BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Émile Erckmann (1822 - 1899)

Alexandre Chatrian (1826 - 1890)

 

Histoire d'un conscrit

de 1813

 

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Chapitre XV

 

C'est au fond d'un grand hangar en forme de halle – des piliers tout autour –, que je revins à moi; quelqu'un me donnait à boire du vin et de l'eau, et je trouvais cela très bon. En ouvrant les yeux, je vis un vieux soldat à moustaches grises, qui me relevait la tête et me tenait le gobelet aux lèvres.

«Eh bien, me dit-il d'un air de bonne humeur, eh bien, ça va mieux?»

Et je ne pus m'empêcher de lui sourire en songeant que j'étais encore vivant. J'avais la poitrine et l'épaule gauche solidement emmaillotées; je sentais là comme une brûlure, mais cela m'était bien égal: – je vivais!

Je me mis d'abord à regarder les grosses poutres qui se croisaient en l'air, et les tuiles, où le jour entrait en plus d'un endroit; puis, au bout de quelques instants, je tournai la tête, et je reconnus que j'étais dans un de ces vastes hangars où les brasseurs du pays abritent leurs tonneaux et leurs voitures. Tout autour, sur des matelas et des bottes de paille, étaient rangés une foule de blessés, et vers le milieu, sur une grande table de cuisine, un chirurgien-major et ses deux aides, les manches de chemise retroussées, coupaient une jambe à quelqu'un; le blessé poussait des gémissements. Derrière eux se trouvait un tas de bras et de jambes, et chacun peut s'imaginer les idées qui me passèrent par la tête.

Cinq ou six soldats d'infanterie donnaient à boire aux blessés; ils avaient des cruches et des gobelets.

Mais ce qui me fit le plus d'impression, ce fut ce chirurgien en manches de chemise, qui coupait sans rien entendre; il avait un grand nez, les joues creuses, et se fâchait à chaque minute contre ses aides, qui ne lui donnaient pas assez vite les couteaux, les pinces, la charpie, le linge, ou qui n'enlevaient pas tout de suite le sang avec l'éponge. Cela n'allait pourtant pas mal, car en moins d'un quart d'heure ils avaient déjà coupé deux jambes.

Dehors, contre les piliers, stationnait une grande voiture pleine de paille.

Comme on venait d'étendre sur la table une espèce de carabinier russe de six pieds au moins, le cou percé d'une balle près de l'oreille, et que le chirurgien demandait les petits couteaux pour lui faire quelque chose, un autre chirurgien passa devant le hangar, un chirurgien de cavalerie, gros, court et tout grêle. Il tenait un portefeuille sous le bras, et s'arrêta près de la voiture.

«Hé! Forel! cria-t-il d'un ton joyeux.

– Tiens, c'est vous, Duchêne? répondit le nôtre en se retournant. Combien de blessés?

– Dix-sept à dix-huit mille.

– Diable! Eh bien, ça va-t-il ce matin?

– Mais oui; je suis en train de chercher un bouchon.»

Notre chirurgien sortit du hangar pour serrer la main à son camarade; ils se mirent à causer tranquillement, pendant que les aides buvaient un coup de vin, et que le Russe roulait les yeux d'un air désespéré.

«Tenez, Duchêne, vous n'avez qu'à descendre la rue... en face de ce puits... vous voyez?

– Très bien.

– Juste en face, vous trouverez la cantine.

– Ah! bon... merci! Je me sauve!»

L'autre alors partit, et le nôtre lui cria:

«Bon appétit, Duchêne!»

Puis il revint du côté de son Russe, qui l'attendait et commença par lui ouvrir le cou depuis la nuque jusqu'à l'épaule. Il travaillait d'un air de mauvaise humeur, en disant aux aides:

«Allons donc, messieurs, allons donc!»

Le Russe soupirait comme on peut s'imaginer, mais il n'y faisait pas attention, et, finalement, jetant une balle à terre, il lui mit un bandage et dit:

«Enlevez!»

On enleva le Russe de la table, les soldats l'étendirent sur une paillasse à la file des autres, et l'on apporta le voisin.

