Et lentement s'évanouir l'image
     Que je tremblais de revoir au réveil:
     Je m'endormis. Mais l'image enhardie
30
     Au bruit de l'eau se glissa dans mon coeur.
     Le chant des bois, leur vague mélodie,
     En la berçant, fait rêver la pudeur.
En vain pour m'éveiller mes compagnes chéries,
     En me tendant leurs bras entrelacés,
35
Auraient fait de mon nom retentir les prairies;
J'aurais dit: «non! Je dors, je veux dormir! Dansez!»

Mille songes couraient; c'étaient les seuls nuages
Que la lune teignît de ses vagues lueurs;
Comme les papillons sur leurs ailes volages
40
De l'air qui les balance empruntent les couleurs.

Calme, les yeux fermés, je me sentais sourire;
Des songes prêts à fuir je retenais l'essor;
Mais las de voltiger, (ma mère, j'en soupire,)
Ils disparurent tous; un seul me trouble encor,
45
Un seul. Je vis Daphnis franchissant la clairière;
Son ombre s'approcha de mon sein palpitant:
     C'était une ombre, et j'avais peur pourtant,
     Mais le sommeil enchaînait ma paupière.
Doucement, doucement, il m'appela deux fois;
50
          J'allais crier, j'étais tremblante;
Je sentis sur ma bouche une rose brûlante,
          Et la frayeur m'ôta la voix.

     Depuis ce temps, ne grondez pas, ma mère,
Daphnis, qui chaque soir passait avec son père,
55
Daphnis me suit partout pensif et curieux:
Ô ma mère! Il a vu mon rêve dans mes yeux!
 

028
L A   J O U R N E E
P E R D U E

éd. 1820

          Me voici... je respire à peine!
          Une feuille m'intimidait;
          Le bruit du ruisseau m'alarmait;
          Je te vois... je n'ai plus d'haleine!
5
          Attends... je croyais aujourd'hui
Ne pouvoir respirer auprès de ce que j'aime;
Je me sentais mourir, en ce tourment extrême,
          De ta peine et de mon ennui.

Quoi! Je cherche ta main, et tu n'oses sourire!
10
Ton regard me pénètre et semble m'accuser!
Je te pardonne, ingrat, tout ce qu'il semble dire;
Mais laisse-moi du moins le temps de m'excuser.

J'ai vu nos moissonneurs réunis sous l'ombrage;
Ils chantaient; mais pas un ne dit bien ta chanson.
15
Ma mère, lasse enfin de veiller la moisson,
Dormait. Je voyais tout, les yeux sur mon ouvrage.
Alors, en retenant le souffle de mon coeur,
          Qui battait sous ma collerette,
Je fuyais dans les blés, ainsi qu'une fauvette
20
          Quand on l'appelle, ou qu'elle a peur.
Je suivais en courant ton image chérie,
     Qui m'attirait, souriait comme toi;
          Mais aux travaux de la prairie
Les malins moissonneurs m'enchaînaient malgré moi.
25
L'un m'appelait si haut qu'il éveillait ma mère;
Je revenais confuse, en cueillant des pavots,
Et, caressant ses yeux de leur fraîcheur légère,
Je grondais le méchant qui troublait son repos.
Hélas! J'aurais voulu m'endormir auprès d'elle,
30
          Mais je ne dors jamais le jour;
La nuit même, la nuit me paraît éternelle,
Et j'aime mieux te voir que de rêver d'amour.
Que mon coeur est changé! Comme il était tranquille!
     Je le sentais à peine respirer.
35
Ah! Quand il ne fait plus que battre et soupirer,
L'heure qui nous sépare au temps est inutile.
En voyant le soleil encor si loin du soir,
Je me disais: «mon dieu! Que ma mère est heureuse!
Le repos la surprend dès qu'elle peut s'asseoir;
40
          Ma mère n'est pas amoureuse!»
Et je fermais les yeux pour rêver le bonheur;
Et mes yeux te voyaient couché dans ce bois sombre,
          Et, quand tu gémissais à l'ombre,
          Le soleil me brûlait le coeur.
45
De ce bois où mon âme était tout attachée,
          Deux fois j'ai vu sortir ton chien;
Par ton ordre peut-être il appelait le mien;
Le mien n'osait répondre, et j'en étais touchée.
Pauvres chiens! vieux amis! frères du même jour,
50
Comme en vous revoyant votre joie est paisible!
Olivier! l'amitié n'a donc rien de pénible?
Ils sont donc plus heureux? mais ils n'ont pas d'amour.
Olivier, voudrais-tu? ... Que ton sourire est tendre!
L'amitié n'est pas là! Je ne puis pas parler,
55
Dis-moi ... que disions-nous? Oh! comment rappeler
          Tout ce qui me reste à t'apprendre?

