BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Émile Erckmann (1822 - 1899)

Alexandre Chatrian (1826 - 1890)

 

Histoire d'un conscrit

de 1813

 

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Chapitre XX

 

Ce qui se passa jusqu'au petit jour, je n'en sais rien, – les bagages, les blessés et les prisonniers continuèrent sans doute de défiler sur le pont; mais alors une détonation épouvantable nous éveilla, pas un homme ne resta couché, car on prenait cela pour une attaque, lorsque deux officiers de hussards arrivèrent en criant qu'un fourgon de poudre venait de sauter par hasard dans la grande avenue de Ranstadt, au bord de l'eau. La fumée, d'un rouge sombre, tourbillonnait encore dans le ciel en se dissipant; la terre et les vieilles maisons frémissaient.

Le calme se rétablit. Quelques-uns se recouchèrent pour tâcher de se rendormir; mais le jour venait; en jetant les yeux sur la rivière grisâtre, on voyait déjà nos troupes s'étendre à perte de vue sur les cinq ponts de l'Elster et de la Pleisse qui se suivent à la file, et n'en font pour ainsi dire qu'un. Ce pont, sur lequel tant de milliers d'hommes devaient défiler, vous rendait tout mélancolique. Cela devait prendre beaucoup de temps, et l'idée venait à tout le monde qu'il aurait mieux valu jeter plusieurs ponts sur les deux rivières, puisque d'un instant à l'autre l'ennemi pouvait nous attaquer, et qu'alors la retraite deviendrait bien difficile. Mais l'Empereur avait oublié de donner des ordres, et l'on n'osait rien faire sans ordre; pas un maréchal de France n'aurait osé prendre sur lui de dire que deux ponts valaient mieux qu'un seul! Voilà pourtant à quoi la discipline terrible de Napoléon avait réduit tous ces vieux capitaines: ils obéissaient comme des machines et ne s'inquiétaient de rien autre, dans la crainte de déplaire au maître!...

Moi, tout de suite, en voyant ce pont qui n'en finissait plus, je pensai: «Pourvu qu'on nous laisse défiler maintenant, car, Dieu merci, nous avons assez de batailles et de carnage! Une fois de l'autre côté, nous serons sur la bonne route de France, je pourrai revoir peut-être encore Catherine, la tante Grédel et le père Goulden!» En songeant à cela, je m'attendrissais, je regardais d'un oeil d'envie ces milliers d'artilleurs à cheval et de soldats du train qui s'éloignaient là-bas comme des fourmis, et les grands bonnets à poil de la vieille garde, immobiles de l'autre côté de la rivière sur la colline de Lindenau, l'arme au bras. – Zébédé, qui pensait la même chose, me dit:

«Hein! Joseph, si nous étions à leur place!»

Aussi, vers sept heures, lorsque nous vîmes s'approcher trois fourgons pour nous distribuer des cartouches et du pain, cela me parut bien amer. Il était clair maintenant que nous serions à l'arrière-garde, et, malgré la faim, j aurais voulu jeter mon pain contre un mur. Quelques instants après, passèrent deux escadrons de lanciers polonais qui remontaient la rivière; puis derrière ces lanciers cinq ou six généraux, et dans le nombre Poniatowski. C'était un homme de cinquante ans, assez grand, mince et l'air triste. Il passa sans nous regarder. Le général Fournier se détacha de son état-major en nous criant:

«Par file à gauche!»

Je n'ai jamais eu de crève-coeur pareil, j'aurais donné ma vie pour deux liards; mais il fallait bien emboîter le pas et tourner le dos au pont.