Je n'aurais jamais cru que des choses pareilles se passaient dans le monde; mais j'en vis encore d'autres dont le souvenir me restera longtemps.

A cinq ou six paillasses de la mienne était assis un vieux caporal, la jambe emmaillotée; il clignait de l'oeil et disait à son voisin, dont on venait de couper le bras:

«Conscrit, regarde un peu dans ce tas; je parie que tu ne reconnais pas ton bras.»

L'autre, tout pâle, mais qui pourtant avait montré le plus grand courage, regarda, et presque aussitôt il perdit connaissance.

Alors le caporal se mit à rire et dit:

«Il a fini par le reconnaître... C'est celui d'en bas, avec la petite fleur bleue.Ça produit toujours le même effet.»

Il s'admirait lui-même d'avoir d,couvert cela, mais personne ne riait avec lui.

A chaque minute les bless,s criaient:

«A boire!»

Quand l'un commenüait, tous suivaient. Le vieux soldat m'avait pris sans doute en amiti,, car, en passant, il me pr,sentait toujours son gobelet.

Je ne restai pas là-dedans plus d'une heure; une dizaine d'autres voitures à larges échelles étaient venues se ranger derrière la première. Des paysans du pays, en veste de velours et large feutre noir, le fouet sur l'épaule, attendaient, tenant leurs chevaux par la bride. Un piquet de hussards arriva bientôt, le maréchal des logis mit pied à terre, et, entrant sous le hangar, il dit:

«Faites excuse, major, mais voici un ordre pour escorter douze voitures de blessés jusqu'à Lutzen; est-ce que c'est ici qu'on les charge?

– Oui, c'est ici», répondit le chirurgien.

Et tout de suite on se mit à charger la première file.

Les paysans et les hommes de l'ambulance, avant de nous enlever, nous faisaient boire encore un bon coup.

Dès qu'une voiture était pleine, elle partait en avant, et une autre s'avançait. J'étais sur la troisième, assis dans la paille, au premier rang, à côté d'un conscrit du 27e qui n'avait plus de main droite; derrière, un autre manquait d'une jambe, un autre avait la tête fendue, un autre la mâchoire cassée, ainsi de suite jusqu'au fond.

On nous avait rendu nos grandes capotes, et nous avions tellement froid, malgré le soleil, qu'on ne voyait que notre nez, notre bonnet de police, ou le bandeau de linge au-dessus des collets. Personne ne parlait; on avait bien assez à penser pour soi-même.

Par moments, je sentais un froid terrible, puis tout à coup des bouffées de chaleur qui m'entraient jusque dans les yeux: c'était le commencement de la fièvre. Mais en partant de Kaya, tout allait encore bien, je voyais clairement les choses, et ce n'est que plus tard, du côté de Leipzig, que je me sentis tout à fait mal.

Enfin, on nous chargea donc de la sorte: ceux qui pouvaient encore se tenir, assis dans les premières voitures, les autres étendus dans les dernières, et nous partîmes. Les hussards, à cheval près de nous, causaient de la bataille, fumaient et riaient sans nous regarder.

C'est en traversant Kaya que je vis toutes les horreurs de la guerre. Le village ne formait qu'un monceau de décombres. Les toits étaient tombés; les pignons, de loin en loin, restaient seuls debout; les poutres et les lattes étaient rompues; on voyait, à travers, les petites chambres avec leurs alcôves, leurs portes et leurs escaliers. De pauvres gens, des femmes, des enfants, des vieillards, allaient et venaient à l'intérieur tout désolés; ils montaient et descendaient comme dans des cages en plein air.

Quelquefois, tout au haut, la cheminée d'une petite chambre, un petit miroir et des branches de buis au-dessus montraient que là vivait une jeune fille dans les temps de paix.

Ah! qui pouvait prévoir alors qu'un jour tout ce bonheur serait détruit, non par la fureur des vents ou la colère du ciel, mais par la rage des hommes, bien autrement redoutable!

Il n'y avait pas jusqu'aux pauvres animaux qui n'eussent un air d'abandon au milieu de ces ruines. Les pigeons cherchaient leur colombier, les boeufs et les chèvres leur étable; ils allaient déroutés par les ruelles, mugissant et bêlant d'une voix plaintive. Des poules perchaient sur les arbres, et partout, partout on rencontrait la trace des boulets!