Regarde: ce matin j'avais tressé ces fleurs;
Mais quoi! Tout a langui des feux de la journée;
     Et la couronne à l'amour destinée
60
          N'a servi qu'à voiler mes pleurs.
Je pleurais: c'est que l'heure, à présent si légère,
               Dormait comme ma mère.
Enfin le jour se cache et me prend en pitié,
Enfin l'agneau bêlant quitte le pâturage;
65
Ma mère sans me voir est rentrée au village.
Et déjà ma promesse est remplie à moitié.
Je te vois, je te parle, et je te donne encore
Ce bouquet dont l'éclat s'est perdu sur mon sein.
          Demande-lui si je t'adore;
70
Moi, j'accours seulement pour te dire: «à demain!»
 

029
L ' A D I E U
D U   S O I R

éd. 1819

          Dieu! Qu'il est tard! Quelle surprise!
          Le temps a fui comme un éclair;
          Douze fois l'heure a frappé l'air,
     Et près de toi je suis encore assise!
5
Et loin de pressentir le moment du sommeil,
Je croyais voir encore un rayon de soleil!

Se peut-il que déjà l'oiseau dorme au bocage!
          Ah! Pour dormir il fait si beau!
Les étoiles en feu brillent dans le ruisseau,
10
          Et le ciel n'a pas un nuage.
          On dirait que c'est pour l'amour
Qu'une si belle nuit a remplacé le jour!
     Mais, il le faut, regagne ta chaumière;
Garde-toi d'éveiller notre chien endormi,
15
          Il méconnaîtrait son ami,
Et de mon imprudence il instruirait ma mère.
Tu ne me réponds pas? Tu détournes les yeux!
Hélas! Tu veux en vain me cacher ta tristesse;
          Tout ce qui manque à ta tendresse
20
          Ne manque-t-il pas à mes voeux?
     De te quitter donne-moi le courage;
Écoute la raison, va-t-en. Laisse ma main!
     Il est minuit; tout repose au village,
          Et nous voilà presque à demain!
25
Écoute! Si le soir nous cause un mal extrême,
     Bientôt le jour saura nous réunir,
          Et le bonheur du souvenir
Va se confondre encore avec le bonheur même.
Mais, je le sens, j'ai beau compter sur ton retour,
30
En te disant adieu chaque soir je soupire;
Ah! Puissions-nous bientôt désapprendre à le dire!
Ce mot, ce triste mot n'est pas fait pour l'amour.
 


E L E G I E S


050
S O N   I M A G E
éd. 1819

Elle avait fui de mon âme offensée;
Bien loin de moi je crus l'avoir chassée:
Toute tremblante, un jour, elle arriva,
Sa douce image, et dans mon coeur rentra:
5
Point n'eus le temps de me mettre en colère;
Point ne savais ce qu'elle voulait faire;
Un peu trop tard mon coeur le devina.

Sans prévenir, elle dit: «Me voilà?
«Ce coeur m'attend. Par l'Amour, que j'implore,
10
Comme autrefois j'y viens régner encore.»
Au nom d'amour ma raison se troubla:
Je voulus fuir, et tout mon corps trembla.
Je bégayai des plaintes au perfide;
Pour me toucher il prit un air timide;
15
Puis à mes pieds en pleurant, il tomba.
J'oubliai tout dès que l'Amour pleura
 

053
L A   N U I T
D ' H I V E R

éd. 1819

Qui m'appelle à cette heure et par le temps qu'il fait?
C'est une douce voix, c'est la voix d'une fille:
Ah! Je te reconnais; c'est toi, Muse gentille!
          Ton souvenir est un bienfait.
5
Inespéré retour! Aimable fantaisie!
Après un an d'exil qui t'amène vers moi?
Je ne t'attendais plus, aimable poésie;
Je ne t'attendais plus, mais je rêvais à toi.

Loin du réduit obscur où tu viens de descendre,
10
L'amitié, le bonheur, la gaieté, tout a fui:
Ô ma Muse! Est-ce toi que j'y devais attendre?
Il est fait pour les pleurs et voilé par l'ennui.
Ce triste balancier, dans son bruit monotone,
Marque d'un temps perdu l'inutile lenteur;
15
Et j'ai cru vivre un siècle, enfin, quand l'heure sonne
          Vide d'espoir et de bonheur.

L'hiver est tout entier dans ma sombre retraite:
          Quel temps as-tu daigné choisir?
     Que doucement par toi j'en suis distraite!
20
Oh! Quand il nous surprend, qu'il est beau le plaisir!
D'un foyer presque éteint la flamme salutaire
Par intervalle encor trompe l'obscurité;
Si tu veux écouter ma plainte solitaire,
          Nous causerons à sa clarté.

25
     Petite Muse, autrefois vive et tendre,
Dont j'ai perdu la trace au temps de mes malheurs,
As-tu quelque secret pour charmer les douleurs?
Viens! Nul autre que toi n'a daigné me l'apprendre.
Écoute! Nous voilà seules dans l'univers,
30
          Naïvement je vais tout dire:
J'ai rencontré l'amour, il a brisé ma lyre;
Jaloux d'un peu de gloire, il a brûlé mes vers.