Au bout des promenades, nous arrivâmes à un endroit appelé Hinterthôr, c'est une vieille porte sur la route de Caunewitz; à droite et à gauche s'étendent les anciens remparts, et derrière s'élèvent les maisons. On nous posta dans les chemins couverts, près de cette porte que des sapeurs avaient solidement barricadée. Le capitaine Vidal commandait alors le bataillon, réduit à trois cent vingt-cinq hommes. Quelques vieilles palissades vermoulues nous servaient de retranchements, et sur toutes les routes en face s'avançait l'ennemi. Cette fois, c'étaient des vestes blanches et des shakos plats sur la nuque, avec une espèce de haute plaque devant, où se voyait l'aigle à deux têtes des kreutzers. – Le vieux Pinto, qui les reconnut tout de suite, nous dit:

«Ceux-là sont des Kaiserlicks! nous les avons battus plus de cinquante fois depuis 1793; mais c'est égal, si le père de Marie-Louise avait un peu de coeur, ils seraient avec nous tout de même.»

Depuis quelques instants on entendait la canonnade; de l'autre côté de la ville, Blücher attaquait le faubourg de Hall. Bientôt après, le feu s'étendit à droite. Bernadotte attaquait le faubourg de Kohlgartenthôr, et presque en même temps les premiers obus des Autrichiens tombèrent dans nos chemins couverts; ils se suivaient à la file; plusieurs passant au-dessus du Hinterthôr éclataient dans les maisons et dans les rues du faubourg.

A neuf heures, les Autrichiens se formèrent en colonnes d'attaque sur la route de Caunewitz. De tous les côtés ils nous débordaient; malgré cela, le bataillon tint jusque vers dix heures. Alors il fallut nous replier derrière les vieux remparts, où les Kaiserlicks nous poursuivirent par les brèches, sous le feu croisé du 29e et du 14e de ligne. Ces pauvres diables n'avaient pas la fureur des Prussiens; ils montrèrent pourtant un vrai courage, car à dix heures et demie ils couronnaient les remparts, et nous, de toutes les fenêtres environnantes, nous les fusillions sans pouvoir les forcer à redescendre. Six mois avant, ces choses m'auraient fait horreur, mais j'en avais vu tant d'autres! J'étais alors insensible comme un vieux soldat, et la mort d'un homme ou de cent ne me paraissait plus rien.

Jusqu'à ce moment tout avait bien marché; mais comment sortir des maisons? L'ennemi couvrait toutes les avenues, et à moins de grimper sur les toits, il n'y avait plus de retraite possible. C'est encore un des mauvais moments dont j'ai gardé le souvenir. Tout à coup l'idée me vint que nous serions pris là comme des renards qu'on enfume dans leur trou; je m'approchai d'une fenêtre de derrière, et je vis qu'elle donnait dans une cour, et que cette cour n'avait de porte que sur le devant. Je me figurais que les Autrichiens, après tout le mal que nous venions de leur faire, nous passeraient au fil de la baïonnette; c'était assez naturel. En songeant à cela, je rentrai dans la chambre où nous étions une dizaine, et j'aperçus le sergent Pinto assis tout pâle contre le mur, les bras pendants. Il venait de recevoir une balle dans le ventre, et disait au milieu de la fusillade:

«Défendez-vous, conscrits, défendez-vous!... Montrez à ces Kaiserlicks que nous valons encore mieux qu'eux!... Ah! les brigands!»

En bas, contre la porte, retentissaient comme des coups de canon. Nous tirions toujours, mais sans espoir, lorsqu'il se fit dehors un grand bruit de piétinement de chevaux. Le feu cessa, et nous vîmes, à travers la fumée, quatre escadrons de lanciers passer comme une bande de lions au milieu des Autrichiens. Tout cédait. Les Kaiserlicks allongeaient les jambes mais les grandes lances bleuâtres, avec leurs flammes rouges, filaient plus vite qu'eux et leur entraient dans le dos comme des flèches. Ces lanciers étaient des Polonais, les plus terribles soldats que j'aie vus de ma vie, et pour dire les choses comme elles sont, nos amis et nos frères. Ceux-là n'ont pas tourné casaque au moment du danger, ils nous ont donné jusqu'à la dernière goutte de leur sang... Et nous, qu'est-ce que nous avons fait pour leur malheureux pays?... Quand je pense à notre ingratitude, cela me crève le coeur!