A la dernière maison, un vieillard tout blanc, assis sur le seuil de sa demeure en ruine, tenait entre ses genoux un petit enfant; il nous regarda passer, morne et sombre. Nous voyait-il? Je n'en sais rien; mais son front sillonné de grandes rides et ses yeux ternes annonçaient le désespoir. Que d'années de travail, que d'économies et de souffrances il lui avait fallu pour assurer le repos de sa vieillesse! Maintenant tout était anéanti... l'enfant et lui n'avaient plus une tuile pour abriter leur tête!...

Et ces grandes fosses d'une demi-lieue – où tous les gens du pays travaillent à la hâte pour empêcher la peste d'achever la destruction du genre humain –, je les ai vues aussi du haut de la colline de Kaya, et j'en ai détourné les yeux avec horreur! Oui, j'ai vu ces immenses tranchées dans lesquelles on enterre les morts: Russes, Français, Prussiens, tous pêle-mêle, – comme Dieu les avait faits pour s'aimer avant l'invention des plumets et des uniformes, qui les divisent au profit de ceux qui les gouvernent. Ils sont là... ils s'embrassent... et si quelque chose revit en eux, ce qu'il faut bien espérer, ils s'aiment et se pardonnent, en maudissant le crime qui, depuis tant de siècles, les empêche d'être frères avant la mort!

Mais ce qu'il y avait encore de plus triste, c'était la longue file de voitures emmenant les pauvres blessés; – ces malheureux dont on ne parle dans les bulletins que pour en diminuer le nombre, et qui périssent dans les hôpitaux comme des mouches, loin de tous ceux qu'ils aiment, pendant qu'on tire le canon et qu'on chante dans les églises pour se réjouir d'avoir tué des milliers d'hommes!

Lorsque nous arrivâmes à Lutzen, la ville était tellement encombrée de blessés que notre convoi reçut l'ordre de partir pour Leipzig. On ne voyait dans les rues que des malheureux aux trois quarts morts, étendus le long des maisons sur de la paille. Il nous fallut plus d'une heure pour arriver devant une église, où l'on déchargea quinze ou vingt d'entre nous qui ne pouvaient plus supporter la route.

Le maréchal des logis et ses hommes, après s'être rafraîchis dans un bouchon au coin de la place, remontèrent à cheval, et nous continuâmes notre chemin vers Leipzig.

Alors je n'entendais et je ne voyais plus; la tête me tournait, mes oreilles bourdonnaient, je prenais les arbres pour des hommes; j'avais une soif dont on ne peut se faire l'idée.

Depuis longtemps, d'autres, dans les voitures, s'étaient mis à crier, à rêvasser, à parler de leur mère, à vouloir se lever et sauter sur le chemin. Je ne sais pas si je fis les mêmes choses; mais je m'éveillai comme d'un mauvais rêve, au moment où deux hommes me prenaient chacun par une jambe – le bras autour des reins –, et m'emportaient en traversant une place sombre. Le ciel fourmillait d'étoiles, et, sur la façade d'un grand édifice, qui se détachait en noir au milieu de la nuit, brillaient des lumières innombrables: c'était l'hôpital du faubourg de Hall, à Leipzig.

Les deux hommes montèrent un escalier tournant. Tout au haut, ils entrèrent dans une salle immense – où des lits à la file se touchaient presque d'un bout à autre sur trois rangs –, et l'on me coucha dans un de ces lits. Ce qu'on entendait de cris, de jurements, de plaintes, n'est pas à imaginer: ces centaines de blessés avaient tous la fièvre. Les fenêtres étaient ouvertes, les petites lanternes tremblotaient au courant d'air. Des infirmiers, des médecins, des aides, le grand tablier lié sous les bras, allaient et venaient. Et le bourdonnement sourd des salles au-dessous, les gens qui montaient et descendaient, les nouveaux convois qui débouchaient sur la place, les cris des voituriers, le claquement des fouets, les piétinements des chevaux: tout vous faisait perdre la tête.