«Je t'ai chanté, lui dis-je, et ma voix, faible encore,
Dans ses premiers accents parut juste et sonore.
35
Pourquoi briser ma lyre? Elle essayait ta loi.
Pourquoi brûler mes vers? Je les ai faits pour toi.
Si des jeunes amants tu troubles le délire,
Cruel, tu n'auras plus de fleurs dans ton empire;
Il en faut à mon âge, et je voulais, un jour,
40
M'en parer pour te plaire, et te les rendre, amour!
Déjà je te formais une simple couronne,
Fraîche, douce en parfums. Quand un coeur pur la donne,
Peux-tu la dédaigner? Je te l'offre à genoux;
Souris à mon orgueil et n'en sois point jaloux.
45
Je n'ai jamais senti cet orgueil pour moi-même,
Mais il dit mon secret, mais il prouve que j'aime.
Eh bien! Fais le partage en généreux vainqueur:
Amour, pour toi la gloire, et pour moi le bonheur.
C'est un bonheur d'aimer, c'en est un de le dire.
50
Amour, prends ma couronne, et laisse-moi ma lyre;
Prends mes voeux, prends ma vie; enfin, prends tout, cruel!
Mais laisse-moi chanter au pied de ton autel.»

     Et lui: «Non, non! Ta prière me blesse;
     Dans le silence, obéis à ma loi:
55
     Tes yeux en pleurs, plus éloquents que toi,
Révèleront assez ma force et ta faiblesse.»

Muse, voilà le ton de ce maître si doux.
Je n'osai lui répondre, et je versai des larmes;
Je sentis ma blessure, et je maudis ses armes.
60
Pauvre lyre! Je fus muette comme vous!

L'ingrat! Il a puni jusques à mon silence.
          Lassée enfin de sa puissance,
Muse, je te redonne et mes voeux et mes chants.
Viens leur prêter ta grâce, et rends-les plus touchants.
65
Mais tu pâlis, ma chère, et le froid t'a saisie!
C'est l'hiver qui t'opprime et ternit tes couleurs.
Je ne puis t'arrêter, charmante poésie!
Adieu! Tu reviendras dans la saison des fleurs.
 

070
P R I E R E   P O U R   L U I
éd. 1830

Dieu! créez à sa vie un objet plein de charmes,
Une voix qui réponde aux secrets de sa voix!
Donnez-lui du bonheur, Dieu! donnez-lui des larmes;
Du bonheur de le voir j'ai pleuré tant de fois!

5
J'ai pleuré, mais ma voix se tait devant la sienne;
Mais tout ce qu'il m'apprend, lui seul l'ignorera;
Il ne dira jamais: «Soyons heureux, sois mienne!»
L'aimera-t-elle assez celle qui l'entendra?

Celle à qui sa présence ira porter la vie,
10
Qui sentira son coeur l'atteindre et la chercher;
Qui ne fuira jamais, bien qu'à jamais suivie,
Et dont l'ombre à la sienne osera s'attacher?

Ils ne feront qu'un seul, et ces ombres heureuses
Dans les clartés du soir se confondront toujours;
15
Ils ne sentiront pas d'entraves douloureuses
Désenchaîner leurs nuits, désenchanter leurs jours!

Qu'il la trouve demain! Qu'il m'oublie et l'adore!
Demain; à mon courage il reste peu d'instants.
Pour une autre aujourd'hui je peux prier encore:
20
Mais... Dieu! vous savez tout; vous savez s'il est temps!
 

078
SOUVENIR
éd. 1825

Son image, comme un songe,
Partout s'attache à mon sort;
Dans l'eau pure où je me plonge
Elle me poursuit encor:
5
Je me livre en vain, tremblante,
A sa mobile fraîcheur,
L'image toujours brûlante
Se sauve au fond de mon coeur.

Pour respirer de ses charmes
10
Si je regarde les cieux,
Entre le ciel et mes larmes,
Elle voltige à mes yeux,
Plus tendre que le perfide,
Dont le volage désir
15
Fuit comme le flot limpide
Que ma main n'a pu saisir.
 


R O M A N C E S


109
L E   S E C R E T
éd. 1825

Dans la foule, Olivier, ne viens plus me surprendre;
Sois là, mais sans parler, tâche de me l'apprendre:
Ta voix a des accents qui me font tressaillir!
Ne montre pas l'amour que je ne puis te rendre,
5
D'autres yeux que les tiens me regardent rougir.

Se chercher, s'entrevoir, n'est-ce pas tout se dire?
Ne me demande plus, par un triste sourire,
Le bouquet qu'en dansant je garde malgré moi:
Il pèse sur mon coeur quand mon coeur le désire,
10
Et l'on voit dans mes yeux qu'il fut cueilli pour toi.