Enfin cette fois encore les Polonais nous dégageaient. En les voyant si fiers et si braves, nous sortîmes de partout, courant sur les Autrichiens à la baïonnette, et nous les rejetâmes dans les fossés. Nous eûmes la victoire, mais il était temps de battre en retraite, car l'ennemi remplissait déjà Leipzig: les portes de Hall et de Grimma étaient forcées, et celle de Péters-Thor livrée par nos amis les Badois et nos autres amis les Saxons. Soldats, étudiants et bourgeois tiraient sur nous des fenêtres!

Nous n'eûmes que le temps de nous reformer et de reprendre le chemin de la grande avenue qui longe la Pleisse. Les lanciers nous attendaient là, nous défilâmes derrière eux, et comme les Autrichiens nous serraient de près, ils firent encore une charge pour les refouler. Quels braves gens et quels magnifiques cavaliers que ces Polonais! Ah! tous ceux qui les ont vus pousser une charge sont dans l'admiration, surtout dans un moment pareil.

La division, réduite de huit mille hommes à quinze cents, se retirait donc devant plus de cinquante mille ennemis, non sans se retourner et répondre encore au feu des Kaiserlicks.

Nous nous rapprochions du pont, avec quelle joie! je n'ai pas besoin de le dire. Mais il n'était pas facile d'y arriver, car sur toute la longueur de l'avenue, tant d'hommes à pied et à cheval se précipitaient pour passer, arrivant de toutes les rues environnantes, que cette foule ne formait en quelque sorte qu'un seul bloc, où toutes les têtes se touchaient et s'avançaient lentement, avec des soupirs et des espèces de cris sourds qu'on entendait d'un quart de lieue malgré la fusillade. Malheur à ceux qui se trouvaient sur le bord du pont; ils tombaient, et personne n'y faisait attention! Au milieu, les hommes et même les chevaux étaient portés; ils n'avaient pas besoin de bouger, ils avançaient tout seuls... – Mais comment arriver là? L'ennemi faisait des progrès à chaque seconde. On avait bien placé quelques canons sur les deux côtés pour balayer les promenades et en face la rue principale. Il y avait bien encore des troupes en ligne pour repousser les premières attaques; mais les Prussiens, les Autrichiens et les Russes avaient aussi des canons pour balayer le pont, et ceux qui resteraient les derniers, après avoir protégé la retraite des autres, devaient recevoir tous les obus, tous les boulets et la mitraille; il ne fallait pas beaucoup de bon sens pour comprendre cela, c'était assez clair: voilà pourquoi tout le monde voulait passer à la fois.

A deux ou trois cents pas de ce pont, l'idée me vint de courir me perdre dans la foule, et de me faire porter de l'autre côté; mais le capitaine Vidal, le lieutenant Bretonville et d'autres vieux disaient:

«Le premier qui s'écarte des rangs, qu'on tire dessus !»

Quelle terrible malédiction d'être si près, et de penser:

«Il faut que je reste!»

Cela se passait entre onze heures et midi. Je vivrais cent ans, qu'il me serait impossible de rien oublier de ce moment; la fusillade se rapprochait à droite et à gauche, quelques boulets commençaient à ronfler dans l'air, et du côté du faubourg de Hall, on voyait les Prussiens déboucher pêle-mêle avec nos soldats. – Aux environs du pont, des cris épouvantables s'élevaient; les cavaliers, pour se faire place, sabraient les fantassins, qui leur répondaient à coups de baïonnette: c'était un sauve-qui-peut général! – A chaque pas de la foule, quelqu'un tombait du pont, et, cherchant à se retenir, en entraînait cinq ou six par grappes!