Là, pour la première fois, pendant qu'on me déshabillait, je sentis à l'épaule un mal tellement horrible, que je ne pus retenir mes cris. Un chirurgien arriva presque aussitôt, et fit des reproches à ceux qui ne prenaient pas garde. C'est tout ce que je me rappelle de cette nuit, car j'étais comme fou: – j'appelais Catherine, M. Goulden, la tante Grédel à mon secours, – chose que m'a racontée plus tard mon voisin, un vieux canonnier à cheval, que mes rêves empêchèrent de dormir.

Ce n'est que le lendemain, vers huit heures, au premier pansement, que je vis mieux la salle. Alors aussi je sus que j'avais l'os de l'épaule gauche cassé.

Lorsque je m'éveillai, j'étais au milieu d'une douzaine de chirurgiens: l'un d'eux, un gros homme brun, qu'on appelait M. le baron, ouvrait mon bandage; un aide tenait, au pied du lit, une cuvette d'eau chaude. Le major examina ma blessure; tous les autres se penchaient pour entendre ce qu'il allait dire. Il leur parla quelques instants; mais tout ce que je pus comprendre, c'est que la balle était venue de bas en haut, qu'elle avait cassé l'os et qu'elle était ressortie par-derrière. Je vis qu'il connaissait bien son état, puisque les Prussiens avaient tiré d'en bas, par-dessus le mur du jardin, et que la balle avait dû remonter. Il lava lui-même la plaie et remit le bandage en deux tours de main; de sorte que mon épaule ne pouvait plus remuer et que tout se trouvait en ordre.

Je me sentais beaucoup mieux. Dix minutes après, un infirmier vint me mettre une chemise sans me faire mal, à force d'habitude.

Le chirurgien s'était arrêté près de l'autre lit et disait:

«Hé! te voilà donc encore, l'ancien!

– Oui, monsieur le baron, c'est encore moi, répondit le canonnier, tout fier de voir qu'il le reconnaissait: la première fois, c'était à Austerlitz, pour un coup de mitraille, ensuite à Iéna, ensuite à Smolensk, pour deux coups de lance.

– Oui, oui, dit le chirurgien comme attendri; et maintenant qu'est-ce que nous avons?

– Trois coups de sabre sur le bras gauche, en défendant ma pièce contre les hussards prussiens.»

Le chirurgien s'approcha, défit le bandage, et je l'entendis qui demandait au canonnier:

«Tu as la croix?

– Non, monsieur le baron.

– Tu t'appelles?

– Christian Zimmer, maréchal des logis au 2e d'artillerie à cheval.

– Bon! bon!»

Il pansait alors les blessures et finit par dire en se levant:

«Tout ira bien!»

Il se retourna, causant avec les autres, et sortit après avoir fini son tour et donné quelques ordres aux infirmiers.

Le vieux canonnier paraissait tout joyeux; comme je venais d'entendre à son nom qu'il devait être de l'Alsace, je me mis à lui parler dans notre langue, de sorte qu'il en fut encore plus réjoui. C'était un gaillard de six pieds, les épaules rondes, le front plat, le nez gros, les moustaches d'un blond roux, dur comme un roc, mais brave homme tout de même. Ses yeux se plissaient quand on lui parlait alsacien, ses oreilles se dressaient; j'aurais pu tout lui demander en alsacien, il m'aurait tout donné s'il avait eu quelque chose; mais il n avait que des poignées de main qui vous faisaient craquer les os. Il m'appelait Joséphel, comme au pays, et me disait:

«Joséphel, prends garde d'avaler les remèdes qu'on te donne... Il ne faut avaler que ce qu'on connaît... Tout ce qui ne sent pas bon ne vaut rien. Si l'on nous donnait tous les jours une bouteille de rikevir, nous serions bientôt guéris; mais c'est plus commode de nous démolir l'estomac avec une poignée de mauvaise herbe bouillie dans de l'eau que de nous apporter du vin blanc d'Alsace.»

Quand j'avais peur à cause de la fièvre et de ce que je voyais, il prenait des airs fâchés et me regardait avec ses grands yeux gris, en disant:

«Joséphel, est-ce que tu es fou d'avoir peur? Est-ce que des gaillards comme nous autres peuvent mourir dans un hôpital? Non... non... ôte-toi cette idée de la tête.»