Lorsque je m'enfuirai, tiens-toi sur mon passage;
Notre heure pour demain, les fleurs de mon corsage,
Je te donnerai tout avant la fin du jour:
Mais puisqu'on n'aime pas lorsque l'on est bien sage,
15
Prends garde à mon secret, car j'ai beaucoup d'amour!
 

113
S ' I L   A V A I T   S U
éd. 1825

S'il avait su quelle âme il a blessée,
Larmes du coeur, s'il avait pu vous voir,
Ah! si ce coeur, trop plein de sa pensée,
De l'exprimer eût gardé le pouvoir,
5
Changer ainsi n'eût pas été possible;
Fier de nourrir l'espoir qu'il a déçu:
A tant d'amour il eût été sensible,
          S'il avait su.

S'il avait su tout ce qu'on peut attendre
10
D'une âme simple, ardente et sans détour,
Il eût voulu la mienne pour l'entendre,
Comme il l'inspire, il eût connu l'amour.
Mes yeux baissés recelaient cette flamme;
Dans leur pudeur n'a-t-il rien aperçu?
15
Un tel secret valait toute son âme,
          S'il l'avait su.

Si j'avais su, moi-même, à quel empire
On s'abandonne en regardant ses yeux,
Sans le chercher comme l'air qu'on respire,
20
J'aurais porté mes jours sous d'autres cieux.
Il est trop tard pour renouer ma vie,
Ma vie était un doux espoir déçu.
Diras-tu pas, toi qui me l'as ravie,
          Si j'avais su!
 

114
S A N S   L ' O U B L I E R
éd. 1825

Sans l'oublier, on peut fuir ce qu'on aime.
On peut bannir son nom de ses discours,
Et, de l'absence implorant le secours,
Se dérober à ce maître suprême,
5
          Sans l'oublier!

Sans l'oublier, j'ai vu l'eau, dans sa course,
Porter au loin la vie à d'autres fleurs;
Fuyant alors le gazon sans couleurs,
J'imitai l'eau fuyant loin de la source,
10
          Sans l'oublier!

Sans oublier une voix triste et tendre,
Oh! que de jours j'ai vus naître et finir!
Je la redoute encor dans l'avenir:
C'est une voix que l'on cesse d'entendre,
15
          Sans l'oublier!
 

114
J E   N E   S A I S   P L U S ,
J E   N E   V E U X   P L U S

éd. 1825

Je ne sais plus d'où naissait ma colère;
Il a parlé... ses torts sont disparus;
Ses yeux priaient, sa bouche voulait plaire:
Où fuyais-tu, ma timide colère?
5
          Je ne sais plus.

Je ne veux plus regarder ce que j'aime;
Dès qu'il sourit tous mes pleurs sont perdus;
En vain, par force ou par douceur suprême,
L'amour et lui veulent encor que j'aime;
10
          Je ne veux plus.

Je ne sais plus le fuir en son absence,
Tous mes serments alors sont superflus.
Sans me trahir, j'ai bravé sa présence;
Mais sans mourir supporter son absence,
15
          Je ne sais plus!
 


P O E S I E S   D I V E R S E S


118
L E   B E R C E A U
D ' H E L E N E

éd. 1820




Qu'a-t-on fait du bocage où rêva mon enfance?
Oh! Je le vois toujours! J'y voudrais être encor!
Au milieu des parfums, j'y dormais sans défense,
Et le soleil sur lui versait des rayons d'or.
5
Peut-être qu'à cette heure il colore les roses,
Et que son doux reflet tremble dans le ruisseau.
Viens couler à mes pieds, clair ruisseau qui l'arroses;
Sous tes flots transparents, montre-moi le berceau;
Viens, j'attends ta fraîcheur, j'appelle ton murmure;
10
               J'écoute, réponds-moi!
Sur tes bords, où les fleurs se fanent sans culture,
Les fleurs ont besoin d'eau, mon coeur sèche sans toi.
Viens, viens me rappeler, dans ta course limpide,
Mes jeux, mes premiers jeux si chers, si décevants,
15
Des compagnes d'Hélène un souvenir rapide,
Et leurs rires lointains, faibles jouets des vents.
Si tu veux caresser mon oreille attentive,
N'as-tu pas quelquefois, en poursuivant ton cours,
Lorsqu'elles vont s'asseoir et causer sur ta rive,
20
N'as-tu pas entendu mon nom dans leurs discours?