Et comme la confusion, les hurlements, la fusillade, le clapotement de ceux qui tombaient augmentaient de seconde en seconde, comme ce spectacle devenait tellement abominable, qu'on aurait cru qu'il ne pouvait rien arriver de pire... voilà qu'une espèce de coup de tonnerre part, et que la première arche du pont s'écroule avec tous ceux qui se trouvaient dessus: des centaines de malheureux disparaissent, des masses d'autres sont estropiés, écrasés, mis en lambeaux par les pierres qui retombent.

Un sapeur du génie venait de faire sauter le pont!

A cette vue, le cri de trahison retentit jusqu'au bout des promenades: «Nous sommes perdus!... trahis!...» On n'entendait que cela... c'était une clameur immense, épouvantable. Les uns, saisis de la rage du désespoir, retournent à l'ennemi comme des bêtes fauves acculées, qui ne voient plus rien et qui n'ont plus que l'idée de la vengeance; d'autres brisent leurs armes, en accusant le ciel et la terre de leur malheur. Les officiers à cheval, les généraux sautent dans la rivière pour traverser à la nage; bien des soldats font comme eux, ils se précipitent sans prendre le temps d'ôter leurs sacs. L'idée qu'on avait pu s'en aller, et que maintenant, à la dernière minute, il fallait se faire massacrer, vous rendait fous... J'avais vu bien des cadavres la veille, entraînés par la Partha; mais alors c'était encore plus terrible; tous ces malheureux se débattaient avec des cris déchirants, ils s'accrochaient les uns aux autres; la rivière en était pleine: – on ne voyait que des bras et des têtes grouiller à sa surface.

En ce moment, le capitaine Vidal, un homme calme et qui par sa figure et son coup d'oeil nous avait retenus dans le devoir, – en ce moment, le capitaine lui-même parut découragé; il remit son sabre dans le fourreau en riant d'un air étrange, et dit:

«Allons... c'est fini!...»

Et comme je lui posais la main sur le bras, il me regarda avec une grande douceur:

«Que veux-tu, mon enfant? me demanda-t-il.

– Capitaine, lui répondis-je – car cette pensée me revenait alors –, j'ai passé quatre mois à l'hôpital de Leipzig, je me suis baigné dans l'Elster, et je connais un endroit où l'on a pied.

– Où cela?

– A dix minutes au-dessus du pont.»

Aussitôt il tira son sabre en criant d'une voix de tonnerre:

«Enfants, suivez-moi, et toi, marche devant.»

Tout le bataillon, qui ne comptait plus que deux cents hommes, se mit en marche; une centaine d'autres, qui nous voyaient partir d'un pas ferme, se mirent avec nous sans savoir où nous allions. Les Autrichiens étaient déjà sur la terrasse de l'avenue; plus bas s'étendaient les jardins séparés par des haies jusqu'à l'Elster. Je reconnus ce chemin, que Zimmer et moi nous avions parcouru en juillet, quand tout cela n'était qu'un bouquet de fleurs. Des coups de fusil partaient sur nous, mais nous n'y répondions plus. J'entrai le premier dans la rivière, le capitaine Vidal ensuite, puis les autres deux à deux. L'eau nous arrivait jusqu'aux épaules, parce qu'elle était grossie par les pluies d'automne; malgré cela, nous passâmes heureusement, il n'y eut personne de noyé. Nous avions encore presque tous nos fusils en arrivant sur l'autre rive, et nous prîmes tout droit à travers champs. Plus loin nous trouvâmes le petit pont de bois qui mène à Schleissig, et de là nous tournâmes vers Lindenau.

Nous étions tous silencieux, de temps en temps nous regardions au loin, de l'autre côté de l'Elster, la bataille qui continuait dans les rues de Leipzig. Longtemps les clameurs furieuses et le rebondissement sourd de la canonnade nous arrivèrent; ce n'est que vers deux heures, lorsque nous découvrîmes l'immense file de troupes, de canons et de bagages qui s'étendait à perte de vue sur la route d'Erfurt, que ces bruits se confondirent pour nous avec le roulement des voitures.