Mais il avait beau dire, tous les matins les médecins, en faisant leur ronde, en trouvaient sept ou huit de morts. Les uns attrapaient la fièvre chaude, les autres un refroidissement, et cela finissait toujours par la civière, que l'on voyait passer sur les épaules des infirmiers! – de sorte qu'on ne savait jamais s'il fallait avoir chaud ou froid pour bien aller.

Zimmer me disait:

«Tout cela, Joséphel, vient des mauvaises drogues que les médecins inventent. Vois-tu ce grand maigre? Il peut se vanter d'avoir tué plus d'hommes que pas une pièce de campagne; il est en quelque sorte toujours chargé à mitraille, et la mèche allumée. Et ce petit brun? à la place de l'Empereur je l'enverrais aux Prussiens et aux Russes; il leur tuerait plus de monde qu'un corps d'armée.»

Il m'aurait fait bien rire avec ses plaisanteries, si je n'avais pas vu passer les brancards.

Au bout de trois semaines, l'os de mon épaule commençait à reprendre, les deux blessures se refermaient tout doucement, je ne souffrais presque plus. Les coups de sabre que Zimmer avait sur le bras et sur l'épaule allaient aussi très bien. On nous donnait chaque matin un bon bouillon qui nous remontait le coeur, et le soir un peu de boeuf, avec un demi-verre de vin, dont la vue seule nous réjouissait et nous faisait voir l'avenir en beau.

Vers ce temps, on nous permit aussi de descendre dans un grand jardin plein de vieux ormes, derrière l'hôpital. Il y avait des bancs sous les arbres, et nous nous promenions dans les allées comme de véritables rentiers, en grande capote grise et bonnet de coton.

La saison était magnifique; notre vue s'étendait sur la Partha, bordée de peupliers. Cette rivière tombe dans l'Elster, à gauche, en formant de grandes lignes bleues. Du même côté s'étend une forêt de hêtres, et sur le devant passent trois ou quatre grandes routes blanches, qui traversent des plaines de blé, d'orge, d'avoine, des plantations de houblon, enfin tout ce qu'il est possible de se figurer d'agréable et de riche, principalement quand le vent donne dessus, et que toutes ces moissons se penchent et se relèvent au soleil.

La chaleur du mois de juin annonçait une bonne année. Souvent, en voyant ce beau pays, je pensais à Phalsbourg, et je me mettais à pleurer. Zimmer me disait:

«Je voudrais bien savoir pourquoi diable tu pleures, Joséphel? Au lieu d'avoir attrapé la peste d'hôpital, d'avoir perdu le bras ou la jambe, comme des centaines d'autres, nous voilà tranquillement assis sur un banc à l'ombre; nous recevons du bouillon, de la viande et du vin; on nous permet même de fumer, quand nous avons du tabac, et tu n'es pas content? Qu'est-ce qui te manque?»

Alors je lui parlais de mes amours avec Catherine, de mes promenades aux Quatre-Vents, de nos belles espérances, de nos promesses de mariage, enfin de tout ce bon temps qui n'était plus qu'un songe. Il m'écoutait en fumant sa pipe.

«Oui, oui, disait-il, c'est triste tout de même. Avant la conscription de 1798, je devais aussi me marier avec une fille de notre village, qui s'appelait Margrédel, et que j'aimais comme les yeux de ma tête. Nous nous étions fait des promesses, et, pendant toute la campagne de Zurich, je ne passais pas un jour sans penser à Margrédel.

«Mais voilà qu'à mon premier congé j'arrive au pays, et qu'est-ce que j'apprends? Qu'elle s'est mariée depuis trois mois avec un cordonnier de chez nous, nommé Passauf.