Sur les roses peut-être une abeille s'élance:
Je voudrais être abeille et mourir dans les fleurs,
Ou le petit oiseau dont le nid s'y balance!
Il chante, elle est heureuse, et j'ai connu les pleurs.
25
Je ne pleurais jamais sous sa voûte embaumée;
Une jeune espérance y dansait sur mes pas:
Elle venait du ciel, dont l'enfance est aimée;
Je dansais avec elle. Oh! Je ne pleurais pas!
Elle m'avait donné son prisme, don fragile!
30
J'ai regardé la vie à travers ses couleurs.
Que la vie était belle! Et, dans son vol agile,
Que ma jeune espérance y répandait de fleurs!
Qu'il était beau l'ombrage où j'entendais les muses
Me révéler tout bas leurs promesses confuses!
35
Où j'osais leur répondre, et, de ma faible voix,
Bégayer le serment de suivre un jour leurs lois!
D'un souvenir si doux l'erreur évanouie
Laisse au fond de mon âme un long étonnement;
C'est une belle aurore à peine épanouie
40
Qui meurt dans un nuage, et je dis tristement:

Qu'a-t-on fait du bocage où rêva mon enfance?
Oh! J'en parle toujours! J'y voudrais être encor!
Au milieu des parfums, j'y dormais sans défense,
Et le soleil sur lui versait des rayons d'or.

45
Mais au fond du tableau, cherchant des yeux sa proie,
J'ai vu... je vois encor s'avancer le malheur.
Il errait comme une ombre, il attristait ma joie
          Sous les traits d'un vieux oiseleur;
Et le vieux oiseleur, patiemment avide,
50
Aux pièges, avant l'aube, attendait les oiseaux;
Et le soir il comptait, avec un ris perfide,
Ses petits prisonniers tremblants sous les réseaux.
     Est-il toujours bien cruel, bien barbare,
Bien sourd à la prière? Et, dans sa main avare,
55
               Plutôt que de l'ouvrir,
Presse-t-il sa victime à la faire mourir?
Ah! Du moins, comme alors, puisse une jeune fille
Courir, en frappant l'air d'une tendre clameur,
Renvoyer dans les cieux la chantante famille,
60
Et tromper le méchant qui faisait le dormeur!
Dieu! Quand on le trompait, quelle était sa colère!
Il fallait fuir: des pleurs ne lui suffisaient pas;
Ou, d'une pitié feinte exigeant le salaire,
Il pardonnait tout haut, il maudissait tout bas.
65
Au pied d'un vieux rempart, une antique chaumière
          Lui servait de réduit;
Il allait s'y cacher tout seul et sans lumière,
          Comme l'oiseau de nuit.
Un soir, en traversant l'église abandonnée,
70
Sa voix nomma la mort. Que sa voix me fit peur!
Je m'envolai tremblante au seuil où j'étais née,
Et j'entendis l'écho rire avec le trompeur.
«dis! Qu'est-ce que la mort?» demandai-je à ma mère.
«-c'est un vieux oiseleur qui menace toujours.
75
Tout tombe dans ses rets, ma fille, et les beaux jours
S'éteignent sous ses doigts comme un souffle éphémère.»

Je demeurai pensive et triste sur son sein.
Depuis, j'allai m'asseoir aux tombes délaissées!
Leur tranquille silence éveillait mes pensées;
80
Y cueillir une fleur me semblait un larcin.
L'aquilon m'effrayait de ses soupirs funèbres.
La voix, toujours la voix, m'annonçait le malheur;
Et quand je l'entendais passer dans les ténèbres,
Je disais: «c'est la mort, ou le vieux oiseleur.»

85
Mais tout change: l'autan fait place aux vents propices,
          La nuit fait place au jour,
La verdure, au printemps, couvre les précipices,
Et l'hirondelle heureuse y chante son retour.
Je revis le berceau, le soleil et les roses.
90
Ruisseau, tu m'appelais, je m'élançai vers toi.
Je t'appelle à mon tour, clair ruisseau qui l'arroses;
          J'écoute, réponds-moi!

Qu'a-t-on fait du bocage où rêva mon enfance?
Oh! Je le vois toujours! J'y voudrais être encor!
95
Au milieu des parfums, j'y dormais sans défense,
Et le soleil sur lui versait des rayons d'or.
 

119
L E S   D E U X
A M I T I E S

éd. 1820

A mon amie, Albertine Gantier

Il est deux Amitiés comme il est deux Amours.
     L'une ressemble à l'imprudence;
Faite pour l'âge heureux dont elle a l'ignorance,
     C'est une enfant qui rit toujours.
5
     Bruyante, naïve, légère,
     Elle éclate en transports joyeux.
Aux préjugés du monde indocile, étrangère,
Elle confond les rangs et folâtre avec eux.
     L'instinct du coeur est sa science,
10
     Et son guide est la confiance.
     L'enfance ne sait point haïr;
     Elle ignore qu'on peut trahir.
Si l'ennui dans ses yeux (on l'éprouve à tout âge)
          Fait rouler quelques pleurs,
15
L'Amitié les arrête, et couvre ce nuage
          D'un nuage de fleurs.
On la voit s'élancer près de l'enfant qu'elle aime,
Caresser la douleur sans la comprendre encor,
Lui jeter des bouquets moins riants qu'elle-même,
20
L'obliger à la fuite et reprendre l'essor.
          C'est elle, ô ma première amie!
Dont la chaîne s'étend pour nous unir toujours.
Elle embellit par toi l'aurore de ma vie,
Elle en doit embellir encor les derniers jours.
25
          Oh! que son empire est aimable!
          Qu'il répand un charme ineffable
          Sur la jeunesse et l'avenir,
          Ce doux reflet du souvenir!
          Ce rêve pur de notre enfance
30
          En a prolongé l'innocence;
     L'Amour, le temps, l'absence, le malheur,
Semblent le respecter dans le fond de mon coeur.
Il traverse avec nous la saison des orages,
Comme un rayon du ciel qui nous guide et nous luit:
35
          C'est, ma chère, un jour sans nuages
          Qui prépare une douce nuit.

     L'autre Amitié, plus grave, plus austère,
Se donne avec lenteur, choisit avec mystère;
Elle observe en silence et craint de s'avancer;
40
Elle écarte les fleurs, de peur de s'y blesser.
Choisissant la raison pour conseil et pour guide,
Elle voit par ses yeux et marche sur ses pas:
Son abord est craintif, son regard est timide;
          Elle attend, et ne prévient pas.
 


P O E S I E S   I N E D I T E S
M E L A N G E S



147
L E   B O U Q U E T
S O U S   L A   C R O I X

éd. 1830


D'où vient-il ce bouquet oublié sur la pierre?
Dans l'ombre, humide encor de rosée, ou de pleurs,
Ce soir, est-il tombé des mains de la prière?
Un enfant du village a-t-il perdu ces fleurs?

5
Ce soir, fut-il laissé par quelque âme pensive
Sous la croix où s'arrête un pauvre voyageur?
Est-ce d'un fils errant la mémoire naïve
Qui d'une pâle rose y cacha la blancheur?

De nos mères partout nous suit l'ombre légère;
10
Partout l'amitié prie et rêve à l'amitié;
Le pèlerin souffrant sur la route étrangère
Offre à Dieu ce symbole, et croit en sa pitié!

Solitaire bouquet, ta tristesse charmante
Semble avec tes parfums exhaler un regret.
15
Peut-être es-tu promis au songe d'une amante:
Souvent dans une fleur l'amour a son secret!

Et moi j'ai rafraîchi les pieds de la Madone
De lilas blancs, si chers à mon destin rêveur;
Et la Vierge sait bien pour qui je les lui donne:
20
Elle entend la pensée au fond de notre coeur!
 

161
R E G R E T
éd. 1830

Des roses de Lormont la rose la plus belle,
Georgina, près des flots nous souriait un soir:
L'orage, dans la nuit, la toucha de son aile,
Et l'Aurore passa triste, sans la revoir!

5
Pure comme une fleur, de sa fragile vie
Elle n'a respiré que les plus beaux printemps.
     On la pleure, on lui porte envie:
Elle aurait vu l'hiver; c'est vivre trop de temps!
 

165
E L E G I E
éd. 1830

Quand le fil de ma vie (hélas, il tient à peine!)
Tombera du fuseau qui le retient encor;
     Quand ton nom, mêlé dans mon sort,
Ne se nourrira plus de ma mourante haleine;
5
Quand une main fidèle aura senti ma main
     Se refroidir sans lui répondre;
Quand mon dernier espoir, qu'un souffle va confondre,
     Ne trouvera plus ton chemin;
Prends mon deuil: un pavot, une feuille d'absinthe,
10
Quelques lilas d'avril, dont j'aimai tant la fleur!
Durant tout un printemps qu'ils sèchent sur ton c&brkbar;ur;
Je t'en prie: un printemps! cette espérance est sainte!
J'ai souffert, et jamais d'importunes clameurs
N'ont rappelé vers moi ton amitié distraite;
15
Va! j'en veux à la mort qui sera moins discrète,
Et je ne serai plus quand tu liras: «Je meurs.»

Porte en mon souvenir un parfum de tendresse;
Si tout ne meurt en moi, j'irai le respirer.
Sur l'arbre, où la colombe a caché son ivresse,
20
Une feuille, au printemps, suffit pour l'attirer.

S'ils viennent demander pourquoi ta fantaisie
De cette couleur sombre attriste un temps d'amour;
Dis que c'est par amour que ton coeur l'a choisie;
Dis-leur qu'Amour est triste, ou le devient un jour;
25
Que c'est un voeu d'enfance, une amitié première;
Oh! dis-le sans froideur, car je t'écouterai!
Invente un doux symbole où je me cacherai:
Cette ruse entre nous encor... c'est la dernière.

Dis qu'un jour, dont l'aurore avait eu bien des pleurs,
30
Tu trouvas sans défense une abeille endormie;
Qu'elle se laissa prendre et devint ton amie;
Qu'elle oublia sa route à te chercher des fleurs.
Dis qu'elle oublia tout sur tes pas égarée,
Contente de brûler dans l'air choisi par toi.
35
Sous cette ressemblance avec pudeur livrée,
Dis-leur, si tu le peux, ton empire sur moi.