«Tu peux te figurer ma colère, Joséphel; je ne voyais plus clair, je voulais tout démolir; et, comme on me dit que Passauf était à la brasserie du Grand-Cerf, je vais là sans regarder à droite ni à gauche. En arrivant, je le reconnais au bout de la table, près d'une fenêtre de la cour, contre la pompe. Il riait avec trois ou quatre autres mauvais gueux, en buvant des chopes. Je m'approche, et lui se met à crier: «Tiens, tiens, voici «Christian Zimmer! Comment ça va-t-il, Christian? j'ai des compliments »pour toi de Margrédel!» Il clignait de l'oeil. Moi, j'empoigne aussitôt une cruche, que je lui casse sur l'oreille gauche en disant: «Va lui «porter ça de ma part, Passauf; c'est mon cadeau de noces.» Naturellement, tous les autres tombent sur mon dos, j'en assomme encore deux ou trois avec un broc; je monte sur une table, et je passe la jambe à travers une fenêtre sur la place, où je bats en retraite.

«Mais j'étais à peine rentré chez ma mère que la gendarmerie arrive et qu'on m'arrête par ordre supérieur. On m'attache sur une charrette, et l'on me reconduit de brigade en brigade au régiment, qui se trouvait à Strasbourg. Je reste six semaines à la Finkmatt, et j'aurais peut-être eu du boulet si nous n'avions alors passé le Rhin pour aller à Hohenlinden. Le commandant Courtaud lui-même me dit: «Tu peux te vanter d'avoir de la chance d'être bon pointeur; mais s'il t'arrive encore d'assommer les gens avec une cruche, cela tournera mal, je t'en préviens. Est-ce que c'est une manière de se battre, animal? Pourquoi donc avons-nous un sabre si ce n'est pas pour nous en servir et nous en faire honneur au pays?» Je n'avais rien à répondre.

«Depuis ce temps-là, Joséphel, le goût du mariage m'est passé. Ne me parle pas d'un soldat qui pense à sa femme, c'est une véritable misère. Regarde les généraux qui se sont mariés, est-ce qu'ils se battent comme dans le temps? Non, ils n'ont qu'une idée, c'est de grossir leur magot et principalement d'en profiter en vivant bien avec leurs duchesses et leurs petits ducs au coin du feu. Mon grand-père Yéri, le garde forestier, disait toujours qu'un bon chien de chasse doit être maigre; sauf la différence des grades, je pense la même chose des bons généraux et des bons soldats. Nous autres nous sommes toujours à l'ordonnance, mais nos généraux engraissent, et cela vient des bons dîners qu'on leur fait à la maison.»

Ainsi me parlait Zimmer dans la sincérité de son âme, et cela ne m'empêchait pas d'être triste.

Dès que j'avais pu me lever, je m'étais dépêché de prévenir M. Goulden par une lettre que je me trouvais à l'hôpital de Hall, dans l'un des faubourgs de Leipzig, à cause d'une légère blessure au bras; mais qu'il ne fallait rien craindre pour moi: que je me portais de mieux en mieux. Je le priais de montrer ma lettre à Catherine et à la tante Grédel, afin de leur donner de la confiance au milieu de cette guerre terrible. Je lui disais aussi que mon plus grand bonheur serait de recevoir des nouvelles du pays et de la santé de tous ceux que j'aimais.

Depuis ce moment, je n'avais plus de repos; chaque matin j'attendais une réponse, et de voir le vaguemestre distribuer des vingt et trente lettres à toute la salle, sans rien recevoir, cela me saignait le coeur: je descendais bien vite au jardin pour fondre en larmes. Il y avait un coin obscur où l'on jetait les pots cassés, un endroit couvert d'ombre et qui me plaisait le mieux, parce que les malades n'y venaient jamais. C'est là que je passais mon temps à rêver sur un vieux banc moisi. Des idées mauvaises me traversaient la tête; j'allais jusqu'à croire que Catherine pouvait oublier ses promesses, et je m'écriais en moi-même: «Ah! si seulement tu ne t'étais pas relevé de Kaya! tout serait fini!... Pourquoi ne t'a-t-on pas abandonné! Cela vaudrait mieux que de tant souffrir.»

Les choses en étaient venues au point que je désirais ne pas guérir, quand, un matin, le vaguemestre, parmi les autres noms, appela Joseph Bertha. Alors je levai la main sans pouvoir parler, et l'on me remit une grosse lettre carrée, couverte de timbres innombrables. Je reconnus l'écriture de M. Goulden, ce qui me rendit tout pâle.