Dis que l'ayant blessée, innocemment peut-être,
Pour te suivre elle fit des efforts superflus;
Et qu'un soir accourant, sûr de la voir paraître,
40
Au milieu des parfums, tu ne la trouvas plus;
Que ta voix, tendre alors, ne fut pas entendue;
Que tu sentis sa trame arrachée à tes jours;
Que tu pleuras sans honte une abeille perdue;
Car ce qui nous aima nous le pleurons toujours!

45
Qu'avant de renouer ta vie à d'autres chaînes,
Tu détachas du sol où j'avais dû mourir
Ces fleurs; et qu'à travers les plus brillantes scènes,
De ton abeille encor le deuil vient t'attendrir.

Ils riront: que t'importe! Ah! sans mélancolie,
50
Reverras-tu des fleurs retourner la saison?
Leur miel, pour toi si doux, me devint un poison
Quand tu ne l'aimas plus il fit mal à ma vie.

Enfin, l'été s'incline, et tout va pâlissant:
Je n'ai plus devant moi qu'un rayon solitaire,
55
Beau comme un soleil pur, sur un front innocent
Là-bas... c'est ton regard! il retient à la terre!
 

178
L E   V E R
L U I S A N T

éd. 1820

Juin parfumait la nuit, et la nuit transparente
N'était qu'un voile frais étendu sur les fleurs:
L'insecte lumineux, comme une flamme errante,
Jetait avec orgueil ses mobiles lueurs.

5
«J'éclaire tout, dit-il, et jamais la Nature
N'a versé tant d'éclat sur une créature!
Tous ces vers roturiers qui rampent au grand jour,
Celui qui dans la soie enveloppe sa vie,
Cette plèbe des champs, dont j'excite l'envie,
10
Me fait pitié, me nuit dans mon vaste séjour.
Nés pour un sort vulgaire et des soins insipides,
Immobiles et froids comme en leurs chrysalides,
La nuit, sur les gazons, je les vois sommeiller:
Moi, lampe aventureuse, au loin on me devine;
15
Etincelle échappée à la source divine,
     Je n'apparais que pour briller.

«Sans me brûler, j'allume un phare à l'espérance;
De mes jeunes époux il éveille l'amour;
Sur un trône de fleurs, belles de ma présence,
20
J'attire mes sujets, j'illumine ma cour.

«Et ces feux répandus dans de plus hautes sphères,
Ces diamants rangés en phares gracieux,
     Ce sont assurément mes frères
     Qui se promènent dans les cieux.
25
Les rois qui dorment mal charment leur insomnie
A regarder courir ces légers rayons d'or;
Au sein de l'éclatante et nocturne harmonie,
     C'est moi qu'ils admirent encor:
Leur grandeur en soupire, et rien dans leur couronne
30
N'offre l'éclat vivant dont seul je m'environne!»

Ainsi le petit ver se délectait d'orgueil;
Il brillait. Philomèle, à sa flamme attentive,
     Interrompt son hymne de deuil
     Que le soir rendait plus plaintive:
35
Jalouse, ou rappelant quelque exilé chéri,
Mélodieuse encor dans son inquiétude,
Amante de ses pleurs et de la solitude,
Elle épuisait son coeur d'un lamentable cri.
N'ayant de tout le jour cherché la moindre proie,
40
     Par instinct, sans projet, sans joie,
     Elle descend à la lueur
     Qui sert de fanal pour l'atteindre;
Et, sans même goûter de plaisir à l'éteindre,
S'en nourrit, pour chanter plus longtemps sa douleur.


182
L E S   D E U X
P E U P L I E R S

éd. 1830

Sous les mêmes zéphyrs, sous les mêmes orages,
Beaux arbres, vous ouvrez, vous répandez vos fleurs.
Attirés vers le ciel, vos pudiques ombrages
Voilent votre amitié sous les mêmes couleurs.
5
L'hiver aux longs instants, le frimas vous protège;
Il épure vos jours par d'utiles rigueurs.
Enveloppés tous deux sous un manteau de neige,
La sève qui vous joint se retire à vos coeurs.
Vos rameaux frémissants ne forment qu'un murmure;
10
Mariés dans la terre, en vos noeuds adorés
Vous vivez l'un par l'autre; et sous la même armure,
Un jour, si l'on vous frappe, ensemble vous mourrez!

Et moi, j'aurais voulu... mais toujours impossibles,
Nous jetons vers le ciel des voeux qu'il n'entend pas:
15
Le ciel nous a formés mobiles et sensibles,
Et le sol le plus doux n'enchaîne point nos pas.
 