«Eh bien, me dit Zimmer en riant, à la fin cela vient tout de même.»

Je ne lui répondis pas, et m'étant habillé, je fourrai la lettre dans ma poche, et je descendis pour la lire seul, tout au fond du jardin, à la place où j'allais toujours.

D'abord, en l'ouvrant, je vis deux ou trois petites fleurs de pommier, que je pris dans ma main, et un bon sur la poste, avec quelques mots de M. Goulden. Mais ce n'est pas cela qui me touchait le plus et qui me faisait trembler des pieds à la tête, c'était l'écriture de Catherine, que je regardais les yeux troubles sans pouvoir la lire, car mon coeur battait d'une force extraordinaire.

Pourtant je finis par me calmer un peu et par lire tout doucement la lettre, en m'arrêtant de temps en temps pour être bien sûr que je ne me trompais pas, que c'était bien ma chère Catherine qui m'écrivait et que je ne faisais pas un rêve.

Cette lettre, je l'ai conservée, parce qu'elle me rendit en quelque sorte la vie; la voici donc telle que je l'ai reçue le 8 juin 1813.

«Mon cher Joseph,

«Cette lettre est afin de te dire en commençant que je t'aime toujours de plus en plus, et que je ne veux jamais aimer que toi.

«Tu sauras aussi que mon plus grand chagrin est de savoir que tu es blessé dans un hôpital, et que je ne peux pas te soigner. C'est un bien grand chagrin. Et depuis le départ des conscrits, nous n'avons pas eu seulement une heure de repos. La mère se fâchait, en disant que j'étais folle de pleurer jour et nuit, et elle pleurait autant que moi, toute seule le soir auprès de l'âtre, je l'entendais bien d'en haut; et sa colère retombait sur Pinacle, qui n'osait plus aller au marché, parce qu'elle avait un marteau dans son panier.

«Mais notre plus grand chagrin de tout, Joseph, c'est quand le bruit a couru qu'on venait de livrer une bataille, où des mille et mille hommes avaient été tués. Nous ne vivions plus; la mère courait tous les matins à la poste, et moi je ne pouvais plus bouger de mon lit. A la fin des fins ta lettre est pourtant arrivée. Maintenant je vais mieux, parce que je pleure à mon aise, en bénissant le Seigneur qui a sauvé tes jours.

«Et quand je pense combien nous étions heureux dans le temps, Joseph, lorsque tu venais tous les dimanches, et que nous restions assis l'un près de l'autre sans bouger, et que nous ne pensions à rien! Ah! nous ne connaissions pas notre bonheur; nous ne savions pas ce qui pouvait nous arriver; mais que la volonté de Dieu soit faite. Pourvu que tu guérisses, et que nous puissions espérer encore une fois d'être ensemble comme nous étions!

«Beaucoup de gens parlent de la paix, mais nous avons eu tant de malheurs, et l'empereur Napoléon aime tant la guerre, qu'on ne peut plus se confier en rien.

«Tout ce qui me fait du plaisir, c'est de savoir que ta blessure n'est pas dangereuse et que tu m'aimes encore... Ah! Joseph, moi je t'aimerai toujours, je ne peux pas dire autre chose; c'est tout ce que je peux te dire dans le fond de mon coeur, et je sais aussi que ma mère t'aime bien.

«Maintenant, M. Goulden veut t'écrire quelques mots, et je t'embrasse mille et mille fois. – Il fait bien beau temps ici; nous aurons une bonne année. Le grand pommier du verger est tout blanc de fleurs; je vais en cueillir que je mettrai pour toi dans la lettre quand M. Goulden aura écrit. Peut-être, avec la grâce de Dieu, nous mordrons encore une fois ensemble dans une de ses grosses pommes. Embrasse-moi comme je t'embrasse, et adieu, adieu, Joseph!»

En lisant cela, je fondais en larmes, et, Zimmer étant arrivé, je lui dis:

«Tiens, assieds-toi, je vais te lire ce que m'écrit mon amoureuse; tu verras après si c'est une Margrédel.

– Laisse-moi seulement allumer ma pipe», répondit-il.