183
P R I E R E
éd. 1830

Ne me fais pas mourir sous les glaces de l'âge,
Toi qui formas mon coeur du feu pur de l'amour.
Rappelle ton enfant du milieu de l'orage;
Dieu! J'ai peur de la nuit, que je m'envole au jour!

5
Après ce que j'aimai, je ne veux pas m'éteindre;
Je ne veux pas mourir dans le deuil de sa mort.
Que son souffle me cherche, attaché sur mon sort,
     Et défende au froid de m'atteindre!
Laisse alors s'embrasser dans leur ˇtonnement,
10
Et pour l'ˇternitˇ, deux innocentes flammes.
Hˇlas! n'en mis-tu pas le doux pressentiment Dans le fond d'un baiser o¯ s'attendaient nos ‰mes?



P O E S I E S   I N E D I T E S
R O M A N C E S



185
L A   J E U N E
C H A T E L A I N E

éd. 1830

«Je vous défends, châtelaine,
De courir seule au grand bois.»
M'y voici, tout hors d'haleine,
Et pour la seconde fois.
5
J'aurais manqué de courage
Dans ce long sentier perdu;
Mais que j'en aime l'ombrage!
Mon seigneur l'a défendu.

«Je vous défends, belle mie.
10
Ce rondeau vif et moqueur.»
Je n'étais pas endormie
Que je le savais par coeur.
Depuis ce jour je le chante;
Pas un refrain n'est perdu:
15
Dieu! que ce rondeau m'enchante!
Mon seigneur l'a défendu.

«Je vous défends sur mon page
De jamais lever les yeux.»
Et voilà que son image
20
Me suit, m'obsède en tous lieux.
Je l'entends qui, par mégarde,
Au bois s'est aussi perdu:
D'où vient que je le regarde?
Mon seigneur l'a défendu.

25
Mon seigneur défend encore
Au pauvre enfant de parler;
Et sa voix douce et sonore
Ne dit plus rien sans trembler.
Qu'il doit souffrir de se taire!
30
Pour causer quel temps perdu!
Mais, mon page, comment faire?
Mon seigneur l'a défendu.
 

192
L ' A M O U R
éd. 1830

Vous demandez si l'amour rend heureuse;
Il le promet, croyez-le, fût-ce un jour.
Ah! pour un jour d'existence amoureuse,
Qui ne mourrait? la vie est dans l'amour.

5
Quand je vivais tendre et craintive amante,
Avec ses feux je peignais ses douleurs:
Sur son portrait j'ai versé tant de pleurs,
Que cette image en paraît moins charmante.

Si le sourire, éclair inattendu,
10
Brille parfois au milieu de mes larmes,
C'était l'amour; c'était lui, mais sans armes;
C'était le ciel... qu'avec lui j'ai perdu.

Sans lui, le coeur est un foyer sans flamme;
Il brûle tout, ce doux empoisonneur.
15
J'ai dit bien vrai comme il déchire une âme:
Demandez-donc s'il donne le bonheur!

Vous le saurez: oui, quoi qu'il en puisse être,
De gré, de force, amour sera le maître;
Et, dans sa fièvre alors lente à guérir,
20
Vous souffrirez, ou vous ferez souffrir.

Dès qu'on l'a vu, son absence est affreuse;
Dès qu'il revient, on tremble nuit et jour;
Souvent enfin la mort est dans l'amour;
Et cependant... oui, l'amour rend heureuse!


195
L E   D E R N I E R
R E N D E Z - V O U S

éd. 1830

Mon seul amour! embrasse-moi.
Si la mort me veut avant toi,
Je bénis Dieu; tu m'as aimée!
Ce doux hymen eut peu d'instants:
5
Tu vois; les fleurs n'ont qu'un printemps,
Et la rose meurt embaumée.
Mais quand, sous tes pieds renfermée,
Tu viendras me parler tout bas,
Crains-tu que je n'entende pas?

10
Je t'entendrai, mon seul amour!
Triste dans mon dernier séjour,
Si le courage t'abandonne;
Et la nuit, sans te commander,
J'irai doucement te gronder,
15
Puis te dire: «Dieu nous pardonne!»
Et, d'une voix que le ciel donne,
Je te peindrai les cieux tout bas:
Crains-tu de ne m'entendre pas?

J'irai seule, en quittant tes yeux,
20
T'attendre à la porte des Cieux,
Et prier pour ta délivrance.
Oh! dussé-je y rester longtemps,
Je veux y couler mes instants
A t'adoucir quelque souffrance;
25
Puis un jour, avec l'Espérance,
Je viendrai délier tes pas;
Crains-tu que je ne vienne pas?

Je viendrai, car tu dois mourir,
Sans être las de me chérir;
30
Et comme deux ramiers fidèles,
Séparés par de sombres jours,
Pour monter où l'on vit toujours,
Nous entrelacerons nos ailes!
Là, nos heures sont éternelles:
35
Quand Dieu nous l'a promis tout bas,
Crois-tu que je n'écoutais pas?
 
 
 
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