Il mit le couvercle sur l'amadou, puis il ajouta:

«Tu peux commencer, Joséphel; mais je t'en préviens, moi, je suis un ancien, je ne crois pas tout ce qu'on écrit... les femmes sont plus fines que nous.»

Malgré cela, je lui lus la lettre de Catherine lentement. Il ne disait rien, et, quand j'eus fini, il la prit et la regarda longtemps d'un air rêveur; ensuite il me la rendit en disant:

«Ça, Joséphel, c'est une bonne fille, pleine de bon sens et qui n'en prendra jamais un autre que toi.

– Tu crois qu'elle m'aime bien?

– Oui, celle-là, tu peux te fier dessus; elle ne se mariera jamais avec un Passauf. Je me méfierais plutôt de l'Empereur que d'une fille pareille.»

En entendant ces paroles de Zimmer, j'aurais voulu l'embrasser, et je lui dis:

«J'ai reçu de la maison un billet de cent francs que nous toucherons à la poste. Voilà le principal pour avoir du vin blanc. Tâchons de pouvoir sortir d'ici.

C'est bien vu, fit-il en relevant ses grosses moustaches et remettant sa pipe dans sa poche. Je n'aime pas de moisir dans un jardin quand il y a deux auberges dehors. Il faut tâcher d'avoir une permission.»

Nous nous levâmes tout joyeux, et nous montions l'escalier de l'hôtel, quand le vaguemestre, qui descendait, arrêta Zimmer en lui demandant:

«Est-ce que vous n'êtes pas le nommé Christian Zimmer, canonnier au 2e d'artillerie à cheval?

– Faites excuse, vaguemestre, j'ai cet honneur.

– Eh bien, voici quelque chose pour vous», dit-il en lui remettant un petit paquet avec une grosse lettre.

Zimmer était stupéfait, n'ayant jamais rien reçu ni de chez lui ni d'ailleurs. Il ouvrit le paquet – où se trouvait une boîte –, puis la boîte, et vit la croix d'honneur. Alors il devint tout pâle, ses yeux se troublèrent, et un instant il appuya la main derrière lui sur la balustrade; mais ensuite il cria: Vive l'Empereur! d'une voix si terrible que les trois salles en retentirent comme une église.

Le vaguemestre le regardait de bonne humeur.

«Vous êtes content? dit-il.

– Si je suis content, vaguemestre! il ne me manque plus qu'une chose.

– Quoi?

– La permission de faire un tour en ville.

– Il faut vous adresser à M. Tardieu, le chirurgien en chef.»

Il descendit en riant, et, comme c'était l'heure de la visite, nous montâmes, bras dessus, bras dessous, demander la permission au major, un vieux à tête grise qui venait d'entendre crier: Vive l'Empereur! et nous regardait d'un air grave.

«Qu'est-ce que c'est?» fit-il.

Zimmer lui montra sa croix et dit:

«Pardon, major, mais je me porte comme un charme.

– Je vous crois, dit M. Tardieu; vous voulez une sortie?

– Si c'est un effet de votre bonté, pour moi et mon camarade Joseph Bertha.»

Le chirurgien avait visité ma blessure la veille, il tira de sa poche un portefeuille et nous donna deux sorties. Nous redescendîmes, fiers comme des rois: Zimmer de sa croix d'honneur, et moi de ma lettre.

En bas, dans le grand vestibule, le concierge nous cria:

«Eh bien, eh bien, où donc allez-vous?»

Zimmer lui fit voir nos billets, et nous sortîmes, heureux de respirer l'air du dehors. Une sentinelle nous montra le bureau de poste, où j'allai toucher mes cent francs.

Alors, plus graves, parce que notre joie était un peu rentrée, nous gagnâmes la porte de Hall, à deux portées de fusil sur la gauche, au bout d'une longue avenue de tilleuls. Chaque faubourg est séparé des vieux remparts par une de ces allées, et, tout autour de Leipzig, passe une autre avenue très large, également de tilleuls. Les remparts sont de vieilles bâtisses – comme on en voit à Saint-Hippolyte dans le Haut-Rhin –, des murs décrépits où pousse l'herbe, à moins que les Allemands ne les aient réparés depuis 1813.